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Le “Mahfouz de la télé” et la fin du “grand homme de lettres”

Publié le 31 mai 2010 par Gonzo

Le “Mahfouz de la télé” et la fin du “grand homme de lettres”Un des plus célèbres “écrivains” arabes vient de disparaître, mais son nom est à peine connu. Osama Anwar Okasha (أسامة أنور عكاشة), auteur, entre autres immenses succès, des Nuits de Hilmiya, vient en effet de s’éteindre, au Caire, à l’âge de 69 ans.

Après avoir publié quelques textes (romans, nouvelles, des pièces de théâtre…) passés largement inaperçus, Okasha a connu la gloire en tant que scénariste de feuilletons, une “profession” qui ne lui a sans doute pas donné la légitimité artistique. Elle aura tout de même fait de lui une étoile de la scène culturelle, gagnant très honnêtement sa vie. (Aujourd’hui, les meilleurs scénarios, ceux du Syrien Fouad Hamira (فؤاد حميرة) par exemple, se négocient aux alentours de 70 000 dollars, un chiffre à faire rêver bien des romanciers : voir cet article en arabe).

La véritable carrière d’Okasha avait débuté avec l’l'ouverture économique des années Sadate dans une Egypte qui s’offrait de plus en plus à la consommation de masse, attisée par les dollars d’un “pétro-islam” puritain d’inspiration wahhabite. Au début des années 1980, alors que la télévision faisait désormais partie des rites familiaux, les studios cairotes réinventèrent totalement l’art du feuilleton en s’inspirant des recettes américaines diffusées à cette époque, le soap opera façon Dallas ou Falcon Crest.

Commencé en 1983 avec Al-shahd wal-dumû’ (الشهد والدموع : Miel et larmes), l’âge d’or du feuilleton égyptien culmine avec Layâli al-hilmiyya (ليالي الحلمية : Les nuits de Hilmiyya, du nom d’un quartier du Caire). Créés entre 1987 et 1991, ses quelque 150 épisodes ont été rediffusés par la plupart des télévisions de la région et c’est en fait toute une génération qui dont l’imaginaire social et politique a été modelé par le savoir-faire d’Okasha, souvent associé à Mohamed Fadel (le réalisateur de Nasser 56, déjà mentionné, dans un précédent billet).

C’est avec ces feuilletons qu’Okasha a gagné son surnom de “Mahfouz de la télévision”. Et il est vrai qu’on trouve plus d’un point commun entre les deux auteurs : chez l’un comme chez l’autre, l’abondante production naît d’un même goût de l’analyse sociale sur fond de saga familiale. Si ce n’est que le scénariste est l’exemple même de ces “scribes” qui, pour reprendre le titre du livre de Richard Jacquemond, ne furent jamais, aux yeux des gardiens de la “république des lettres” des écrivains à part entière, malgré (ou peut-être à cause de) leur immense succès.

Le succès, de toute manière, avait fini par s’éloigner peu à peu. Saluée par de nombreux prix, Al-Masrawiyya (المصراوية : La cairote/ l’égyptianité) aura été diffusée par la télévision égyptienne durant ramadan 2007, mais cela était de moins en moins souvent le cas pour ce scénariste qui s’obstinait à être exigeant sur la qualité, et qui préférait travailler avec de bons acteurs plutôt qu’avec des stars capables d’attirer les spots publicitaires. Faute de faire suffisamment recette, Okasha était un peu devenu l’homme du feuilleton “de qualité” doucement poussé vers les créneaux horaires les moins prisés.

Fidèle à son habitus – pour utiliser les termes de Bourdieu – “d’intellectuel éclairé” (مثقف تنويري), Osama Anwar Okasha pouvait se permettre de traiter ‘Amr Ibn al-’As (un “compagnon” du Prophète, conquérant de l’Egypte au VIIe s.) de “plus vile personnalité de l’islam” (أحقر شخصية في الإسلام) et de dénoncer, à propos des actrices prenant le voile, “une campagne parfaitement organisée des riches milieux salafistes” (حملة منظمة ومرتبة جيدا من دوائر سلفية ثرية : article en arabe sur le site d’Al-Arabiya). Mais il était pareillement capable d’exploser de colère en constatant que Nancy Ajram (voir ce billet), icône de la pop culture arabe et support de pub pour Coca-Cola, faisait désormais partie des dix personnalités les plus influentes du monde arabe.

Arrivé sur le devant de la scène grâce à l’ouverture économique et à l’afflux de pétrodollars dans l’univers de la production culturelle, Osama Anwar Okasha était bien un “Mahfouz à la télévision”, le représentant d’une époque, celle du “grand homme de lettres”, en train de disparaître. Porté sur le devant de la scène par le développement d’une culture de masse, ce nostalgique des années Nasser et de l’arabisme aura en fait contribué, sans en avoir sans doute totalement conscience, à enterrer une certaine image de l’intellectuel sous l’avalanche d’une culture hybride globalisée à l’image des soap opera à l’américaine qu’il avait, en en fin de compte, favorisée en l’adaptant au goût local.

Un peu de nostalgie pour ceux qui ont connu cette époque et qui connaissent par coeur le générique des Nuits de Hilmiya…


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