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La quête du Pouvoir (”Le Retour”, Harold Pinter, 1965)

Par Jazzthierry

Quand on découvre la pièce de Harold Pinter (dossier photo) dans la traduction de Eric Kahane (1969), on est d’emblée frappé par la présentation très lapidaire des personnages. Prenez Shakespeare, il définit toujours les siens soit par la fonction qu’ils occupent (roi, prince, premier ministre, ambassadeurs, etc.) soit alors par les liens familiaux qu’ils entretiennent entre eux. Au contraire chez Pinter, les six personnages sont très sobrement définis par leur prénom et leur âge; un âge d’ailleurs très approximatif: «la trentaine» nous dit-on pour Ruth, «un peu plus de trente ans» s’agissant de Lenny, «environ vingt-cinq ans» pour Joey, etc. On pourrait juger la forme désinvolte, mais alors pourquoi nous donne-t-on plus précisément les âges de Max et de Sam ? N’est-ce pas lié au fait que ceux-ci sont les plus vieux de la pièce (respectivement 70 et 63 ans) ? Ainsi l’auteur, avant même le premier acte, suscite immédiatement maintes interrogations chez le lecteur auquel il est permis d’imaginer que cette négligence apparente est en réalité pour Harold Pinter, un moyen à la fois simple et ingénieux d’opposer deux générations dont l’une - la jeunesse - est par la force des choses, toujours plus instable que l’autre.

En outre, Pinter nous laisse également le soin de tisser les liens existant entre ses personnages, probablement parce qu’il les ignore lui-même au moment où il rédige son texte… comme il l’explique d’ailleurs dans son discours de réception du prix Nobel. On comprend au gré des pages que Max le boucher à la retraite, est le père tyrannique des trois garçons (dans l’ordre: Teddy l’aîné, Lenny et Joey), Sam le chauffeur est son frère et Ruth, l’épouse de Teddy. Ce dernier, devenu professeur de philosophie dans une université américaine, revient dans la maison de son enfance, située dans un quartier populaire du Nord de Londres où vivent encore son père avec le reste de la famille, alors que la mère, Jessie, n’est plus de ce monde. On songe souvent à un autre «retour», celui de Koltès (le «Retour au désert») qui avait imaginé les retrouvailles entre Mathilde et son frère. Ici de la même façon, la haine, les rivalités, et l’amour s’expriment tour à tour, et de manière plus où moins voilée à l’intérieur de cette vieille demeure.

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Mais tentons d’aller plus loin, en nous interrogeant sur le thème principal de cette pièce à la fois courte (limitée à deux actes) et dense du point de vue du sens. D’aucuns continuent d’y voir aujourd’hui une pièce très misogyne, alors qu’à mon sens Pinter a voulu traiter de tout autre chose: du pouvoir et de la destitution. De quoi s’agit-il ? Au début Max, en apparence falot mais très fin observateur, triomphe au milieu de ses fils. Tout semble tourner autour de lui. Tous ont besoin de lui (il est par exemple le seul à savoir faire la cuisine, menace son frère Sam de le jeter dehors dès qu’il n’aura plus de travail…). Et si parfois le langage est particulièrement grossier entre eux, les enfants se montrent assez vite obéissants, voir tendres à l’égard d’un père-Janus (oscillant constamment entre une apparente pusillanimité et une violence radicale). L’arrivée de Ruth va considérablement bouleverser le paysage. On est, au même titre que les personnages de la pièce, séduit par cette femme belle, complexe et probablement plus philosophe que son mari (Teddy ne peut visiblement pas se passer d’elle pour préparer ses cours à l’université…). Avant de connaître Teddy, elle était modèle pour photographes; mariée, elle mène une vie plus respectable et donne naissance à trois garçons. Pourtant à la fin, Ruth prend la décision, qu’on peut juger scandaleuse ou incompréhensible, de renoncer à ce qu’elle avait patiemment construit et qui lui assurait une vie stable et confortable: sa situation, ses enfants, son mari. Elle reste avec Max et quitte Teddy repartant seul avec sa valise. Ruth entamera une carrière de prostituée à Londres (sous la protection de Lenny, qui ne l’a pas attendu pour devenir proxénète…). On serait tenté alors de juger sévèrement son attitude; pourquoi en effet, accepter de troquer une vie paisible en Amérique avec Teddy, contre cette nouvelle vie glauque d’esclave sexuelle à Londres ? C’est la question-clé de la pièce. N’oublions jamais que Pinter écrit «Le Retour» au milieu des années soixante, dans un contexte d’émancipation des femmes et de libération sexuelle. On doit je crois, interpréter son geste comme un formidable acte de libération derrière une apparente soumission aux hommes de la maison et admettre que Ruth est pour Pinter ce que Monika (que l’on voit ici fumer une cigarette) est pour Bergman: une femme incarnant un certain féminisme.  

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La dernière scène de la pièce nous montre un drôle de tableau: Ruth assise sur une chaise (son trône) alors que tous les hommes sont littéralement à ses pieds (à l’exception de Lenny en position d’observateur): Joey, Max (la suppliant de l’embrasser) et Sam allongé, presque mort. Le centre de gravité a changé, Ruth détient le pouvoir. C’est au fond le retour triomphal d’une femme à la maison après la disparition de la mère Jessie, disparition qui explique peut-être l’ambiance chaotique qui y règne depuis. A la réflexion on peut même se demander si “le Retour” n’est pas davantage que celui de Teddy, celui de Jessie sous les traits physiques de Ruth ? C’est encore une hypothèse… En tout cas, les derniers mots que celle-ci adresse à Teddy alors qu’il s’apprête à partir sont à la fois sublimes et trompeurs: elle lui dit en effet «ne deviens pas un étranger» et l’instant d’après, commet un terrible lapsus en appelant son mari «Eddie»… L’acte manqué prouve que Teddy est en réalité déjà un étranger à ses yeux; il vient de subir une disgrâce.

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Site en anglais consacré à Harold Pinter: ici


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