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Jean Echenoz, deuxième

Publié le 10 mars 2010 par Irigoyen
Jean Echenoz, deuxième

Jean Echenoz, deuxième

Le titre suggère un cadre aux contours bien définis. Le méridien de Greenwich est « la référence internationale de longitude ». On ne saurait contester cette vérité. Or ici, le tracé dudit méridien ne passe pas par la zone où se déroule cette histoire. Nous sommes en pleine zone pacifique, dans le sud des îles Midway. En Océanie, donc, où Byron Caine et Rachel ont disparu avec des documents compromettants. D'emblée, Jean Echenoz décadre, il prend des libertés avec la géographie et la langue aussi. S'arrêter à son apparent classicisme serait donc, selon moi, aller trop vite en besogne.

L'histoire est impossible à raconter dans les détails. Les rebondissements sont trop nombreux. Les personnages aussi d'ailleurs. On croise ici un ancien interprète de l'ONU, Théo Selmer, qui travaille pour un certain Lafont ...

- Selmer, dit Selmer

- Vous n'êtes pas parent avec un fabriquant de saxophones ?

... Albin, Abel ou encore George Haas qui vient d'engager un détective aveugle du nom de Russel. Un détective aveugle : comment penser dès lors que toute la lumière sera faite ? A moins que les personnages soient des surhumains. Problème : on tue beaucoup et les morts s'accumulent ici que ce soit Kathleen Caine, la femme de Byron, Lafont, Carla, Albin, ou encore Russel ...

Sommes-nous dans un roman d'aventures ? dans un roman policier ? Peut-être. A condition toutefois d'accepter le mélange des genres. Dans un cas comme dans l'autre la mécanique peut s'enrayer à tout instant. Le lecteur que je suis est d'emblée dérouté par ces affrontements entre clans. A force, on ne sait plus qui est qui, qui est avec qui, qui est contre qui. Ce trouble est délicieux car on ignore comment il naît. Peut-être faut-il y voir un effet des incises qui décontenancent la lecture.

Il semblait que le contenant contînt un contenu.

Plus loin :

Il regarda un moment le terrain vague à l'horizon duquel une femme passait, traînant un enfant qui traînait un jouet.

Encore plus loin :

Il regardait Carrier qui regardait Albin qui regardait Lafont qui ne regardait rien.

Une gradation flagrante qui augmente la distance lecteur/écrivain. Il arrive que la narration de Jean Echenoz fasse penser au 7è art. On suit donc le mouvement de caméra qui aime aussi le plan général :

Avides de se rejoindre, de se grouper ou de s'exclure, les enfants tachetaient le silence de leurs chuchotements, et, comme le jour se levait, leur tumultueux murmure allait en s'amplifiant, de concert avec le lumière furtive qui se faufilait en tout sens, transperçait les rideaux, envahissait les vestibules, assiégeait les placards, ralliait les miroirs à sa cause et s'emparait progressivement des points optiquement stratégiques jusqu'à l'heure où elle éclata, impérative, poussant les pères aux paupières lourdes et fragiles à se lever pour uriner, donnant ainsi le signal de départ d'un dimanche d'hiver.

La référence au cinéma prête toujours à sourire,  je trouve. Mais jamais à moquerie. D'ailleurs, l'auteur lui-même se défend de parodier. Non, il faudrait plutôt y voir un hommage. Pierre Michon disait, dans l'interview qu'il m'a accordé l'année dernière, que l'amour devait être tempéré par un peu d'intelligence critique. Loin de moi l'idée de comparer ces deux écrivains mais je pense qu'il y a tout de même matière à rapprochement. Jean Echenoz, je trouve, prend des libertés avec ce qu'il sait, avec ce qu'il apprécie. Ainsi, quand Paul lit à Véra des passages des Trois lanciers du Bengale de Francis Yeats Brown, roman adapté au cinéma par Henry Hattaway.

Mais il n'y a pas que des références cinématographiques dans ce roman. Jugez plutôt :

Abel ne s'était jugé tranquille que du jour où chacun de ses alibis possibles, dûment revérifié, se révéla constituer à lui seul et à la fois une cosmogonie et une Weltanschauung.

Il y a aussi l'Histoire dans l'histoire :

Carrier parlait, parlait, évoquant tour à tour le Clan-na-gael irlandais, les Chauffeurs français du dix-huitième siècle, les Maîtres constructeurs africains, les Gardunas espagnols liés à l'Inquisition, la Cour vehmique allemande, la société des Mystères, l'ordre des Druides; Il exposa comment les Vaudois, par exemple, je vous prends les Vaudois je pourrais vous prendre autre chose mais je vous prends les Vaudois, donc, comment les Vaudois, qui n'avaient pas vocation particulière à se constituer en société secrète, furent contraints à en former une au treizième siècle de par leur obligation de se sentir cachés. Il s'apprêtait à brosser la fresque de leur affaiblissement, dû notamment à une carence de centralisation active, lorsque le garçon fit mine d'empiler des chaises sur leur table.

J'adore l'incise de l'auteur - je vous prends les Vaudois - qui nous rappelle combien nous sommes plongés dans un puzzle. J'utilise ce mot à dessein car un des protagonistes de cette histoire, Byron Caine, passe son temps à assembler des pièces.

Référence à l'Histoire donc, quand Jean Echenoz appelle d'autres personnages parmi lesquels Arbogast – comme le général romain -, Marc-Aurèle, Klopstock, Armstrong – quand celui-ci débarque à l'autre bout du monde, on s'attend à ce qu'il clame : Un petit pas pour l'homme, un grand pas pour l'humanité – et d'autres encore :

Il ressemblait à Staline ; cela tombait donc bien qu'il s'appelât Joseph.

Déroutant oui Le méridien de Greenwich. Parce que le regard posé par Jean Echenoz ne s'analyse pas facilement. Parce qu'il faut se méfier de ses profondeurs de champ. Je fais partie des lecteurs qui ne savent jamais trop sur quel pied danser. Écrit-il avec un petit sourire en coin ? Je le crois. C'est en ce sens que je trouve cet auteur un brin British :

L'aveugle se doit d'être un peu muet, sentencia Russel.

On dirait cette phrase tout droit sortie d'un film noir. Mais un film noir où l'objectivité des faits n'existe pas et est reléguée au second plan par un auteur qui s'impose sans excès. Juste comme il faut. L'écrivain fait mine de laisser parler mais c'est lui qui dirige et semble parfois se plaire à le rappeler. Il reprend la main en douceur, Jean Echenoz. Et le voilà qui prend plaisir à noircir l'environnement. Mais l'effet d'accumulation conduit à la prise de distance :

(...) le paysage était morcelé, comme mâché par un hachoir.

Plus loin :

Indifférent comme un scalpel bondissant de foie en foie.

Si vous vous interrogez un jour sur le roman en général, commencez à lire Jean Echenoz. D'ailleurs, il me semble que l'auteur se livre en même temps à une réflexion sur cette notion en perpétuelle évolution :

Un roman, peut-être, plutôt qu'un récit.

J'aime cette absence de certitude chez quelqu'un dont l'érudition ne semble jamais servir à asseoir une autorité. Pourtant, Jean Echenoz, comme d'autres écrivains d'ailleurs, fait autorité dans le monde des lettres. Une autorité qui pose des questions donc. Mais je crois qu'il est totalement inutile d'attendre une réponse puisque :

Il faut préserver le secret, pas tellement d'ailleurs pour ne pas le dévoiler, mais pour qu'il continue à produire. Le secret, théorisa-t-il, n'est pas le dernier voile qui dissimule un certain objet au bout d'un certain parcours, il est ce qui anime la totalité du parcours. La ruse du secret, c'est de vous faire croire qu'il n'est qu'un masque, alors qu'il est un moteur. Et c'est ce moteur qu'il faut entretenir parce qu'il vous fait marcher. Si je vous révélais le moindre fragment de secret, vous n'en sauriez pas beaucoup plus et cela risquerait de casser quelque chose dans le moteur, personne n'y gagnerait.


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