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Poésie mauricienne (lecture) : Yusuf KADEL.

Par Ananda

" SOLUBLE DANS L'OEIL ", Préface de Shenaz Patel, éditions Acoria (Collection Paroles Poétiques), 2010.

Une centaine de pages. Une présentation harmonieuse, qui attire l'oeil (c'est le cas de dire).

Pour commencer, le plaisir de lire la préface de Shenaz PATEL, compatriote du mauricien Yusuf KADEL, laquelle se révèle un petit joyau d'intuition, de sensibilité poétique. Parlant d'immersion "sensorielle particulière" Shenaz Patel convoque l'image d' "un cachet effervescent jeté dans un verre d'eau" et nous exhorte à "lire comme on poserait ses mains sur ses paupières. Pour mieux se dévoiler la face", pour "voir autrement".

Et, en effet, nous sommes aussitôt frappés, en entrant dans le livre, par le caractère "spécial", si ce n'est déconcertant, de cette écriture. Que ce soit dans la première partie, intitulée "Soluble dans l'oeil" ou dans la seconde qui porte le titre de "En marge des messes", son économie, son extrême resserrement nous sautent aux yeux. Nous avons affaire à une recherche d'acuité percutante (aux résonnances parfois "géométriques"), mise au service d'un profonde originalité du regard, des mots et des associations d'idées. Yusuf Kadel a le sens de l'inattendu, c'est le moins qu'on puisse dire:

"Les larmes / traversent le visage à gué"; 

"L'os / a la peau dure";

"Le vent / [...] on le reçoit plus volontiers / sur le palier qu'au salon" ;

" "rivière " est le nom que porte l'eau lorsque / tenue en laisse".

Cette audace, si vivifiante, si à même de surprendre, fait, bien sûr, penser (comme le montre, déjà, Shenaz Patel), à de Chazal, son illustre prédécesseur et l'un des géants de l'histoire la poésie mauricienne, dont il eut aussi le mérite d'être le "révolutionneur" (du verbe "révolutionner").

Au confluent de l'aphorisme chazalien et du haïku japonais, il y a donc...Yusuf Kadel.

Cependant, aussi vrai que "le tout est toujours plus que la somme de ses parties", Kadel parvient à faire siennes, puis à dépasser ces influences. La subtilité, le côté allusif de son verbe sont à lui, et rien qu'à lui.

On a quelquefgois un petit peu la sensation qu'il joue à cache-cache et / ou qu'il aime, au fond, à demeurer dissimulé derrière ses mots.

Pour lui, la lumière nous dépouille de notre protection, qui est l'ombre. Et Kadel, on le sent bien, n'aime pas mettre ce qu'il a à exprimer dans la crudité de la lumière. Crainte typique d'un habitant de pays de trop grande lumière ? Sans doute.

Mais, sans doute aussi, réaction d'homme pudique  qui se protège afin de garder le recul, garant de la bonne distance nécessaire (en particulier, par l'humour).

Yusuf Kadel possède la grâce, la classe qui va toujours de pair avec la discrétion.

Ce qui le préoccuppe ? Les limites de la perception humaine ("ce qu'il [le soleil] ne voit  nous ne le / voyons pas non plus").

La maîtrise du verbe est totale, tout en parvenant à rester lyrique. Le mystère est là, qui nous cerne, qui ne se dévoile ici et là que par lambeaux, par touches brèves, aussi fulgurantes que fuyantes.

Certaines trouvailles de la première partie nous ravissent littéralement :

"Les montagnes / nous préservent de l'horizon";

"Le givre / envie l'eau comme / l'angle envie la courbe / et quand il en a marre.../ il craque".

Dans la deuxième partie de l'ouvrage, "En marge des messes", l'écriture s'infléchit nettement vers le surréalisme (encore un cllin d'oeil à Chazal ?) tandis que la disposition des poèmes, toujours aussi courts, sur la page, devient plus axée sur la forme, sur la sollicitation de l'oeil : la calligraphie n'est pas loin. Kadel coupe des mots, comme pris dans une démarche de fragmentation radicale. L'humour est toujours présent ("Y' a de l'homme dans la bête"), la fantaisie qui dicte "au paradis [...] / on reprend / sa langue / au chat" joue au jeu de balancier avec la gravité qui, un peu plus loin, énonce "Seul le suaire nous tient chaud / des orteils aux cheveux". Pourtant, le groupe de poèmes reste marqué par un esprit d'enfance; une indéniable forme de légèreté, d'amusement le parcourt:

" L'hiver ne prend guère de / gants sous hautes / latitudes / Ailleurs / c'est le soleil / qui se croit tout permis ! / Et l'homme / que l'on crée / sans chapka / ni chapeau de paille".

Yusuf Kadel, on le voit, ne renonce jamais à la malice, ni au recul.

De temps à autre, une sorte d'apothéose fuse, qui nous laisse rêveurs :

"S'il n'est pas permis / de fouler / son ombre / c'est qu'elle souffre / déjà / bien assez / étalée ravalée écar / telée / de soleil en soleil";

"Notre peau par moments / nous dépasse";

"Ombre et clarté / cohabitent / à la frontière des silhouettes";

"...et suivons / sereins / nos traces / laissées / demain".

Kadel continue à récuser l' "hégémonie" de la lumière. Cette dernière fixe, montre trop pour être honnête, alors que ce qui est véritablement important est à chercher ailleurs, dans l'ombre, dans les caprices de la mobilité en fuite, aux marges, aux périphéries du regard, dans ses réflexivités. Au royaume de la poésie qui, au fond, est une espèce de "troisième oeil".

Mine de rien, sans tambours ni trompettes, c'est avec le réel voilé, ultime que Kadel flirte. A sa façon.

Tout n'est-il pas "soluble dans l'oeil"?

P.Laranco.


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