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Le bandeau

Publié le 19 juin 2010 par Philippe Thomas

Poésie du samedi,1 (nouvelle série)

J’ai décidé de reprendre la chronique poétique du samedi. Juste parce que j’en ai envie et que j’en ressens la nécessité (de la poésie). J’avais essayéle Dimanche de la Vie, qui n’a connu que quelques éditions mais sans doute le dominical sied-il mal à la poésie… Plusieurs trouvailles, trop précieuses pour être gardées pour moi tout seul, m’incitent au partage de roboratives pépites de verbe ciselé. Ce sont là trésors qui ne valent que partagés. J’espère ainsi arriver à boucler une autre centaine de chroniques, même si je n’ai aucun texte écrit d’avance et juste quelques bouquins débordants de marque-pages improvisés. Autant d’intuitions dont parfois il m’arrive de perdre l’évidence fulgurante, quand j’ouvre à nouveau les passages repérés… C’est un risque, ça, de perdre l’importance d’un instant particulier, le « kairos » des Grecs.La poésie est ainsi ce rayon de lumière, acte de lucidité, d’amour ou de foi, quels que soient les colorations que chacun y trouve ou y projette.

C’est d’abord un décalage avec la prose triviale qui pleut à verse sur l’ordinaire des jours. C’est aussi une rupture de ton avec le discursif, le narratif ou le démonstratif qui sévissent dans les proses prosaïques. Cette fois, je m’autoriserai justement la prose poétique que j’avais dogmatiquement écartée jusqu’à présent. C’est surtout un dévoilement, une ouverture d’yeux, un éveil du regard intérieur.Un chatouillis qui élève le coeur et met l’âme en fête. On s’y trace ainsi un petit chemin dans les mots, les siens ou ceux des autres, pour se rendre habitable à soi-même, se réconcilier avec l’existence ou le grand mystère du monde, pour rire aussi. On s’y réinvente un alphabet et un vocabulaire pour tutoyer les anges, amadouer ses semblables ou soi-même. Ou les trois à la fois ! Le poème réussi est tantôt viatique tantôt repaire (repère aussi !), table ouverte ou chapelle intime. Trait d’union et pierre angulaire… Une épreuvede vérité souvent, un dévoilement toujours.

Justement, commençons par le commencement avec ce… bandeau :

« S’asseoir entre chien et loup à une table en face d’une fenêtre grande ouverte sur un horizon marin très étendu que l’on contemple jusqu’àl’épaississement de l’obscurité. Au plus noir de la nuit, se bander les yeux d’un foulard de soie blanche, puis, d’une cuvette emplie de teinture d’indigo où on l’aura mis tremper depuis une semaine, en retirer avec le pouce et l’index de chaque main, un autre que l’on étend verticalement à quelques centimètres de son visage. Lorsqu’on aura acquis la certitude qu’aucune goutte ne tombera plus, attirer à soi une boucle de lointain que l’on modèlera sans un geste.

Commencer par les yeux puis les sertir de muscles et d’os. Retenir sa respiration pour entendre le premier souffle de l’autre. Lui nouer le foulard autour de la tête, caresser son cou, ses épaules, y accrocher ses mains, les y faire pénétrer, tandis que l’on sent de ses propres épaules se dégager d’autres mains, s’en décrocher, s’en éloigner, vous caresser la poitrine, la creuser en détachant le cœur qui bat, faire pivoter le ventre et les jambes qui s’en vont. Une fois dénoué le foulard blanc, se considérer assis en face de soi-même, bandé de bleu, observer la lente rotation de l’horizon nocturne et la vaporisation de l’ancien corps, puis condenser le regard atmosphérique dans les nouveaux yeux fermés, les débander avec ses mains nouvelles, les ouvrir. »

Michel Butor , Petites liturgies intimes pour hâter l’avènement du grand transparent de Jacques Hérold, Paris, Galerie de Seine, 1972.

J’adore le titre de cet opuscule de Butor que je crois peu connu, ces petites liturgies intimes…tout comme cette puissante image, « attirer à soi une boucle de lointain que l’on modèlera sans un geste… ».Bien connu des manuels scolaires pour sa Modification,Butor n’a cessé de travailler avec des artistes depuis son délaissement de l’écriture romanesque. Ce texte, dont je donne ici le premier mouvement, a été publié par une galerie parisienne à très petit tirage. J’ignore s’il a été repris quelque part. Je ne le connaissais pas avant de l’acquérir sur ebay, au flair, en me disant qu’un écrivain comme Butor et un peintre comme Hérold, ça ne pouvait que donner de l’excellence… J’ai été comblé ! Pour l’anecdote, ce type de livre d’artiste (illustré d’une litho, numéroté et signé par l’un et l’autre, siouplait) est assez collectionné et je n’y croyais pas quand j’ai enchéri en misant par jeu le nombre de visiteurs ayant consulté l’annonce à mon passage ! J’ai gagné de justesse…

Plus loin, ces petites liturgies éminemment poétiques, au sens premier d’un « faire », d’une création, passent par une « grotte cérébrale », une « pyramide pectorale », la « multiplication des mains », « l’étoile ombilicale des sens » et s’achèvent sur le « miroir ventral ». Les cinq branches de cette étoile se lisent ainsi :

« Voir le centre de la terre

Entendre l’éclosion d’une rose

Sentir le fumet des fossiles

Goûter les flammes des gaz rares

Palper les nuages. »

Jacques Hérold (1910-1987) est un peintre d’origine roumaine, lié aux surréalistes et notamment estimé d’André Breton. Je crois me rappeler qu’il était du groupe La main à plume pendant l’Occupation. Outre son œuvre de peintre et de plasticien, il a été l’illustrateur de nombreux ouvrages de poètes aux éditions Fata Morgana où il a lui-même publié un Maltraité de peinture, préfacé par… Michel Butor !


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