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Etre là

Publié le 05 juin 2010 par Magda

Etre là

Manifestation contre Mediaspree à Berlin en 2009

Samedi après-midi à Berlin, un mois de juin où le temps se fait enfin divin! Qui veut aller avec moi à la manifestation contre Mediaspree? Personne. Mon chéri est en tournage. Les autres veulent buller dans des parcs, loin de la circulation, un bouquin à la main. Bien leur en prennent. Je ne leur jetterai pas la pierre. Pour qu’ils puissent continuer à buller dans des espaces publics verts et fleuris, pour qu’ils puissent continuer à boire des coups dans des bars le long de la Spree (le fleuve de Berlin), je vais manifester aujourd’hui.

Et je ne suis pas seule. Nous sommes plus de 1500 manifestants à protester contre ce projet urbain qui vise à construire un immense pôle de communication sur les bords du fleuve, en lieu et place des friches qui s’y trouvent. Nous ne ferons plus la fête au Bar 25, nous ne lirons plus nos BD sur le sable, nous n’aurons plus cette vue superbement poétique sur des rives nues, désertées de toute forme de commerce. Au lieu de cela, nous serons tous stagiaires à 400 euros chez MTV, Universal, O2 et toutes ces entreprises censées “ "créer des emplois” ". Tout autour de ces hideuses constructions, la vie deviendra chère, on boira des cocktails aseptisés avec les touristes pour 15 euros, on mangera dans des McDo et on écoutera des produits MTV, Universal et O2 sur nos Ipod. Voilà ce qui attend Berlin, si l’on ne fait rien.

L’an dernier, déjà, ils ont réussi à fermer le Bar 25 dont je vous parlais ici. Le Bar 25 était pourtant devenu un haut de lieu de la fête, de la hype, et donc du tourisme festif. Pour être claire : il rapportait beaucoup de fric, faisait tourner beaucoup d’emplois, et contribuait au rayonnement de Berlin à l’étranger. Pas de guide Lonely Planet sans son chapitre sur le Bar 25. Un immeuble MTV saura-t-il susciter le même enthousiasme?

Jolie manif. Pacifique, joyeuse. Dans leur camion sonorisé, les organisateurs s’adressent aux passants dans la rue, les invitant à nous rejoindre. Ils expliquent pourquoi la construction d’édifices destinés à abriter ces grandes entreprises américaines va faire grimper les loyers des riverains, va chasser la vie de quartier et la remplacer par des séries de cantines pour businessmen sous-payés. Les looks des manifestants : robe d’été blanche-sandales en cuir ; minishorts-collant lacéré; punk sans chien ; chapeau melon-minijupe ; hauts-de-forme ; masques d’animaux ; intello sans style ; vieux beau rocker ; hippie sur le retour. Jean-baskets, souvent, beaucoup.

A la craie de couleur, sur le bitume, nous écrivons dans toutes les langues des slogans pacifiques. “ "Les rives de la Spree pour tous” " est celui qui domine. La police nous accompagne, toute de verte vêtue. Cohabitation harmonieuse. A toutes les fenêtres, les mamas turques du quartier de Kreuzberg nous scrutent, voilées et dubitatives. Les serveuses du fast-food asiatique sont sorties pour nous regarder passer, la casquette du restaurant vissée sur leurs têtes.

Nous arrivons à l’Oberbaumbrücke, le pont où doit avoir lieu la fête de clôture de la manifestation. Il est prévu que des artistes se livrent à quelques performances politiques. Des cuisiniers turcs ont installés leurs stands de délices pour nous accueillir. Mais la police en a décidé autrement.

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Maquette du projet Mediaspree à Berlin, vue depuis le pont Jannowitz

La musique, turque et électro, ne plaît plus aux uniformes verts. Ils veulent se saisir de nos hauts-parleurs fixés sur le toit de la camionnette. Dans le camion, l’organisateur crie : “ "Protégez les hauts-parleurs!” " Nous nous jetons massivement sur le véhicule. J’aime toujours être au début de la manifestation, et je me suis retrouvée à deux centimètres des pares-chocs lorsque les policiers ont décidé de repousser le camion en sens inverse, au risque d’écraser certains d’entre nous. J’avais justement dans mon dos une manifestante en fauteuil roulant.

Ils poussent le camion, mais nous résistons. Alors ils commencent à taper. A partir de là, je n’ai plus vu grand-chose. Les gaz qu’ils nous balançaient me firent tant tousser que je dus reculer de 50 mètres. J’esquivai de justesse le jet d’eau qu’ils ouvrirent sur nous, mais peu d’entre nous eurent cette chance. Quand je reprends mes esprits, autour de moi, c’est la détresse. Ces hommes de trente ans, si vigoureux, à genoux, tremblant de tous leurs membres sous l’effet du gaz lacrymogène, et se laissant nettoyer les yeux à l’eau en bouteille par d’autres manifestants : je ne les oublierai jamais. Je me suis demandé si les policiers avaient honte, à cet instant-là, ou s’ils jouissaient de leur puissance.

Tout ça pour une paire de hauts-parleurs ficelés sur le toit d’une camionnette pourrie.

Un peu plus loin sur le trottoir, mon ami Steve, venu sur le tard avec des remords, a vu une jeune fille se prendre une baffe en plein visage par la police. Lorsqu’elle est tombée à terre, ils l’ont laissée là, comme ça.

Et on ne me fera pas le coup des casseurs. Il n’y en avait pas.

Je me demande si cette police-là protège les citoyens, ou l’idée, vague et communément admise, d’une “ "loi” ". Quelle loi? Celle de l’État – donc des citoyens – ou des méga-firmes qui produisent la daube qu’on nous force à écouter à l’Eurovision, au supermarché, partout?

C’est ainsi qu’on crée les révoltes. Par la connerie.

Ils n’auraient pas dû arrêter notre fête, ils n’auraient pas dû arracher nos hauts-parleurs, éteindre notre musique, nous empêcher de dessiner et d’écrire à la craie sur les trottoirs, de manger de la cuisine turque et de croire, ensemble, tous, qu’on est là, qu’on a un pouvoir de décision. Quand, à force d’imbécilité, le divorce des générations sera consommé, la jeunesse ne pourra plus s’adresser à ces grandes entreprises pacifiquement. Et là…

L’appel à la résistance, en anglais, sur ce site : http://www.urbanartcore.eu/board-mediaspree-create-free-spaces/

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