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L'esprit de l'Europe est mort

Publié le 21 mai 2010 par Roman Bernard
Je republie ci-dessous le commentaire de Flore en réaction à l'article de Loïck intitulé « Les Nouveaux Catholiques » :
J'ai dit que l'Europe était morte, il faut que je m'en explique.

J'entendais que son esprit est mort. Le sens passionné de la vérité, que l'Europe a porté aux nues jusqu'à en faire une civilisation, est mort. La pensée est morte. Du moins elle est bien rare. Le sens de la vérité s'est dévoyé en relativisme radical (notez l'aporie : le relativisme comme certitude), lequel a bien peu à voir avec cet autre relativisme, qui, bien compris, était le moteur de notre civilisation (lire Rémi Brague : Europe: la voie romaine. L'auteur montre que si l'on définit fréquemment l'identité de l'Europe par les sources grecque, judéo-chrétienne, romaine qui l'ont nourrie, on devrait néanmoins davantage insister sur l'influence de cette dernière. Et ce, moins par le contenu de ce qu'elle a transmis à l'Europe que par une attitude, une capacité et une conscience à s'approprier, sans l'assimiler, l'étranger, attitude que Brague traduit par le concept de « secondarité culturelle » : comme il l'écrit si bien, la culture n'est pas « le poids de l'appartenance » mais le résultat d'un effort, « une fin conquise de haute lutte » - la cultura animi des latins, celle de Cicéron (1). Elle est (ou devrait être) toujours devant nous. Pas en nous.).
L'hitlérisme et le stalinisme ne sont pas des accidents, au cours de la longue histoire de l'Europe, comme vous semblez les considérer.
L'hitlérisme et le stalinisme (ou, pour parler dans les termes de l'époque, les deux socialismes, le national et l'international), ces idéologies abominables, me semblent des symptômes de notre déliquescence, des conséquences de l'appauvrissement de notre capacité à penser, de notre refus de Dieu (notre « tentation prométhéenne », comme diront d'autres).
Vous me rétorquerez peut-être que toute idéologie est faite de certitudes ; lors, que vous ne voyez pas bien le rapport de cause à effet entre le relativisme radical et l'idéologie. Mais l'idéologie (concept récent, sans doute) est le produit nécessaire du scepticisme de l'époque moderne (2).
Pour le dire autrement : on peut distinguer le nihilisme actif qu'étaient ces idéologies, du nihilisme passif dans lequel nous vivons. Et lorsqu'on cherche à sortir de ce nihilisme second, c'est presque immanquablement pour retomber dans le nihilisme actif. J'en veux pour preuve qu'à la justice nous préférons l'« engagement »; qu'à la vérité nous préférons la « cause »; qu'en place de principes nous parlons de « valeurs » ; que nous ne sommes plus des penseurs, mais au mieux (au pire donc) des « intellectuels » (3).
Ainsi, s'il n'est désormais de vérité qu'humaine (postulat des sceptiques), alors il n'est plus de vérité. Car rien de supérieur, de transcendant, ne vient instituer et enraciner notre présence au monde. Hommes auto-divinisés, auto-sacralisés, nous sommes juge et partie. Nous n'avons plus de critère pour discriminer le vrai du faux (sinon celui du vérifiable). Dans ce monde d'opinions (hors la sphère scientifique qui procède par vérifications), nous sommes condamnés à affirmer. C'est à celui qui affirmera avec le plus de vigueur, avec la voix la plus forte. C'est à celui qui gueulera le plus fort, avec ses tripes ou autre chose, si ça lui chante et s'il en est pourvu. Cela nous rassure, cela nous donne l'illusion de combler ce grand vide d'un monde qui n'est plus Création, l'œuvre d'un Dieu qui nous a fait à son image (avec les devoirs que suppose cette modalité de notre être). Cela donne l'illusion de maîtriser quelque chose, à défaut de se maîtriser soi (la maîtrise de soi, « un homme, ça se contient » (4), c'est ce qui fait l'humanité de ces étranges animaux que nous sommes). La pensée, par nature, s'oppose à l'amour de soi (lequel n'est qu'instinct de persévérer dans son être, notre part d'animalité). Comme l'amour de soi (la sacralisation de l'homme) est le moteur de l'homme moderne, on peut dire qu'il n'est plus de pensée (et que nous ne faisons pas souvent l'homme de nos jours). Voilà, je ne vois pas bien comment nous pourrions inverser la tendance. Et c'est pourquoi j'affirmais (précisément, puisqu'on ne peut rien faire d'autre (5)), que l'Europe est morte. Elle est morte-vivante en tout cas. Elle ne subsiste que dans son nihilisme. Nous sommes les enfants de Dangeau, pour ceux qui connaissent cette admirable satire de Boileau. Mais nous ne le savons plus car l'idée même d'héritage nous répugne. Notre amour de nous-mêmes nous conduit à refuser d'être redevable de quoi que ce soit à de quelconques ancêtres, à un quelconque passé. D'où notre lâcheté (d'aucuns diront, de manière, à mon sens, restrictive, notre dhimmitude) actuelle.
  1. Sur ce point, lire aussi La crise de la culture, d'Hannah Arendt.
  2. Je ne me sens pas la capacité intellectuelle de retracer ici (ni ailleurs) une généalogie du scepticisme de l'époque moderne. Il se développe à la Renaissance (voir Pic de la Mirandole), il existe dans le nominalisme (Occam), voire il remonte peut-être à l'idéalisme platonicien.
  3. Nous ne sommes plus, en tant qu'hommes, des penseurs. Et nous nous déchargeons de cette faculté commune sur des professionnels, les « intellectuels ».
  4. « Un homme, ça se contient » ou « ça se retient », disait le maître d'école de Camus.
  5. Fatalement, si j'ose dire, puisque mes tentatives de penser se réduiront à n'être plus que l'expression d'une opinion face à de multiples autres, toutes égales.

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