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Figure du barbare et ultraviolence : la chute de Rome, bis repetita ?

Publié le 30 mai 2010 par Tanjaawi

C'est Marianne qui l'affirme : Les barbares sont au coin de la rue. Autant dire : déjà là... Surfant sur le dernier phénomène médiatique à la mode, l'ultraviolence, le magazine concourt brillamment - et avec d'autres - à la construction de l'énième avatar de l'ennemi intérieur : le barbare. Soit celui qui agresse nos femmes et nos enfants jusque sur les parkings de nos parcs de loisirs...


Figure du barbare et ultraviolence : la chute de Rome, bis repetita ? 
Figure du barbare et ultraviolence : la chute de Rome, bis repetita ?
Ça y est : l'ultra-violence a été portée sur les fronts baptismaux.


Et ce ne fut pas une naissance publique menée aux forceps, mais un accouchement médiatique tout ce qu'il y a de plus classique - presque serein.

Tu ne manqueras d'ailleurs pas de constater que si les bourses s'effondrent et les politiques s'affolent, la molle machine des médias - elle - fonctionne toujours aussi joliment, mécanique parfaitement huilée et engrenages cliquetant avec précision.
Tu ne t'en étonneras point.
Conscient que là réside - ni dans les cours du marché, ni dans les champs de bataille, mais bien dans l'infatigable reproduction médiatique - l'intempérance de leur monde.
Et fort d'une certitude : le système serait-il à genoux que les médias en feraient leurs gros titres, assurant du même coup sa survivance.
C'est - au fond - la faute à Gutemberg : s'il s'était pointé dix siècles plus tôt, l'Empire romain d'Occident serait toujours debout - tout juste les gazettes eussent-elles titrées en 476 : Les barbares sont à nos portes !
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Sauver l'Empire romain d'Occident ?
Justement : le dernier numéro de Marianne s'en charge, qui titre en Une : Les barbares au coin de la rue.
Apostrophe qui ne manquera pas de réveiller en toi quelques craintes immémoriales - la chute de l'antique cité provoquée par l'explosion des nouvelles, situées de l'autre côté du périphérique.
Même si tu noteras, avec soulagement, qu'il nous reste sans doute encore un peu de temps avant la fin - à tout le moins, celui que met un barbare en basket Nike et survêtement Lacoste pour aller de ce coin de rue jusqu'à nos portes.
Courent-ils vite, les barbares ?
Figure du barbare et ultraviolence : la chute de Rome, bis repetita ?
Bien sûr, Marianne n'en est pas à son coup d'essai en matière de dramatisation impériale.
Et une dénommée Bénédicte Charles se targue, en l'article qui annonce sur le net ce dossier consacré aux barbares du coin des rues, de la constance de son magazine dans l'infâme et l'amalgame :

"Ultraviolence : les barbares au coin de la rue". C'est le titre du dossier que consacre cette semaine Marianne, sous la plume de Frédéric Ploquin, aux récentes affaires de violence qui ont déferlé dans les pages faits-divers de nos quotidiens. Un titre qui fait écho à celui du numéro spécial de Marianne, le 17 septembre 2001 : "Les nouveaux barbares". Une appellation qui désignait à la fois les auteurs des attentats du 11 septembre, qui venaient de se produire, et les voyous des cités, ceux que Chevènement, ministre de l'Intérieur de 1997 à 2000, avait appelés les "sauvageons".


Ici, en quelques lignes, tout est dit.
Et il faudrait presque rendre grâce à Marianne de si peu cacher les choses.
Magazine qui lie les récentes affaires de violence et les sauvageons aux terroristes du 11 septembre.
Et qui se pique d'ériger une même figure du barbare, syncrétisme absurde réunissant ceux qui ont attaqué l'Empire en ses tours new-yorkaises et ceux qui - il y a quelques jours - ont agressé une famille sur le parking d'un parc de loisirs.
Le parallèle est audacieux - pour le moins - mais le symbole est là : des tours du World Trade Center au parc Astérix, de la folie urbaine à l'industrie des loisirs [1], de la toute-puissance américaine au petit village gaulois [2], c'est une même civilisation qui est menacée.
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Il me faut, Ami, ici effectuer une petite digression.
Et revenir sur la très efficace intervention effectuée hier, en un colloque (par ailleurs fort ennuyeux [
3]), par le chercheur Mathieu Rigouste.
Prise de parole lors de laquelle l'auteur de L'Ennemi intérieur [
4] s'est montré aussi précis et incisif que l'intitulé de son intervention était long (La fonction de domination des imaginaires postcoloniaux ; analyse comparée de la médiatisation des "affaires" de Villiers-le-Bel et de Tarnac).
Lui a notamment rappelé que l'imaginaire colonial et le racisme n'ont d'autre fonction que « de permettre à un système politique et économique de perdurer ».
A expliqué que cela passe notamment par la mise en oeuvre d'« une technique de contrôle social », « le montage médiatico-policier » : issu de « la coopération de réseaux de policiers, de journalistes, de juges, etc », « celui-ci médiatise une prétendue menace tapie au sein du peuple, l'ennemi intérieur ».
Et a souligné que, dans le cas de Villiers-le-Bel [
5], « la construction médiatique de l'ennemi intérieur faisait directement appel à l'imaginaire postcolonial », avec « la réouverture du répertoire de "l'infection", de "l'invasion", de "la prolifération" » et avec « la construction de la figure du sauvage - celui qu'on peut encore éduquer - et du barbare - celui qu'il faut réduire ».
« Le barbare, celui qu'il faut réduire » : tu vois, on retombe sur notre sujet.
Et constate que Marianne s'inscrit dans un champ idéologique très clair en utilisant ce vocable.
Que veux-tu ?
La survie de l'Empire romain d'Occident est à ce prix...
Figure du barbare et ultraviolence : la chute de Rome, bis repetita ?
Un dernier point, enfin : si le cas de Marianne est parfaitement révélateur, le magazine n'est - c'est logique - pas le seul à en remettre une couche sur la construction de la figure du barbare comme ennemi intérieur : il s'inscrit au contraire dans une vraie offensive médiatique.
Et il faut ici revenir sur la montée en épingle d'un terme jusqu'à alors réservé au genre cinématographique - Orange Mécanique - et aux faits divers les plus sanguinaires, ceux qui se terminent en abominable et écoeurant massacre.
« L'ultraviolence », donc (pour indiquer que le mot violence ne suffit plus).
Depuis quelques jours, le terme rentre dans le champ lexical de l'agression traditionnelle - un glissement sémantique fort révélateur - et se trouve promu au rang de phénomène par quelques médias affairés à faire monter la sauce - lesquels médias n'ont pourtant que deux faits divers à se mettre sous la dent ("l'affaire" du parc de loisirs et le très éphémère parcours violent de trois jeunes paumés en Isère).
« Où en est-on ? Là où nous ne pensions jamais arriver : l'insécurité au quotidien, ce sont bel et bien les actes d'ultraviolence », ose écrire Bénédicte Charles (encore elle !) dans Marianne.
« Le nouveau visage de l'ultraviolence », titre quant à lui Le Parisien (qui semble sous-entendre qu'il y aurait un ancien visage de l'ultra-violence...), lequel attaque bille en tête : « En quelques jours, des actes d'une violence inouïe ont été commis au Parc Astérix et dans la région de Grenoble. Des agressions barbares auxquelles de plus en plus de filles sont désormais mêlées. »
Et
le très réactionnaire et sécuritaire député Lionnel Luca constate sur RMC que « l'ultraviolence, c'est le bilan de 40 années d'une société sans morale. »
Tandis que le sociologue Thomas Sauvadet se prête complaisamment, dans Marianne et dans Le Parisien, aux amalgames et volontaires confusion des médias, lesquels mélangent allégrement agression du parc de loisirs et funeste équipée de l'Isère pour faire accroire à la réalité du phénomène (faut-il rappeler que ceux qui ont frappé des membres d'une famille près du parc Astérix n'ont torturé et violé personne ?).
Ainsi, dans Le Parisien, cette interview :

De là à se jeter à vingt sur deux adolescents...
Chacun joue sa réputation, au cours de ces agressions. Ceux qui attaquent obtiendront le statut de leader naturel, les autres de suiveurs... Les filles, elles aussi, assoieront leur position dans le groupe. Il faut comprendre que ces jeunes ont grandi dans un environnement violent, dans un monde d'insultes, de vols, qu'eux-mêmes se sont déjà fait tabasser, qu'ils ne portent jamais plainte tant ils sont en rupture avec la police et la justice. Ils ont grandi comme au Far West !
Cela explique qu'on puisse violer et torturer pour si peu ?
Certains objets ont une forte dimension symbolique, comme la voiture, le téléphone portable... On est loin de l'époque où respecter la vie, les êtres, était la valeur suprême. Désormais, la valeur suprême, c'est la possession.


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Une brève vérification sur Google Actualités t'en donnera confirmation : le terme d'ultraviolence a connu un très récent succès dans les médias [6].
Avant cela : beaucoup moins de mention.
Mais ne doute pas, maintenant que la machine médiatique a été lancée par Le Parisien et Marianne, que les références au prétendu phénomène vont se multiplier, encore et encore.
Tu n'as pas fini d'en entendre parler.
Et n'oublie pas - surtout - que cette artificielle construction médiatique n'a d'autre fonction que de contribuer à la construction - permanente et toujours en mouvement - de l'ennemi intérieur, énième figure du barbare qui menace la sécurité de l'empire.
Sauf que voilà : Rome ne tombera plus.

Notes
[
1] Sur un sujet très proche, tu ne manqueras pas de lire ce billet de Lémi, Disney Reich.
[2] Y aurait-il eu autant de bruit médiatique autour de cette agression débile si le parc ne s'était pas nommé Astérix ?
[3] Sauf quand le doux ronronnement de ce rassemblement consacré aux Traces postcoloniales en France a été troublé par quelques voix contestataires, membres du Comité de soutien aux inculpés de Villiers-le-Bel venus rétablir quelques vérités ; mais ce n'est pas là le sujet.
[4] Tu peux retrouver l'entretien qu'il avait accordé à A11 ICI.
[5] Je te rappelle que, le 21 juin, quatre jeunes habitants de Villiers-le-Bel, dénoncés anonymement et contre monnaie sonnante et trébuchante, seront jugés en Cour d'assise, pour avoir censément tiré sur la police. Nous y reviendrons mais, en attendant, je ne peux que te conseiller de lire sur le sujet ce très juste texte d'Alessi Dell'Umbria, Villiers-le-Bel : le procès d'une révolte.
[6] J'avais d'abord écrit qu'il n'y en avait nulle mention. Sauf que j'avais mal utilisé Google Actualités, ainsi qu'on me l'a fait remarquer en commentaire. Bref, erreur. Et correction.


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