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"La Genèse" de Robert Crumb

Par Thebadcamels

La Genèse de Robert Crumb est sortie en France aux Éditions Denoël fin 2009. Comme convenu avec toi, cher lecteur, je vais t’en brosser la critique. Après les billevesées et autres fadaises publiées dans la presse française, les Bad Camels se sentaient l’obligation morale d’éclairer leurs contemporains sur cet ouvrage. Pour cela, il fallait prendre un peu de hauteur. De notre regard pénétrant, nous nous sommes tournés vers le passé pour pouvoir apprécier et mettre en perspective l’œuvre de M. Crumb, fruit de quatre années de travail. Ce temps lui a été nécessaire pour s’imprégner de textes souvent énigmatiques et les dessiner en noir et blanc dans un livre de 219 pages. Comme il le reconnaît lui-même dans son introduction « J’étais ignorant. J’avais beaucoup à apprendre. »

Je te préviens tout de suite l’ami, ce que tu vas lire est long. Ça tortille un peu dans tous les sens. De mes minutieuses circonvolutions, seules capables d’embrasser ma pensée, il ne faut pas attendre la droite tracée au cordeau. La cohérence, l’unité finale ne se dégage qu’après une dizaine de lectures attentives. Les idées s’emboitent et s’enfilent pour finir par faire un cercle. Arme-toi de ton courage et potasse l’impressionnante bibliographie si tu ne veux pas te perdre dans le dédale d’une pensée qui fonctionne par fulgurance magnétique. Ce que tu vas tenter de déchiffrer, ce que tu comprendras peut-être, tu ne pourras réellement l’apprécier si tu n’as une véritable passion pour l’exégèse, les mythes, l’art pictural et le cinéma japonais des années 50. Si tel est le cas, alors ce que tu trouveras ici te comblera. Mes mots t’emporteront loin. Nous fuirons les miasmes de cette société pour gagner le pays merveilleux des choses de l’esprit. Nous plierons la voûte céleste pour en extraire un divin nectar seul capable d’apaiser ton intelligence indomptable. Je te ferai sentir les frontières de l’extase intellectuelle. Ton âme sortira purifiée d’un tel périple. Nous oublierons ensemble ta misère intellectuelle quotidienne. Pour les autres, je ne saurais que trop vous conseiller les articles de La Couente qui réussiront, j’en suis certain, à vous divertir brillamment au sens pascalien du terme.
Le mouvement hippie qui prôna la libération sexuelle à la fin des années soixante vit éclore en son sein un jeune dessinateur américain du nom de Robert Crumb. De son cerveau embrumé de substances chimiques, le paysage sexuel moderne fut croqué avec humour et une crudité s’accordant parfaitement avec la volonté de transgression de cette jeunesse. C’est à San Francisco, au cœur de la révolte, qu’il commença sa carrière. Une période un peu folle où partout à travers le monde la jeunesse allumait des feux de joie et de paille devant leurs aînés fascinés. L’occupation d’Alcatraz par des amérindiens en 1969 constitue peut-être le paroxysme symbolique de cette remise en cause des fondements de la civilisation occidentale.

Nous ne pousserons pas plus loin cette analyse car là n’est pas notre sujet. Avec son coup de crayon hachuré, M. Crumb dessina des jeunes filleschevalines aux cuisses charnues. Ses représentations féminines, objets des fantasmes masculins, parfois tordus, firent hurler les féministes.

Aujourd’hui, il a dû affronter la circonspection, voire l’hostilité, de ses anciens compagnons de route en s’attaquant à la Genèse. Le fait d’avouer « avoir approché cette entreprise comme un pur travail d’illustration, sans intention de le tourner en dérision ni de faire des gags visuels », l’a rendu suspect aux yeux de certains. On l’accuse injustement de faire montre de bondieuseries par une approche littérale du texte biblique. Ces jugements sont ineptes et ne saisissent pas les profondes motivations artistiques d’une telle entreprise.

Dans un entretien, M. Crumb raconte avoir hésité à dessiner la Genèse sous un angle humoristique au début du projet. Pourquoi pas ? Les Monthy Python ont bien réussi une Vie de Brian en imaginant celle d’un acolyte du messie en proie à de facétieuses péripéties. Ils en firent un des morceaux d’humour anglais les plus aboutis. Mais après avoir pris connaissance du texte, M. Crumb compris toute la difficulté de son idée initiale et y renonça. Pour des raisons liées à la composition du récit de la Genèse, une tentative humoristique eut été quasi insurmontable. En effet, si les principaux traits de la vie de Jésus sont connus du public, à l’inverse, la multitude des histoires de la Genèse et leur complexe imbrication dans des tissus narratifs qui se superposent couche après couche pour peindre la vie des différents patriarches, auraient été trop déroutantes pour le lecteur moderne. La plupart du temps, ce dernier n’en connaît que les grandes lignes mais ignore totalement les détails. Il est très probable que dans un exercice de caricature, le lecteur aurait été incapable de discerner le vrai du faux. Tout le sel d’un tel travail se serait alors dissous dans la profondeur du récit biblique.

C’est pourquoi M. Crumb décida d’adapter le récit sans le modifier : «Je n’ai pas eu besoin de faire de la satire, la Bible c’est déjà de la folie furieuse Pour ce faire, un énorme travail d’assimilation et d’interprétation du texte a été soigneusement effectué par M. Crumb. Les décors, les gestes des personnages sont le résultat des consciencieuses recherches du dessinateur. Il ne faut cependant pas oublier que cette volonté de coller à la réalité par une mise en scène historique, n’est qu’une recréation où l’imagination joue un rôle prépondérant. Les données archéologiques ne nous permettent que de faire des suppositions sur l’univers pré-exodique de ces récits. Une représentation ne peut tout éclaircir et de nombreux points resteront obscurs pour les lecteurs s’ils ne se contentent que de cet ouvrage. En effet, les premières pages de la bible hébraïque sont le théâtre d’un enchevêtrement complexe d’idées et de symboles. Qui est capable aujourd’hui de saisir l’indifférence de Dieu pour les offrandes d’un Caïn cultivateur face au sacrifice d’une jeune brebis du troupeau d’Abel ? Si on cherche à comprendre ce que cela signifie, une des interprétations possibles est qu’il s’agit d’un reliquat d’exaltation de la vie nomade par rapport à la sédentarisation jugée dangereuse illustrée par l’épisode de la Tour de Babel  Toute analyse est à considérer à l’aune de la grille de lecture d’où elle est sortie. Ainsi les commentaires chrétiens ou juifs - eux-mêmes loin d’être uniformes selon les époques et les influences - mais encore l’analyse scientifique des mots par la philologie, peuvent parfois s’opposer dans leurs interprétations.

Il serait erroné d’en conclure que ces divergences sont une impasse. Il faut considérer la bible avec la somme de commentaires qui voyage avec elle à travers les siècles. Il est impossible de dissocier le Pentateuque des siècles de Midrash qui l’accompagnent. De même, la lecture des évangiles donne un éclairage nouveau à la Genèse sous la plume des nombreux exégètes chrétiens. Lire la bible aujourd’hui, c’est être le dernier maillon d’une chaîne produisant d’interminables échos d’une musique qui remontent jusque dans la nuit des temps. Parfois le sens originel s’est perdu et une nouvelle interprétation s’est greffée. L’idée de véracité historique n’a pas de grande importance dans la mesure où le sens a grandi et s’est fortifié en dehors du récit historique qui a pu le faire naître. Bien sûr, les recherches scientifiques nous aident à compléter ou retrouver des sens perdus, mais le texte s’est chargé entre temps d’une multitude d’autres sens qui ont remplacé les anciens. Finalement une représentation de la bible en dit plus long sur l’époque dans laquelle elle est produite que sur la vérité historique fantasmée du récit représenté.

Le long développement sur le régime matriarcal concernant le chapitre 12 dans les commentaires de la fin du livre nous explique une des approches de M. Crumb. On relit les textes à la lumière du présent et on cherche à y appliquer une grille de lecture. Nous ne pouvons pas blâmer M. Crumb, au contraire, c’est d’une telle démarche que les sens les plus riches pourront jaillir. Notre capacité à nous représenter le passé en dira toujours plus long sur notre époque que sur celle dont nous voulons parler. 

Dans quel paradigme M. Crumb s’est-il situé pour illustrer sa Genèse ? Représenter, c’est nécessairement faire des choix et donc adopter un point de vue sur le texte. L’idée d’une représentation neutre de la Bible me semble naïve ; aussi absurde qu’une personne ne pipant pas un mot de chinois et qui voudrait l’apprendre en se plongeant dans un dictionnaire unilingue. On ne peut concevoir et interpréter qu’en se positionnant dans un référentiel. Après il est vrai que ces référentiels ne sont pas toujours clairement disjoints et qu’eux-mêmes s’influencent mutuellement. Il serait donc malhonnête de notre part d’affirmer que M. Crumb a peint uniquement une vision chrétienne. Cette oeuvre subit également un délicat mélange d’influences juives mais aussi de l’imaginaire collectif de ces mythes qui s’affichent dans les arts, la littérature et jusque dans les détournements modernes de la publicité. Il est rare qu’un sens nouveau émerge ex nihilo sur des textes ayant vu s’épancher sur eux toute l’intelligence occidentale depuis des millénaires. Les propos et l’humilité de M. Crumb confortent cette thèse : « En quelques endroits, je me suis aventuré à faire un peu d’interprétation personnelle quand je trouvais que les mots pouvaient être clarifiés, mais je me suis retenu d’avoir recours trop souvent à ce genre de “ créativité ” et les ai parfois laissés dans leur état d’imprécision alambiquée plutôt que de trafiquer un texte aussi vénérable. »

L’épisode d’Adam et Ève est peut-être la première séparation radicale d’interprétation entre la religion chrétienne et juive. Le serpent est-il ou non une incarnation du mal ? La vision chrétienne s’appuie sur cette faute pour fonder sa vision morale du monde avec un royaume du Bien celui de Dieu et un royaume du Mal où règne Satan. Dans le judaïsme, ce qui fonde le mal c’est de ne pas obéir à Dieu mais Dieu n’a pas d’adversaire capable de le défier dans le fondement même de sa puissance. On pourrait développer une analyse identique avec les notions d’impur et de pur, qui diffèrent entre la religion juive et chrétienne. Crumb, en personnifiant le serpent avec des pattes pour en faire un être diabolique, choisit une vision profondément chrétienne. La représentation de Dieu par un vieil homme en barbe blanche nous confirme dans cette analyse. M. Crumb ne cache pas sa volonté de conforter et puiser dans l’imaginaire collectif pour asseoir ses représentations. : « J'aurais pu en faire une femme noire ! Mais on utilise le masculin pour se référer à Dieu ; et j'ai préféré une représentation que les gens reconnaîtraient : traditionnelle et patriarcale. Comme on la perçoit dans la civilisation occidentale. »

Mais d’autres images tirées de notre imaginaire religieux peuvent nous venir à l’esprit. Par exemple, parmi les 3 personnages qui viennent voir Abraham (page 63), Dieu ressemble à Saint François d’Assise et l’arche de Noé de Crumb est semblable à beaucoup d’autres avant elle. Un des principaux enjeux de la tradition juive est la découverte du véritable nom de Dieu, révélé plus tard à Moïse. Dans le récit de Crumb pour ne pas perdre le lecteur, les différents noms sont unifiés en utilisant Dieu et l’Éternel Dieu. Or les noms pour désigner Dieu sont nombreux dans la bible hébraïque et ont chacun des dimensions propres. On peut citer les principaux comme ÉlohimAdonaï ou Iahvé. Cependant, un nouveau nom de Dieu apparaît dans le livre de Crumb au chapitre 17 avec Dieu qui interpelle Abram en se présentant à lui comme El Shaddaï. Le lecteur de Crumb ne pourra saisir toutes ces subtilités qui ont été effacées, non par malice, mais pour lui rendre intelligible le texte.

Cela abonde dans le sens d’une représentation profondément chrétienne. Nous ne portons aucun jugement sur ce choix, nous essayons simplement d’en comprendre les implications. Une lecture précise des textes peut conduire à des interprétations radicalement différentes. Certains mots n’apparaissent qu’une seule fois dans la Bible et nous ne sommes pas en mesure de localiser avec certitude de nombreux lieux utilisés dans la Genèse. De même, certaines histoires sont difficilement compréhensibles pour nous aujourd’hui comme celles d’êtres divins qui prirent pour femmes des humaines. La narration se déroule parfois de façon étrange sans que la raison puisse trouver de liens logiques entre les évènements.

Le lecteur sera peut-être également déconcerté s’il se demande ce que signifient tous ces sacrifices ou ces objets que l’on prend en témoin entre Dieu et les hommes. Ainsi, en est-il de l’arc-en-ciel de Noé, des pierres que Jacob dresse en pilier ou des nombreuses offrandes et autels dressés au cours de ces histoires. Par la médiation de la nature avec ses objets et phénomènes, ces symboles permettent aux patriarches d’établir une relation concrète avec Dieu par la définition d’une sphère du sacrée pour honorer Dieu. Nous pourrions multiplier les exemples pour presque toutes les bulles de la bande dessinée pour en extirper les significations cachées. En dépit de tous les efforts de M. Crumb pour rendre le plus intelligible possible le texte, le dessin ne peut tout expliquer. La force du symbole ne sert à rien si le lecteur n’a pas fait l’effort d’étudier le contexte permettant d’appréhender tous ces mystères. Une simple lecture laissera peut-être à quelques-uns le goût amer de l’incompréhension. Une étrange impression d’avoir été plongé dans un univers loufoque alors qu’on s’attendait à en obtenir facilement les clés. Il faut reconnaître à ce texte une capacité de résistance assez forte pour le pénétrer. Même dessiné, il reste toujours aussi difficile et ne s’offre pas au premier venu.

Une autre surprise qui attend peut-être le lecteur se trouve dans la confusion avec la notion chrétienne de saint associée à celle de patriarche dans l’esprit du public. Les personnages de la bible sont profondément humains. Ils commettent des erreurs et ne respectent pas toujours les commandements de Dieu. Quand les commentateurs peu avisés déclarent que Crumb aurait déchristianisé la Genèse, ils tombent dans ce préjugé provenant de leur profonde ignorance. Oui, dans la Genèse il y a du sexe et de la violence ! Ce choix d’une représentation littérale, synonyme de rétrograde dans beaucoup d’esprits, a vivement été dénoncé par ses détracteurs. Ils étaient déçus que ce vieux grigou de la culture underground s’attaque à un tel sujet sans intention de s’en moquer.

Le rapprochement avec Mel Gibson et La passion du Christ est aussi implicitement sous-entendu. Je me permets d’ouvrir ici une parenthèse. En dépit du côté nauséabond qui entoure le film de Gibson avec les propos antisémites inadmissibles de son père, cette œuvre présente des aspects dignes de notre intérêt. Elle nous fait réfléchir sur la violence. Ce film a été pour moi une véritable torture visuelle et j’étais déboussolé à l’idée d’avoir vu un des films les plus violents de ma vie au sujet de Jésus. Cela m’a longtemps troublé et ce n’est que quelques années plus tard que je fus en mesure de comprendre ma réaction. Une critique pertinente a été écrite par René Girard au moment de sa sortie en 2004. Bien sûr, ses remarques sont à prendre dans le prisme de sa réflexion sur les mécanismes de la violence sacrificielle. Le travail de l’acteur américain étaye particulièrement ses thèses. Cette interprétation cinématographique, même si elle a clairement ses limites, permet d’ouvrir un débat sur les modalités possibles de la représentation des évangiles. Les réflexions de M. Girard sur l’esthétique des représentations réalistes des supplices du Christ à la renaissance me semblent pertinentes. Soyons clairs, ce n’est pas sur le terrain idéologique que je me situe mais au niveau du résultat obtenu. L’œuvre d’un fou peut parfois atteindre des dimensions auxquelles ne pourraient jamais accéder une personne saine d’esprit. Il suffit de lire des poèmes de William Blake ou les écrits de Sade pour s’en convaincre. Je ne cherche pas à mettre sur le même plan le génie artistique de Gibson et de ces deux écrivains. Mais la vision d’un fondamentaliste chrétien cherchant à représenter au plus près la passion du christ mérite notre intérêt pour les structures qu’elle met à nu.

Pour ceux que cette idée horripile, il ne sert à rien de continuer mes explications. L’infernale gangue bienpensante a toujours voulu codifier la forme que devaient prendre l’œuvre artistique. Sa meute hurlante est prête à courir derrière les hérétiques pour les museler et les faire rentrer dans les rails du politiquement correct et imposer les formes acceptables de la représentation, forme particulièrement vicieuse de la censure moderne. L’idée même d’un jugement éthique sur une œuvre me semble violer le principe d’une séparation de la morale et de la création artistique. La dynamique de création se situa toujours dans les transgressions des interdits codifiés de tout temps par la société. Encore une fois, je ne fais qu’effleurer des sujets qui mériteraient à eux-seuls des livres entiers. 

Je ferme la parenthèse précédente. Les personnes qui ne comprennent pas l’intérêt du travail de M. Crumb, sont les mêmes qui hier s’étonnaient que Jean Cocteau, cet anticonformiste par excellence, ait pu accepter en 1955 de rentrer à l’Académie Française. Ce dernier demandait à ces personnes de s’interroger pour savoir si la véritable audace n’était pas au contraire d’accepter d’y être reçu. Cette volonté de dépasser les clichés et de se dire que l’acte de rébellion ultime puisse être de relever l’incroyable défi de la contrainte imposée par une telle institution. Je pense que c’est comme cela qu’il faut comprendre la gageure de M. Crumb : la tentative d’un enfant terrible de la bande dessinée pour s’approprier un des textes fondamentaux qui constitue une de ces armatures invisibles mais si lourdes du monde dans lequel nous vivons. La Genèse est le plus vieux texte étudié en continu en occident, écrit Crumb à la fin de son livre. Pour beaucoup, il s’agit de vieilles sornettes pour lesquelles il est vain de perdre son temps et dont il conviendrait de se débarrasser. Tout un chacun est bien sûr autorisé à penser ce qu’il veut de la véracité historique de ces histoires. Nous rappellerons simplement que la théorie de l’évolution est une réalité scientifique solidement établie par de nombreuses observations. Le développement depuis quelques décennies des théories de « l’intelligent design » est un moyen masqué pour certains de réintroduire subrepticement les thèses créationnistes largement mises en défaut par la recherche contemporaine. Nous ne développerons pas plus ce débat sans avoir eu la prétention de le trancher en trois lignes. Là encore n’est pas notre propos.


Nous nous concentrerons sur la puissance du texte. Personne ne peut nier sérieusement l’influence dans notre imaginaire collectif du récit biblique. Ces mythes ont façonné depuis des siècles la pensée occidentale par les différentes interprétations que les hommes leur ont apportées. Pendant très longtemps, les questions religieuses étaient au cœur même de l’art et du débat intellectuel, avec pour unique contrepoids la tradition antique oubliée puis peu à peu retrouvée. La libération de l’étreinte religieuse est tout à fait récente. Pour s’en convaincre, il suffit de constater la place qu’occupe l’art religieux dans un musée comme le Louvre ; ou encore de lire la philosophie de René Descartes avec son concept de l’animal-machine pour aboutir deux siècles et demi plus tard au rejet radical des fondements chrétiens avec Friedrich Nietzsche, pour comprendre à quel point ces idées sont incrustées au plus profond de notre société. Pendant des siècles, la théologie exerça un règne sans partage à l’université. Sa quasi-disparition actuelle ne doit pas nous faire oublier la place qu’elle occupa jadis. Toutes ces idées religieuses traversèrent les âges. Notre civilisation en distilla une morale imprégnant tous les aspects de notre vie actuelle sans que nous nous en rendions toujours compte ou que nous en comprenions l’origine. Tout cela était plus visible auparavant car le fait d’assimiler morale publique et religieuse ne choquait personne. La loi de séparation de l’église et de l’état ne date que de 1905 après tout. Pourrait-on encore concevoir aujourd’hui un réquisitoire comme celui qu’Ernest Pinard prononça en 1857 à l’encontre de Baudelaire suite à la parution des Fleurs du Mal ? « Messieurs, je crois avoir cité assez de passages pour affirmer qu’il y a eu offense à la morale publique. Ou le sens de la pudeur n’existe pas, ou la limite qu’elle impose a été audacieusement franchie. La morale religieuse n’est pas plus respectée que la morale publique. ».

Cette base religieuse de la morale trouve ses premiers appuis dans la Genèse avec les 7 commandements de Noé appelés lois noahides. On peut également citer la triste fin d’Onan, célèbre père de l’onanisme ; mais aussi l’histoire de Cham, banni pour avoir vu son père Noé nu et saoul, pour se rendre compte de la portée morale de ces textes. Ils exposent beaucoup d’interdits toujours présents. Encore une fois, toute société repose sur des limites, notre analyse n’a pas pour vocation d’en juger la pertinence. Les débats actuels pour définir un cadre juridique de la recherche scientifique concernant les sciences du vivant illustrent d’une manière détournée nos idées avec l’apparition du concept de Nature. La réflexion mériterait un argumentaire plus détaillé. 

Après ces longs et sinueux détours, concentrons-nous maintenant  sur le travail de M. Crumb. Il s’inscrit dans une longue tradition. L’interdiction des images dans le judaïsme est affirmée à deux reprises dans le Pentateuque (Exode 20.4 et Deutéronome 5.8) : « Tu ne feras pas d’idole, aucune image de ce qui est dans les cieux en haut, ou de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux sous la terre. » Il s’agissait d’éviter l’idolâtrie (adorer d’autres dieux), le crime le plus grave. Cependant, cette prohibition n’a pas toujours été appliquée rigoureusement. Les fresques de la synagogue de Doura Europos au troisième siècle de notre ère sont là pour en témoigner. On trouve également de nombreux manuscrits juifs à travers les âges représentant des scènes bibliques. L’art chrétien s’est depuis longtemps emparé des sujets de la Genèse. Aujourd’hui ces représentations se retrouvent un peu partout si l’on prend la peine de les apercevoir. Que ce soit sur le frotton d’une usine en plein cœur de Berlin ou bien sur le poêle en faïence du XIXième siècle de votre grand-mère chez qui vous allez manger vos œufs mimosas le dimanche, notre imaginaire est saturé de ces images.

Le rapprochement le plus évident avec la bande dessinée se trouve dans les enluminures. Cependant, il existe une différence fondamentale entre ces deux arts. Dans le ux perspecticas des enluminures, le dessin vient illustrer le texte. Pour la bande dessinée, c’est le texte qui vient compléter le dessin. Ces deux perspectives introduisent un rapport de force entre l’écrit et l’image radicalement différent. Le moine qui fait des enluminures ne représente pas toute la bible mais seulement les scènes les plus frappantes, celles que nous connaissons tous aujourd’hui. Tout n’est pas et n’a pas vocation à être représenté. Un certain nombre de passages du récit relèvent de la pure poésie. Comment la représenter sans en détruire la beauté ? Le combat de Jacob avec un être divin dans le chapitre 32, comme le passage sur l’échelle où des anges descendent du ciel sont particulièrement ardus à dessiner sans sombrer dans le ridicule. Pour approfondir cette idée, on peut citer la lettre de Gustave Flaubert à Ernest Duplan en 1862 : "Jamais, moi vivant, on me m'illustrera, parce que: la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu'un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur: 'J'ai vu cela' ou 'Cela doit être.' Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L'idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu'une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d'esthétique, je refuse formellement toute espèce d'illustration." Flaubert a magnifiquement cerné le problème.

M. Crumb apporte avec lui toute la palette moderne d’expression de son art en rendant particulièrement expressifs par leurs mimiques ses personnages. Ainsi, la première planche est une présentation des personnages comme s’il s’agissait de protagonistes d’un film. Il introduit le mouvement dans cette histoire pour lui donner du souffle. À cet égard, il est assez éloigné des enluminures très statiques. La vision des généalogies en forme d’arbre, qui surprend certains critiques par son inventivité, n’est pas nouvelle, on la retrouve dans les codex du moyen-âge. Là encore, le lecteur risque d’être surpris et de ne pas comprendre l’intérêt de toutes ces filiations rébarbatives, mais elles permettent d’établir un lien entre Dieu et les hommes pour assurer la promesse faite à Abram : « Regarde vers les cieux et compte les étoiles si tu peux les compter. Ainsi sera ta race. » (Genèse XV.5)

Par contre, il faut comprendre le principal problème auquel M. Crumb dit avoir été confronté avec la représentation de Dieu. L’interdiction de la représentation divine dans le judaïsme et l’islam est due en partie au fait que représenter c’est posséder symboliquement. La maîtrise de l’objet dessiné est un acte de limitation de sa puissance. Ainsi, représenter Iahvé c’est avoir la prétention de le connaître ; essayer de se représenter l’essence divine, c’est la diminuer. Un passage des essais de Montaigne développe une idée analogue au sujet du pouvoir du silence :« Tandis que tu as gardé silence, tu semblois quelque grande chose, à cause de tes chaisnes et de ta pompe ; mais maintenant qu’on t’a ouï parler, il n’est pas jusques aux garsons de ma boutique qui ne te méprisent. ».

Il y aurait encore bien des points à développer mais il faut m’arrêter. Que conclure sur cet ouvrage ? Pour le lecteur qui n’a aucune connaissance de ces textes, leur déconcertant tumulte pourra le rebuter. Mais certains épisodes comme l’aventure de Joseph se prêtent assez bien à la bande dessinée. En aucun cas ce livre n’est destiné à un jeune public ; même s’il n’y a pas de volonté de choquer de la part de M. Crumb qui va même jusqu’à mettre un bandeau sur le sexe d’Adam sur la couverture du livre. Un enfant n’est pas apte à comprendre ce qu’on lui présentera et s’ennuiera avec ce cadeau empoisonné. Un arc en bois avec des flèches nous semble bien plus approprié pour amuser un bambin. Quant au livre en lui-même, c’est un bel objet. Sa taille et la qualité de son papier permettent une lecture agréable. Il pourra trôner fièrement dans votre bibliothèque à côté de l’intégrale de Léon Tolstoï en Pléiade jamais ouvert. Nous ne pouvons que féliciter M. Crumb pour avoir mené ce projet titanesque. Cependant, nous conseillons une première lecture du texte nu avant d’en venir à l’illustration. La beauté des dessins de M. Crumb se trouve dans des décors travaillés pour recréer cet univers nomade des patriarches. Les planches représentant Abram en train de dormir (page 54) ou celle de Sodome et de sa destruction (pages 66 et 71) sont d’une confondante beauté.


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