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Mariama Bâ : Un chant écarlate

Par Gangoueus @lareus
Mariama Bâ : Un chant écarlateJ'ai eu un peu de mal à commencer la lecture de ce roman. En effet, la mise en scène des personnages m'a posé un problème. Ousmane Guèye est un jeune lycéen vénéré par sa mère Yaye Khady. Il vit dans les bas-fonds de Dakar, à Usine Niari Talli pour ceux qui connaissent. Son père est un invalide des guerres coloniales, dévôt patient de la foi musulmane, traducteur de sourates en langues locales. Ousmane a été un garçon serviable pour sa mère durant son enfance et son adolescence, un élève brillant qui nourrit néanmoins un complexe certain à l'endroit de la gente féminine qu'il tient à distance depuis un choc de l'enfance.
Au lycée qu'il fréquente, nait une idylle avec Mireille, la fille unique d'un diplomate français en poste au Sénégal. Une blanche. Après la lecture d'un classique dense comme Une si longue lettre, le lecteur que je suis, à la prudence de l'amoureux qui marche sur des œufs, saisi par la peur d'être déçu. Aussi cette rencontre plus qu'improbable pour moi, au Sénégal entre le fils d'un prolétaire musulman et la fille d'un aristocrate représentant la diplomatie française, me laissait entrevoir une suite peu cohérente vu l'hermétisme qui régit les rapports entre européens et africains dans les grands centres urbains d'Afrique noire francophone...
Le diplomate français renvoie sa fille en France quand il découvre cette relation inattendue. Nous sommes dans la période du tumulte de mai 68. Mireille n'abdique pas, les émeutes  auxquelles elle participe consacre la rupture avec la génération "sclérosée" de son père qui a rejeté " ça ", Ousmane . Fidèle à  ce dernier malgré les milliers de kilomètres qui les séparent, elle entreprend une correspondance avec ce dernier pendant toute la période de leurs études universitaires avant que ce dernier ne vienne, à l'insu de leurs parents respectifs, l'épouser en France dans une mosquée et rentrer avec elle à Dakar.
C'est l'analyse  de cette rupture de Mireille avec sa famille et son pays et le retour sur Dakar avec toutes les péripéties qui attendent ce couple mixte que nous propose Mariama Bâ. Une analyse fine, passionnante, critique, subtile de la société sénégalaise. Mariama Bâ propose une réflexion profonde sur cette variante du mariage mixte, en cochant sur papier les épisodes de l'intégration de Mireille auprès de sa belle famille, le portrait d'Ousmane à la fois attaché à son épouse et fidèle à Yaye Khady, jouant dans une forme d'indécision fruit de cet écartèlement qui caractérise les intellectuels africains face à ce choc culturel de la rencontre avec l'autre. Il est intéressant d'observer sous la plume de l'écrivaine sénégalaise les idéaux magnifiés dans l'échange épistolaire entre les amoureux passés sous le feu de la réalité dakaroise. Racisme, choc des cultures, on a parfois du mal à mettre des mots sur les maux tellement leur description nous est faite dans toute leur complexité.
Entre Mireille qui s'enfonce dans une solitude et un rejet orchestré par sa belle-mère, Ousmane qui se refuse à tout choix et les intrigants qui n'accordent pas de crédit à cette union hors norme, chaque lecteur aura sa lecture suivant sa sensibilité. Mariama Bâ fait vivre de l'intérieur le ressenti de toutes ces femmes. Que se soit Yaye Khady la belle-mère, Ouleymatou la maîtresse,  Mireille l'épouse, c'est dans ces portraits de femmes que la narration de la romancière excelle. Réalisant à ma grande surprise et après des débuts laborieux, un roman de la même efficacité qu'Une si longue lettre par la juste distance voire neutralité que Mariama Bâ place entre elle et la réalité qu'elle décrit.
Quelques extraits : 
Entendons cette belle-mère sénégalaise réalisant le mariage de son fils avec une tubaab
"Oussou! mari d'une femme blanche! Il y a des maux que le confie à l'amitié. Il existe dont le partage est aisé. La confidence sincère trouve souvent un baume."  Mais ce qu'elle ressentait, elle , Yaya Khady? L'espérance désertait son âme. Pouvait-on vivre sans désirer?
Son cœur se durcissait. Pouvait-on vivre sans aimer?
L'amertume l'habitait. Pouvait-on vivre de mélancolie?
Le flux et le reflux de ses pensées tristement roulaient leurs vagues dans sa tête.
Page 134, Editions NEAS
Entendons cette jeune femme, Ouleymatou, qui veut reconquérir le cœur d'Ousmane
Elle fit briller tout son corps à l'aide d'une vaseline parfumée. Sa peau ointe la vêtait comme un voile velouté qui se gonflait à l'emplacement des seins petits et durs, et à la cambrure  des hanches pour envelopper une croupe rondelette et ferme.
L'encens montait dans un vase d'argile troué et s'enroulait en volutes odorantes autour de ses jambes légèrement écartées. Elle offrait tout son corps aux caresses tièdes des nuages.
Des colliers  blancs tirés d'une boîte garnirent ses reins de leurs ceintures sonores. Elle choisit un pagne assez léger pour laisser deviner ses formes tout en restant décent. Elle déplia un soutien-gorge spécialement acheté pour faire valoir sa poitrine.

Page 210, éditions NEAS
Vous avez une idée brève de la chaleur des sentiments qui animent les acteurs (les actrices) de cette tragédie humaine.
Mariama Bâ, Un chant écarlate
Editions NEAS, reparution de 2005, 316 pages
Lu grâce à mes amis dakarois d'AGENDAKAR

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