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"Ma fortune va prendre une face nouvelle" : Hervé Niquet dirige Andromaque de Grétry

Publié le 15 mai 2010 par Jeanchristophepucek

Avertissement : les différentes scènes d’Andromaque étant enchaînées, certains des extraits proposés s’interrompent brutalement.

Jean BARDIN (Montbard, 1732-Orléans, 1809),
Andromaque et Astyanax au tombeau d’Hector
, 1777.
Huile sur toile, 60,5 x 90 cm, Dijon, Musée Magnin.

Grétry est de retour. Aussi étonnant que ceci puisse paraître, ce compositeur relégué au rang d’« aboli bibelot d’inanité sonore », pour reprendre un célèbre vers de Mallarmé, par des générations de musicologues probablement un peu trop promptes à user de leur double-décimètre étriqué pour mesurer « grands » et « petits » maîtres, est en train d’opérer un retour en grâce assez spectaculaire, qu’il doit sans doute, en partie, à celui de la souveraine dont il fut un des serviteurs musicaux les plus zélés, Marie-Antoinette. La discographie de Grétry est, si l’on excepte un très beau récital de Sophie Karthaüser et Guy van Waas chez Ricercar (2003, RIC 234), aussi maigre que vieillotte. C’est dire si Andromaque dirigée, en première recréation mondiale, par Hervé Niquet, que vient d’éditer, en partenariat avec le Palazzetto Bru Zane et avec un luxe qui l’honore, le label Glossa, était attendue avec autant d’impatience que de curiosité. C’est, tout simplement, un des événements discographiques de ce printemps 2010.

Quelques mots sur André Ernest Modeste Grétry ne sont peut-être pas superflus, s’agissant d’un compositeur qui a connu un long purgatoire. Né à Liège d’un père violoniste, il y est baptisé le 11 février 1741. Enfant de chœur à six ans, il reçoit, dans des conditions au départ épouvantables qu’il décrit dans ses Mémoires, une formation de chanteur, puis de claveciniste, assortie de leçons d’harmonie et de contrepoint. L’arrivée, en 1753, d’une troupe de chanteurs italiens dans sa ville natale lui fait découvrir la musique ultramontaine – les opéras de Pergolesi, en particulier – qui va l’influencer durablement et exciter son envie immédiate de composer sans trop s’attarder à la technique ; six symphonies et une messe naissent ainsi avant le départ de Grétry, en 1759, pour Rome. Il y reprend complètement ses études de composition auprès de Giovanni Battista Casali (1715-1792) et y donne son premier intermède lyrique, Le vindemiatrice (Les vendangeuses), en 1765. Après un passage par Genève où il se lie avec Voltaire, le compositeur arrive à Paris en 1767. Présenté au philosophe, essayiste, et académicien Jean-François Marmontel (1723-1799), ce dernier transforme pour lui L’Ingénu de Voltaire en livret d’opéra-comique : ainsi naît Le Huron, créé le 20 août 1768 avec un succès retentissant qui lance la carrière de Grétry. Beaucoup de réussites et peu de revers vont suivre et installer le compositeur comme un des maîtres incontestés, en France, de l’opéra-comique ; citons, pour mémoire, Lucile (1769), Zémire et Azor (1771), La fausse magie (1775), L’amant jaloux (1778), Richard Cœur de Lion (1784), Guillaume Tell (1791). Un bonheur n’arrivant jamais seul, la dauphine Marie-Antoinette qui assiste, en 1770, à une représentation de Sylvain, tombe sous le charme de la musique de Grétry. Nommé Maître de clavecin de la reine, puis directeur de sa Musique particulière, pensionné par le roi après Zémire et Azor, ses œuvres seront jouées à la Cour jusqu’à la Révolution. L’année où celle-ci éclate, le compositeur, qui a commencé à s’éloigner quelque peu de la scène publique, publie le premier volume de ses Mémoires ou essais sur la musique, qui sera suivi de deux autres en 1797. Élu à l’Institut en 1795, Grétry participe à la création du Conservatoire, reçoit la Légion d’Honneur en 1803, mais c’est à l’écriture qu’il consacre maintenant ses forces. Retiré à l’ermitage de Montmorency, il y rédige ses Réflexions d’un solitaire jusqu’à sa mort, le 24 septembre 1813.

Si le nom de Grétry reste, comme on l’a vu, attaché à l’univers de l’opéra-comique, c’est vers celui de la tragédie lyrique que nous entraîne Andromaque. Le compositeur s’était déjà frotté aux genres « nobles » avec le ballet héroïque Céphale et Procris, accueilli fraîchement à sa création en 1773 puis éclipsé, à sa réception à l’Académie royale de musique en 1775, par les succès parisiens de Gluck. Le sujet d’Andromaque n’échut d’ailleurs à Grétry que par défaut, le livret d’Iphigénie en Tauride, qui lui était promis, ayant finalement été donné au Chevalier. Le climat dans lequel s’inscrit la composition et la création d’Andromaque est extrêmement tendu, entre la grogne provoquée par les réformes introduites par le nouveau directeur de l’Académie et les récriminations des Comédiens français qui ne souhaitaient pas voir déclamer ailleurs que sur leur planches des vers de Racine qu’ils estimaient leur appartenir. En mai 1778, les Comédiens réussirent à faire interrompre les premières répétitions de l’opéra, et ce n’est qu’au bout d’innombrables tractations qu’Andromaque put enfin être représentée, le 6 juin 1780. L’accueil fut plein de perplexité face à une œuvre qui, nous le verrons, tranchait nettement sur la production de son temps, ce qui conduisit Grétry et son librettiste, Louis-Guillaume Pitra (1735-1818), à modifier le dernier acte pour lui offrir une conclusion heureuse. Ainsi amendé, l’opéra connut le succès lors de sa reprise en 1781, brutalement interrompu par l’incendie de l’Opéra. Andromaque, partition « maudite » à l’instar des Boréades de Rameau, disparaissait de la scène pour plus de deux cents ans.

Sans trop entrer dans les détails (je renvoie le lecteur curieux aux excellents textes accompagnant le disque), Andromaque est une œuvre singulière, dont il ne faut pas se fier à une Ouverture dont l’esthétique ne se distingue pas foncièrement de celle des opéras-comiques de Grétry. Cette captatio benevolentiæ passée, l’auditeur est plongé dans une action haletante qui ne va lui laisser aucun répit. Suivant les traces de Gluck mais aussi de Rigel (cliquez ici pour en savoir plus), le compositeur les surpasse néanmoins en décantation, faisant se succéder, en les inscrivant dans un flux musical continu révolutionnaire pour l’époque, des épisodes auxquels leur grande brièveté (une à deux minutes, en général) assure un indéniable impact dramatique. Cette concision permet, en effet, à la musique de rendre compte, de la façon la plus serrée, des bouleversements incessants de l’état d’âme des protagonistes. Autre surprise, il est inutile de chercher dans Andromaque ces airs de bravoure qu’affectionnait la tradition de l’opéra italien : les quatre chanteurs doivent se contenter chacun d’un air bref pour faire valoir leur virtuosité. Le chœur, de son côté, se voit confier de nombreuses interventions, ce qui heurta les contemporains, et s’impose comme un des moteurs essentiels d’un drame que l’orchestre, oscillant entre des textures tour à tour transparentes, sombres, ou perçantes, soutient avec une fougue qui s’enflamme parfois jusqu’à l’emportement. Tous ces éléments contribuent à donner à cet opéra atypique dans la production de Grétry une tournure assez clairement préromantique, par l’accent porté sur l’alternance très rapide des climats émotionnels, dans la lignée de CPE Bach et de Gluck, ainsi qu’une ambiance qui mêle affectivité et héroïsme, sertis dans une musique aux teintes globalement sombres, particulièrement pertinentes s’agissant de l’adaptation d’une des plus noires tragédies de Racine.

Dans cette œuvre où grondent les passions, Hervé Niquet (photo ci-contre) et ses troupes du Concert Spirituel sont indiscutablement à leur aise. On connaît la direction très dynamique du chef, parfois critiquée, mais ici parfaitement en situation. Hervé Niquet empoigne cette Andromaque dès les premières mesures pour ne plus relâcher un instant la tension qu’il lui imprime, creusant les contrastes et soulignant les trouvailles harmoniques de Grétry avec un sens très sûr de la rhétorique théâtrale qui les sous-tend. Les solistes vocaux convoqués pour cette résurrection sont globalement de très bonne tenue, particulièrement du côté des femmes où brillent l’Andromaque toute de passion contenue de Karine Deshayes et surtout l’Hermione de Maria Riccarda Wesseling, aussi convaincante dans la tendresse naïve de l’amoureuse que dans l’aveuglement de sa haine. Les hommes, sans démériter, sont un léger cran au-dessous, et si Tassis Christoyannis campe un Oreste crédible malgré une noirceur un rien trop mesurée, le seul véritable bémol vient, à mes oreilles, de la prestation de Sébastien Guèze, un peu juste de voix et de caractère pour endosser la cuirasse de Pyrrhus. On n’adressera, en revanche, que des louanges tant au chœur, d’une lisibilité et d’une cohésion exemplaires, qu’à l’orchestre, dont font merveille la réactivité et les couleurs ainsi que l’articulation très nette, répondant à l’attention apportée par tous les chanteurs à la clarté de la diction, ce qui permet de suivre l’opéra sans avoir besoin de lire simultanément le livret. Considérée dans son ensemble, cette interprétation qui sait allier la fougue à un rendu très minutieux des détails rend magnifiquement justice, par son investissement et sa conviction, à une tragédie lyrique dont on peine à comprendre, devant le choc que son écoute provoque, qu’elle ait été si longtemps négligée.

Cette Andromaque est donc une parution majeure, portée par une équipe à l’enthousiasme contagieux, qui, outre le plaisir d’écoute qu’elle apporte, contribue à reconsidérer largement la place de Grétry dans le paysage complexe de la musique française de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sur laquelle il reste encore tant à apprendre. Dans un des remarquables textes qui composent le livret du disque, Alexandre Dratwicki énumère d’ailleurs cinq opéras, respectivement de Gossec, Johann Christian Bach, Catel, Fontenelle et Kreutzer, dont l’écoute permettrait de relativiser l’influence, jugée prépondérante par les Histoires de la musique, de Gluck quant à l’introduction de l’esprit romantique en France. On a envie, un peu malicieusement, de crier « chiche ! » en espérant que notre voix, parvenant jusqu’au Palazzetto Bru Zane, incite cette magnifique institution à les faire enregistrer.

André Ernest Modeste GRÉTRY (1741-1813), Andromaque, tragédie lyrique en trois actes, sur un livret de Louis-Guillaume Pitra (1735-1818), d’après Jean Racine.

Karine Deshayes, soprano (Andromaque)
Maria Riccarda Wesseling, mezzo-soprano (Hermione)
Sébastien Guèze, ténor (Pyrrhus)
Tassis Christoyannis, baryton (Oreste)

Les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles
Chœur et Orchestre du Concert Spirituel
Hervé Niquet, direction.

2 CD [livre-disque, durée totale : 1h28’47”] Glossa GES 921620-F. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Ouverture

2. Acte I, scène 1 : « Si, fidèle au nœud qui l’engage » (Hermione)

3. Acte II, scène 1 : « Modérez ce transport jaloux » (Oreste, chœur)

4. Acte III, scène 1 : « Ombre chérie, ombre sacrée » (Andromaque, chœur)

5. Acte III, scène 8 : « Dieux implacables, dieux vengeurs » (Oreste, chœur)

Illustrations complémentaires :

Élisabeth VIGÉE-LEBRUN (Paris, 1755-1842), André Ernest Modeste Grétry, 1785. Huile sur toile, Versailles, Châteaux de Versailles et de Trianon.

Joseph-Siffred DUPLESSIS (Carpentras, 1725-Versailles, 1802), Christoph Willibald Gluck, 1775. Huile sur toile, 99 x 80 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.

Hubert ROBERT (Paris, 1733-1808), L’incendie de l’Opéra au Palais-Royal en 1781. Huile sur toile, 171 x 126 cm, Paris, Musée du Louvre.

La photographie d’Hervé Niquet est d’Éric Manas. Je remercie Aline Pôté (Bleu dièse Communication) de m’avoir autorisé à l’utiliser.


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