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Qu’est-il vraiment arrivé à Ophélie ? (”Hamlet”, Shakespeare, 1603)

Par Jazzthierry

Partons d’un ouvrage de référence : le Dictionnaire Shakespeare publié assez récemment (2005) sous la direction d’Henri Suhamy, et qui réunit la fine fleur des spécialistes en France du célèbre dramaturge. À la fois utile et nécessaire, il énonce aussi inévitablement la nouvelle doxa, autrement dit l’opinion commune, ce que nous devons penser aujourd’hui de l’auteur et de son œuvre. Or, quand on lit la notice consacrée au personnage d’Ophélie, on trouve trois idées fausses qui se perpétuent depuis environ quatre siècles: Ophélie aurait sombré dans la folie; le meurtre de son père par Hamlet en serait responsable; enfin, Ophélie ne se serait pas suicidée, mais serait plus probablement victime d’une noyade accidentelle. Examinons donc ces trois affirmations avant de les réfuter j’espère définitivement, pour proposer un nouveau regard sur ce personnage qui m’obsède depuis plusieurs mois…

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Commençons par la deuxième assertion, c’est-à-dire l’idée communément admise selon laquelle l’origine de la folie d’Ophélie, l’événement qui aurait directement provoqué l’effondrement de sa raison, serait la mort à la fois tragique, grotesque et inopinée de son père Polonius. En effet, on se souvient que le conseiller du roi (donc par nature un homme de l’ombre) se dissimulait derrière des rideaux, pour mieux écouter une conversation privée entre Gertrude et son fils Hamlet. Celui-ci entendant un bruit, pense naturellement qu’il s’agissait de son oncle Claudius et sans prendre la peine de vérifier, se précipite vers les rideaux et assaille l’intrus de multiples coups de poignards en s’écriant de manière frénétique: « des rats ! des rats ! des rats!». Hamlet découvre trop tard sa méprise: il vient non pas de se venger en tuant l’assassin de son père, mais le père d’Ophélie. Or, on sait combien elle adorait Polonius; de là l’idée de faire de sa disparition la cause immédiate de sa folie. À coup sûr cette mort est douloureuse pour un cœur si fragile, d’autant qu’Ophélie n’a plus de mère vers qui elle aurait pu naturellement se tourner, pour affronter cette situation dramatique. Elle ne peut guère non plus espérer des paroles réconfortantes de son frère Laërte, parti pour l’Angleterre. Sa solitude alors est presque comparable à celle qu’éprouve la princesse de Clèves dont la mère disparaît emportée par la maladie, au moment même où elle aurait eu tant besoin de ses conseils devant les assauts répétés du personnage le plus séduisant de la cour: le duc de Nemours. Néanmoins, quand on écoute les paroles d’Ophélie, que le lecteur pressé considère trop rapidement comme des divagations, on comprend alors que son désarroi trouve sa source non pas dans la mort elle-même de Polonius, mais dans le fait qu’il soit parti comme il a vécu: dans le secret. Son corps emporté par Hamlet a littéralement disparu. Tel un rat, il rejoint la terre. Plus étonnant encore, le corps une fois retrouvé est inhumé dans l’empressement et une totale discrétion, sans le souci de respecter les formes. Non pas qu’on ait voulu protégé Hamlet, en lui évitant de répondre publiquement de ce crime odieux, mais Claudius est alors persuadé que son neveu très populaire aurait profité de cette occasion pour retourner l’opinion contre le roi, et faire de son procès politique celui de la couronne. Aux yeux d’Ophélie, un homme aussi important méritait au moins une cérémonie officielle à la hauteur de ses mérites et de ses honneurs. À la fois affligée et indignée, elle trouve qu’ont « manqué à sa tombe des larmes de vraie douleur» (Acte IV, scène V). Ne dit-elle pas au roi : «je ne puis m’empêcher de penser qu’on l’a couché dans la terre froide. À sa tête est l’herbe fraiche, une pierre est à ses pieds (…) son linceul est comme la neige, des montagnes semées de fleurs…». Ophélie fait en réalité immanquablement songer à Antigone: celle-ci n’est pas scandalisée par la mort de son frère Polynice, elle ne supporte pas l’idée qu’il soit privé de sépulture comme le roi Créon l’exige. Il en va de même chez Shakespeare, si Ophélie s’indigne, ce n’est pas comme on continue de le répéter y compris dans les meilleures universités parce que son père est mort, mais tout simplement, car celui-ci a été privé des honneurs auxquels il avait droit en tant que deuxième personnage du royaume.

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Deuxième idée fausse qui est également un poncif: la folie d’Ophélie. Il n’y a probablement pas dans la littérature de personnage qui incarne la folie avec autant d’évidence que la fille de Polonius. On songe spontanément à elle quand il s’agit d’illustrer par des exemples littéraires, une histoire quelconque de la folie. C’est d’ailleurs étonnant, car le roi Claudius, qui à l’instar de McBeth ou de Richard III, tue et serait certainement prêt à tuer encore pour se maintenir au pouvoir, n’est jamais considéré par quiconque comme un fou dangereux et sanguinaire. Or, c’est peu dire qu’il est animé par son hybris (sa démesure), cette forme de folie beaucoup plus dangereuse, sanguinaire et pour tout dire, réelle que celle qu’on attribue indument à Ophélie et qui le conduit à supprimer son propre frère. Mais alors, si Ophélie n’est pas folle et si elle n’a pas mis fin elle-même à ses jours, que lui est-il arrivé ? Est-elle morte accidentellement ? Rien n’est moins sûr. Pour comprendre ce qui s’est réellement passé, il faut, je crois, se tourner vers la peinture avant de revenir au drame de Shakespeare. C’est un fait assez paradoxal, mais Ophélie a davantage inspiré les artistes que le prince Hamlet, pourtant le personnage principal de la tragédie. Très marginale, elle a peu de répliques, obéit sagement aux conseils de son père, rompt avec celui qu’elle aime, et disparaît très vite… Et pourtant, sa fortune iconographique est immense. La plupart du temps les peintres, qu’on songe à Delacroix (1853), John Everett Millais (1851-1852), Waterhouse (1894), Henri Gervex (1892), ou bien Felice Carena (1912), représentent une Ophélie soit au bord d’un étang, chantant ou tressant des fleurs dans ses cheveux, soit le corps immergé dans les eaux au milieu de fleurs épanouies. Je crois que les peintres parce qu’ils sont particulièrement sensibles aux symboles, ont compris plus que nos spécialistes de Shakespeare, le rôle fondamental des fleurs dans le destin d’Ophélie.

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Dès le début de la pièce, les fleurs sont omniprésentes, y compris dans la bouche d’Ophélie. À preuve ce dialogue, qu’elle a avec son frère Laërte juste avant son départ (Acte I scène III). Laërte utilise la métaphore de la fleur pour mieux convaincre sa sœur des intentions peu honorables de Hamlet: «c’est la violette en sa prime saison, précoce, mais sans durée, douce, mais périssable, le parfum est l’amusement d’une minute, rien de plus. » Pour Laërte, Hamlet est donc un cœur inconstant, il semble aujourd’hui éperdument amoureux, mes ses sentiments sont « sans durée ». La réplique d’Ophélie à son frère, prouve incidemment qu’elle n’est pas ce personnage naïf, se laissant facilement abusé qu’on nous présente souvent encore aujourd’hui: « n’allez pas imiter ces coupables apôtres qui nous montrent la voie des ronces vers le ciel, tandis qu’eux-mêmes, impudents, assouvis, suivent parmi les fleurs le sentier des plaisirs sans se soucier de leurs propres sermons.»  En somme, on demeure dans l’univers des plantes et des fleurs pour exprimer le scepticisme d’Ophélie, et il faudra l’interdiction de son père, pour qu’elle finisse par céder. En outre, quand elle est censée avoir perdu la tête, elle adopte en réalité un langage codé, très imagé, mais extrêmement rationnel, offrant par exemple au roi du fenouil et des ancolies qui sont généralement associés à la flatterie et à l’adultère…

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En conclusion, la thèse que je défends ici, consiste à dire qu’Ophélie aurait subi une véritable métamorphose. A l’inverse de ce qu’on peut lire habituellement sur son destin tragique, elle n’est ni folle ni morte, mais serait progressivement devenue ce que j’appellerais: un être floral. Si on admet cette idée, on comprend mieux ce langage très particulier et métaphorique qu’elle emploie de plus en plus fréquemment à mesure qu’elle semble basculer dans la folie. Finalement, on pourrait comparer Ophélie à Orphée, ce personnage de la mythologie qui vit en parfaite harmonie avec la nature et capable d’enchanter les hommes avec sa lyre, mais aussi la nature, les plantes et les fleurs. J’ajouterai un Orphée au féminin, qui cédant au conformisme familial, aurait abandonné son Eurydice…

Je rends ici accessible un article que j’avais préalablement publié dans le Monde.Fr, comme chronique (et légèrement retouché…).   

Illustrations: Henri Gervex, Ophélie, 1892; Waterhouse, Ophelie, 1894; Delacroix, la Mort d’Ophelie, 1853; John Everett Millais, La Mort d’ophelie, 1851-52.


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