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Faut-il être blanc, barbichu ou président pour jouir du droit à l’insulte ?

Publié le 22 juin 2010 par Variae

Plus le temps passe, plus on peine à démêler le pataquès psychodramatique qu’est devenue l’expédition tricolore au Mondial sud-africain. Entre les incidents à répétition, les lectures que l’on peut en faire, et celles que d’autres voudraient que l’on en fasse, on s’y perd, disons le franchement, plus qu’un peu.

Que retenir de ce pénible feuilleton à rebondissements ?

Faut-il être blanc, barbichu ou président pour jouir du droit à l’insulte ?

La tentative faite par certains de plaquer la grand’peur des banlieues et des racailles qui les peuplent sur une équipe de France dont nombre de joueurs en sont issus ? La tentative d’expliquer que l’échec sportif est le produit direct des divisions de l’équipe, elle-mêmes conséquences de clivages communautaires, ethniques et religieux ? La tentative d’étendre le domaine de la lutte sur l’identité nationale à un nouveau territoire sportif ?

La guerre (pas si) secrète entre « France 98 » d’une part, Domenech, la DTN et les instances fédérales d’autre part ? Le parti pris en faveur des premiers de TF1, qui n’invite sur son plateau que Barthez (plutôt digne et mesuré d’ailleurs), Pirès (dont on sait le contentieux personnel avec Raymond Domenech), et Bixente Lizarazu comme envoyé spécial en Afrique du Sud – beau commando qui démonte et dénigre chaque soir l’équipe de France ? Comme si la première chaîne française avait décidé de montrer patte blanche à leur copain Laurent Blanc, futur sélectionneur national, en organisant soigneusement la tabula rasa avant son arrivée ?

La déchéance de l’Équipe, réduite à des méthodes de presse à scandales (couverture racoleuse avec insanités en grosses lettres, fuites montées en épingle) pour améliorer son bilan comptable ? La dérive d’une rédaction qui fait primer sa vendetta contre Domenech, lointaine continuation du lynchage d’Aimé Jacquet, par rapport à sa mission d’information ? Faut-il retenir cela, le droit à la vie privée – en l’occurrence celle de l’équipe de France – foulé au pied au nom du droit à l’information ? La reprise et mise en scène, hors contexte, de propos de vestiaires qui auraient sinon été gérés en interne ?

Non, ce qu’il faut à mon sens retenir de ce barnum, c’est qu’un gros mot, ou une insulte, n’a pas la même valeur selon la personne qui le ou la prononce. C’est l’enseignement, plus que du seul mondial, de tout ce beau mois de juin, voire des trois dernières années.

Prenez un humoriste sévissant sur une radio de gauche – mieux encore, incarnant la « résistance de gauche » dans une radio suspectée de sarkozysation rampante. Ce champion radiophonique, pas toujours drôle il est vrai, de la lutte contre l’ordre établi, a sa façon bien à lui de prouver son indépendance et son impertinence : répéter plusieurs fois à l’antenne « J’encule Sarkozy », à une heure de grande écoute, sur la principale matinale du paysage hertzien. Ou, pour varier les plaisirs, « Ségolène Royal est une poufiasse ». Quand ses patrons envisagent de le sanctionner, c’est une levée de boucliers générale, au nom du droit, pardon, du devoir d’impertinence. C’est comme ça : insulter le président de la République prouve que vous êtes son farouche et incorruptible opposant, donc quelqu’un de bien. Symétriquement, il est vrai, le président en question n’hésite pas à gratifier un de ses concitoyens d’un viril « Casse-toi pauv’ con », devant les caméras de télé. Ce qui lui vaut le mécontentement de la gauche et des gens de droite bien élevés (ça fait beaucoup), mais ce qui ne nécessite visiblement ni mise au point officielle, ni amende honorable.

Prenez maintenant un footballeur sévissant dans une équipe issue en grande partie des couches populaires de notre société, et dépeint par les médias, qui plus est, comme l’incarnation des banlieues capuche-weshwesh-niquetamère. Ce champion footballistique, pas toujours très efficace il est vrai, a sa façon humaine, trop humaine de gérer la pression d’un match chauffé à blanc et d’une opinion nationale hystérisée : il pète un plomb à la mi temps, gratifiant son entraîneur d’un « Va te faire enculer, sale fils de pute ». Pas sur l’antenne de France Inter, pas au salon de l’agriculture devant les caméras de télé, non, dans un vestiaire. Et même pas directement (et yeux dans les yeux) à l’entraîneur en question. Quand ses patrons finissent par le sanctionner, c’est dans l’approbation générale, avec à la clé l’opprobre nationale pour le principal intéressé.

Admettons qu’un observateur neutre existe encore dans notre beau pays. Il pourrait se dire : tiens c’est étrange, d’où vient que « enculé » est moins acceptable que « j’encule », que « va te faire foutre » est cent fois pire que « casse-toi pauvre con » ? Pourquoi Le Monde, Libération et Le Figaro, à l’instar de leur alter ego sportif l’Équipe, n’ont pas encore entrepris une campagne pour exiger la démission du président de la République et de l’humoriste de France Inter, qui salissent respectivement l’honneur de la République et celui du service public ?

Ah mais mon bon monsieur, vous n’y êtes pas ! Didier Porte, assurément, et Nicolas Sarkozy, même si lui passe vraiment les bornes, on ne doute pas au fond de leur caractère d’être civilisé. L’un partage l’antenne avec les animateurs du Masque et la Plume, l’autre tutoie Obama et Angie Merkel. Et puis il vient de Neuilly, pas le genre à voler le sac à main de votre grand-mère, si vous voyez ce que je veux dire. En revanche, cet Anelka, c’est complètement différent. Ces jeunes des banlieues, toujours à deux doigts de basculer dans l’islamisme ou la violence … il faut les recadrer au premier débordement. Ils ne comprennent que ça, l’autorité façon régiment. Et comme ils ne réussissent que dans le sport (enfin, réussissaient), il faut veiller à ce que l’éducateur sportif, dernier rempart de l’autorité dans les ghettos, soit respecté comme Dieu-le-père. A la schlague. Un joueur, même sans « casier », même dans un moment de faiblesse, qui manque de respect au coach, c’est le symbole de tout : violence des quartiers, communautarisme, agressions contre les professeurs … Alors qu’un humoriste ou un président qui manque de respect dans les médias, qui récidive même, ça ne veut rien dire ni de lui, ni de l’époque ni du pays : c’est juste un instant d’égarement, sans aucune conséquence.

Mais moi, est-ce que j’ai encore le droit de m’emporter et d’employer un langage cru quand je suis énervé ? Est-ce qu’on va envoyer devant le tribunal tous les automobilistes qui s’oublient lors des embouteillages ? Est-ce qu’on doit déchoir de la nationalité française Éric Cantona, qui avait traité le sélectionneur de l’époque de « sac à merde » ?

Mon bon monsieur, c’est très simple ! Si vous êtes blanc, barbichu ou domicilié à l’Élysée, vous pouvez continuer à jurer comme bon vous semble. On est au pays de Rabelais, nom de Dieu ! Mais si vous portez capuche et accent des cités, garde à vue, pardon, gare à vous ! On vous aura prévenu. En France, il y a des ministres par définition innocents parce qu’ils n’ont pas “une tête à couvrir la fraude fiscale”. Et des footballeurs par essence coupables parce qu’ils ont la gueule cassée, ou un peu trop basanée.

Romain Pigenel


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