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La construction collective de sens dans la planification urbaine: repenser la pratique de l’urbanisme dans le Grand Nouméa et ailleurs par l’intermédiaire des théories de K. Weick.

Publié le 11 mai 2010 par Servefa

A l'heure de l'annonce des plans à tout va, de Nouméa 2025 au plan «Sud Express» (ah!, la terrible confusion entre vitesse et fluidité...), en passant par le Plan d'Aménagement et de Développement Durable du Grand Nouméa ou encore Nouvelle-Calédonie 2025, il convient de s'interroger sur la démarche opérée en Nouvelle-Calédonie (mais en fait un peu partout) dans les processus de planification.

La planification comme communication ?

Appréhender la planification comme un processus de négociation permet de modifier la finalité de cette dernière qui vise moins à l’établissement en soi de son contenu qu’à l’édification d’une « communauté de politique publique » (Offner, 2006, p55). Il n’est donc plus question de simplement noter des actions dans un échéancier mais d’œuvrer à une convergence des cadres, des visions de la ville, ou des infrastructures, à travers l’ensemble des acteurs. Une telle compréhension de la démarche planificatrice participe ainsi à l’efficacité de la coordination des politiques publiques mises en œuvre par une multitude de parties prenantes et œuvre à l’efficacité des actions mises en place. Il est en effet permis de penser que l’approche rationnelle de la planification porte les germes des limites de sa mise en œuvre. En effet, ces approches technicistes s’enferment dans l’objectif de l’élaboration d’un plan sans percevoir le caractère essentiel de la dimension communicationnelle de la planification. Porter l’accent sur cette dimension participerait au contraire à la création de réseaux d’acteurs plus concernés et attentifs, moins « lâches » (Offner, 2006, p43) et surtout à l’établissement de véritables référentiels par construction collective de sens. Le regard offert par les sciences de la communication apparaît ainsi particulièrement pertinent pour une redéfinition du processus de planification urbaine. Il s'agit donc d'aborder la pratique de la planification urbaine d'une façon nouvelle, certes non dénuée de raison, mais plus à même de répondre aux réalités des organisations humaines et en particulier des organisations à même de mener les politiques publiques urbaines.

Le choix d'un cadre théorique: les théories de K. Weick

Pour cela, j'ai pris le parti de me pencher sur les théories de la communication organisationnelle et en particulier sur l'œuvre du penseur Karl Weick devenu célèbre chez les chercheurs en communication par son ouvrage "Sociopsychologie des organisations". Mon intérêt pour K. Weick vient de ce que son approche propose une appréhension de la communication dans laquelle celle-ci permet de construire collectivement du sens. Il me semble que de nombreuses similitudes peuvent être menées entre la théorie de Weick et la pratique de l'urbanisme et plus encore qu'une conception «weickienne» de l'urbanisme pourrait en améliorer considérablement la portée.

En effet, les théories de Karl Weick posent de façon centrale la question du sens collectif. Mais, alors que la plupart des recherches proposent une approche cognitive de la création de sens collectif Weick en offre une perspective interactionniste (Koenig, 2003, p15). Ainsi la question du sens collectif chez Weick s’inscrit dans la constitution d’actions organisées et aborde la création de sens de manière processuelle et donc par l’intermédiaire de la communication entre les intervenants. Ainsi pour Weick la construction de sens se bâti de façon éphémère par des activités de communication : « sensemaking is a way station on the road to a consensually constructed, coordinated system of actions » (Taylor & Van Every, 2000, p275 in Weick, Sutcliffe & Obstfeld, 2005, p409). Cette approche me semble correspondre précisément au processus de planification urbaine qui peut-être perçu comme la construction d’un système coordonné d’actions sur la ville. Weick définit ainsi une série de propriétés constitutives de ce qu’il nomme le « sensemaking ». Je propose de les présenter brièvement ici et de voir dans quelle mesure les processus de planification urbaine peuvent y correspondre.

Les propriétés du sensemaking éclairent la démarche planificatrice

En premier lieu pour Weick le « sensemaking » est un processus d’ « enactment » qui conduit à considérer la réalité extérieure comme une production sociale des membres de l’organisation. Il s’agit d’un procédé itératif dans lequel les acteurs privilégient certaines variations de l’environnement en les isolant, les interprètent, généralement en les simplifiant et en les « étiquettant », procèdent à des actions et réagissent à nouveau au produit de leurs actions (Koenig, 2003, Weick, Sutcliffe & Obstfeld, 2005).  L’environnement n’est donc pas qu’un extérieur agissant sur les individus mais aussi un produit de ces derniers.

Dans la démarche planificatrice un tel mécanisme est particulièrement perceptible dans l’étape de diagnostic invariablement présente et dans laquelle se construit une perception de la réalité avec la mise en exergue de certains points (par exemple la congestion routière dont l’impact électoral n’est pas à négliger) identifiés comme prioritaire et généralement sortis de la dimension systémique constitutive de leur complexité. Ensuite l’implantation de mesures pour répondre aux enjeux identifiés en vient à modifier le rapport à la réalité. Cette première propriété du « sensemaking » nous conduit donc à interpréter la planification urbaine comme un processus continu et sans fin, cyclique plutôt que linéaire dans lequel diagnostic, interprétation et action se succèdent sans interruption. D’ailleurs, Weick définit le « sensemaking » comme un processus en cours (ongoing proccess) sans début et sans terminus (Vidaillet, 2003).

On voit ainsi comment un tel processus réfère à la fois d’une dimension sociale et identitaire. D’une dimension sociale d’une part car la construction du sens est influencée par « la présence réelle ou imaginée des autres » (Weick, 1995 in Vidaillet, 2003, p123). Dans la planification urbaine le rôle d’une opinion publique fantasmée apparaît ainsi central. L’exemple du référendum municipal sur le tramway dans la Ville de Grenoble en 1983 illustre parfaitement cette dynamique dans laquelle le référendum devait constituer un outil politique destiné à rejeter définitivement le projet de construction d’un tramway porté par le pouvoir municipal précédemment en place. L’exécutif grenoblois avait ainsi imaginé satisfaire l’opposition au projet par l’organisation d’un referendum démocratique dont il pensait que le résultat porterait un coup fatal au projet. Il n’en fut rien. Cet exemple montre à quel point l’exagération de la présence imaginée d’une opposition à un projet prend de l’importance dans les processus de planification urbaine par exemple dès lors qu’il est question de ne pas porter les efforts sur des améliorations de la circulation routière.

Par ailleurs le caractère social du « sensemaking » chez Weick porte sur l’importance accordée aux interactions orales dans la création de sens. Cet aspect souligne l’importance d’appréhender la planification urbaine comme un processus de communication interne mais aussi externe, avec l’opinion publique et les différentes parties prenantes. Une planification réalisée en mode clos entre aréopages bien choisis peut ainsi paraître limitée pour participer à une construction collective de sens alors même que le produit de la planification urbaine résulte des dynamiques et des actions des populations. Une telle vision s’inscrit pleinement dans la démarche communicationnelle des théoriciens de la planification.

Par ailleurs, le rapport à l’identité perçue constitue un point de convergence entre « sensemaking » et planification urbaine. Chez Weick, le caractère identitaire du « sensemaking » prend ses distances de l’étymologie du mot «identité » dans lequel le latin idem renvoie à ce que le philosophe français Paul Ricoeur réfère comme une « mêmeté » (Ricoeur, 1990) et décrit plutôt un processus en construction porteur d’ « ipséité » (ibid..) dans lequel la perception de notre identité se construit vis-à-vis de nos actes et de notre environnement:

«  From the perspective of sensemaking, who we think we are (identity) as organizational actors shapes what we enact and how we interpret, which affects what outsiders think we are (image) and how they treat us, which stabilizes or destabilizes our identity. Who we are lies importantly in the hands of others, which means our categories for sensemaking lie in their hands.» (Weick, Sutcliffe & Obstfeld, 2005, p416).

Dans le processus de planification urbaine le rapport à la perception de l’environnement apparaît aussi majeur non seulement dans l’image perçue par les acteurs de l’identité de la ville et des habitants mais aussi par le regard posé par les consultants extérieurs. Il demeure ainsi fréquent que l’élaboration de documents de planification donne lieu à des consultations d’experts étrangers dans le but de construire un sens collectif par jeu de miroir. L’exemple de Grenoble lors de l’élaboration du plan de déplacements urbains sur la question du complètement de la rocade nord en fournit une illustration caractéristique avec l’appel à des experts internationnaux.

Par ailleurs, alors que les théoriciens de la planification urbaine ont montré que cette dernière s’inscrit dans le champ des limites de la rationalité et conduit donc à la définition de solutions acceptables plutôt qu’optimales (Forester, 1987), Karl Weick définit le « sensemaking » comme « plausible plutôt qu’exact ». Le chercheur en communication estime en effet que « l’individu qui élabore du sens est plus guidé par la recherche de cohérence, de satisfaction, et de plausibilité de ce qui est élaboré, que celle de précision, d’optimalité et d’exactitude » (Vidaillet, 2003, p123). Ici encore les propriétés de la planification urbaine et du « sensmaking » montrent une convergence.

Le caractère rétrospectif du « sensemaking » apparaît enfin comme une propriété déterminante. En effet, dans un univers marqué par l’incertitude et la nécessité de tenter des expériences les stratégies mises en place apparaissent nécessairement comme émergentes (Mintzberg & Waters, 1985, in Koenig, 2003). Cette conception se rapproche de la vision de Weick pour lequel la création de sens est « dirigée vers ce qui s’est déjà produit, et fortement influencé par le moment présent ». (Vidaillet, 2003, p122). Le travail de rétrospection permet ainsi la relecture, à la lumière du contexte présent, d’événements passés dûment sélectionnés. Dans les processus de planification cela conduit à la nécessaire démarche d’évaluation des politiques publiques. Cette dernière démarche est généralement mise en œuvre dans le but de rendre des comptes aux citoyens (Offner, 2006) mais elle prend ici une nouvelle dimension tant elle participe à la création de sens.

Ce parallèle entre planification urbaine et « sensemaking » conduit à construire une définition de la planification comme un processus de mise en acte récursif, rétrospectif, social et identitaire qui doit être appréhendé de manière continue, ouverte et avec une emphase soutenue sur l’évaluation. Pour constituer un processus de création de sens la planification ne doit ainsi aucunement constituer un événement singulier, techniciste et fermé à quelques décideurs.

Une pratique qui s'attache aux moyens

De plus la planification apparaît généralement comme le produit d’une ou plusieurs structures collectives. Il paraît donc pertinent de se référer aux structures collectives porteuses de la construction collective du sens. Ainsi, pour Weick les organisations, ne se forment pas pour répondre à des besoins, valeurs ou objectifs communs mais par une convergence sur les moyens à mettre en œuvre. Cette assertion a d’ailleurs pu être vérifiée par des recherches empiriques (Bourgeois, 1990 ; Porac et al., 1989) qui montrent le « caractère partiel du consensus au niveau collectif, qui apparaît focalisé sur certains moyens à mettre en œuvre, plutôt que sur les objectifs à atteindre » (Allard-Poesi, 2003, p96). Cette observation sur la formation des structures collectives n’est pas sans rappeler la formation d’organes de planification urbaine généralement créés spécifiquement pour la mise en commun des ressources et des moyens et plus généralement la définition d’un urbanisme dans lequel, selon la célèbre essayiste Jane Jacobs « le résultat réside dans les moyens plus que dans la fin, parce qu’il n’y a pas de fin » (Jacobs, 1999, en ligne).

Le Grand Nouméa: une planification amnésique et technocratique

Ce regard des théories de Weick sur la planification urbaine nous conduit ainsi à percevoir et redéfinir cette dernière comme participant d’un processus de « sensemaking ». Toutefois il convient de remarquer que cette nouvelle définition de la planification urbaine n’apparaît pas de manière évidente dans sa pratique. Dans le Grand Nouméa la planification n'est généralement pas appréhendée de manière récursive (le plan de déplacement de Nouméa en 1995 a ainsi fini dans l'oubli) et donc sans évaluation des actions, alors même que l'évaluation devrait être la priorité en vue d'adapter les politiques publiques. Surtout, les aspects sociaux et identitaires sont globalement négligés au profit d'argumentation pseudo-technique comme en témoigne la communication du plan "Sud Express" soi-disant destiné à lutter contre la congestion. Par ailleurs, la question de la convergence des moyens apparaît bien difficile dans un environnement politique dans lequel les communes souhaitent préserver leur maigre légitimité en infirmant toute opportunité de construire ensemble à une échelle plus grande. Ainsi, la structure d'agglomération concrétisée par le Syndicat Intercommunal du Grand Nouméa tarde cruellement à se renforcer et à acquérir une profondeur technique et politique digne d'une planification urbaine de grande envergure. Pour toutes ses raisons les démarches planificatrices dans le Grand Nouméa apparaissent bien fragiles et bien peu susceptibles de répondre aux enjeux déterminants que connait pourtant cette agglomération.

François

Bibliographie:

Allard-Poesi, F. (2003). Sens collectif et construction collective du sens. In Vidaillet, B. Le sens de l’action. Chap. 4. Vuibert. Paris. 185p.

Forester, J. (1989). Planning in the face of Power. Chapitre 4 : The politics of Muddling Through. pp27-64.

Jacobs, J. (1999). Paroles sur la ville. Entretien réalisé par Claire Parins. Disponible sur http://urbanisme.u-pec.fr/documentation/paroles/jane-jacobs-64775.kjsp consulté le 26 avril 2010.

Koenig, G. (2003). L’organisation dans une perspective interactionniste. In Vidaillet, B. Le sens de l’action. Chap. 1. Vuibert. Paris. 185p.

Mintzberg, H. & Waters, J. (1985). Of Strategies, Deliberate and Emergent. Strategic management journal. 6. pp257-272.

Offner, JM. (2006). Les plans de déplacements urbains. La Documentation Française. Paris. 92p.

Ricoeur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Éditions du Seuil. Paris. 424p

Taylor, R. & E. Van Every. (2000). The Emergent Organization: Communication as Its Site and Surface. Erlbaum, Mahwah, NJ.

Vidaillet, B. (2003). Lorsque les dirigeants formulent leurs préoccupations : une occasion particulière de construire du sens. In Vidaillet, B. Le sens de l’action. Chap. 5. Vuibert. Paris. 185p.

Weick, K. (1995). Sensemaking in organizations. Londres. Sage Publications.

Weick, K., Sutcliffe, D. & Obstfeld, K. (2005). Organizing and the Process of Sensemaking. Organization Science. 16(4). pp.409-421.


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