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"La Promesse de l'aube", de Romain Gary

Par Liss

La Promesse de l'aube est une promesse de lecture que je m'étais faite il y a plusieurs années maintenant, mais j'aurais peut-être encore tardé à la tenir s'il n'y avait eu la magie des blogs, qui savent opérer des bouleversements dans votre liste de lecture : un livre à lire dans un avenir plus ou moins lointain se retrouve du jour au lendemain en tête de liste. Zarline et je ne me rappelle plus quel autre blog sont donc coupables de grave incitation à la lecture de ce roman, sous le charme duquel je suis tombée. C'est tout simplement une "valeur sûre". On a coutume de dire que les goûts ne se discutent pas, mais je vous assure que, si vous lisez La Promesse de L'aube sans la trouver chargée de Beauté, c'est que vous manquez de goût. Vous et moi ne nous entendrons jamais et c'est d'ailleurs très peu probable que nous nous rencontrions car vous habitez loin, très loin de la terre des belles lettres.

La Promesse de l'aube, de Romain Gary

(photo de Romain Gary et de Jean Seberg, sa deuxième compagne)

Roman Kacew est un "mélange de sang juif, cosaque et tartare" (p. 279) Il est né en Russie, d'une mère dont le courage, la détermination et la force de conviction sont incomparables. Ce roman autobiographique est le témoignage de la foi inébranlable d'une mère en son fils. Romain n'a pas plus de huit ans, lorsque sa mère crie à ses voisins peu aimables : "Vous ne savez pas à qui vous avez l'honneur de parler ! Mon fils sera ambassadeur de France, chevalier de la Légion d'honneur, grand auteur dramatique, Ibsen, Gabrielle d'Annunzio !" Elle fera tous les sacrifices, endurera toutes les peines et les privations, multipliera les actions pour l'avènement de ce brillant avenir. Le roman est une belle illustration de la parole qui dit "la foi soulève les montagnes". Si tous les professeurs, tous les parents pouvaient avoir la même confiance dans les capacités de leurs élèves, de leurs enfants, on recenserait beaucoup moins d'échecs. Romain Gary sera en quelque sorte ce que sa mère avait prédit : Consul général de France, compagnon de la Libération, officier de la Légion d'honneur, lauréat (deux fois !) du prix Goncourt...

Conquis par la ferme assurance de sa mère, le jeune garçon est résolu à faire éclore le(s) talent(s) qu'il est censé posséder, moins par désir personnel de gloire que pour faire plaisir à sa mère et la récompenser pour son extrême dévouement. Il essaiera tour à tour la musique, la danse, la peinture, la scène, le sport... avant de se "résigner" à la Littérature. Il passera de longues heures à trouver un pseudonyme convenable, c'est-à-dire, du point de vue de la mère, français, car celle-ci a une autre obsession en dehors de son fils, celle de la France, pays des droits de l'homme, patrie de la vertu et de la liberté... Cette France imaginaire n'a rien à voir avec la réalité, Romain en fera l'expérience, mais l'amour pour ce pays ne sera en rien diminué.

Romain sera naturalisé Français, prendra le pseudonyme de Romain Gary, et ce roman autobiographique peut être lu comme une déclaration universelle d'amour : amour pour sa mère, pour sa patrie, pour l'être humain qu'il veut "sauver" de tous les dieux qui le guettent : le dieu de la bêtise, celui qui "se réfugie de plus en plus dans la science pure, et on peut le voir souvent penché sur l'épaule de nos savants ; à chaque explosion nucléairte, son ombre se dresse un peu plus haut sur la terre" ; le dieu des vérités absolues. Chaque fois que celui-ci "tue, torture et opprime au nom des vérités absolues, religieuses, politiques ou morales, la moitié de l'humanité lui lèche les bottes avec attendrissement" ; le dieu de la petitesse, des préjugés, du mépris, de la haine, celui qui, "penché hors de sa loge à l'entrée du monde habité, est en train de crier "Sale Américain, sale Arabe, sale Juif, sale Russe, sale Chinois, sale Nègre" [...] c'est un des dieux les plus puissants et les plus écoutés, que l'on trouve toujours dans tous les camps, un des plus zélés gardiens de notre terre, et qui nous en dispute la possession avec le plus de ruse et le plus d'habileté." (p.15-16)

Vous trouverez dans ce livre des réfléxions intéressantes, profondes sur les thèmes suivants : amour, humour, racisme, guerre, littérature, art, patrie.
Et puis j'ai envie de me montrer très généreuse (c'est le roman qui m'y pousse) et de vous servir de larges extraits. Par exemple cet épisode particulièrement savoureux (c'est le cas de le dire !), qui donne une idée à la fois de la condition du jeune écrivain, de l'humour de l'auteur et de son humanisme.
Romain voit une de ses nouvelles publiée dans le journal Gringoire. La rémunération qu'il perçoit lui fait perdre la tête : il se laisse aller à des dépenses insensées, convaincu qu'il ne tirera plus le diable par la queue. Il croit aussi que tous ses écrits vont désormais être publiés sans réserve.
"Je m'achetai une boîte de cigares et une veste de sport. Les cigares me donnaient mal au coeur, mais résolu à bien vivre, je les fumai jusqu'au dernier. Là-dessus, saisissant mon stylo, j'écrivis coup sur coup trois nouvelles, lesquelles me furent toutes renvoyées, non seulement par Gringoire, mais aussi par tous les autres hebdomadaires parisiens. Pendant six mois, aucune de mes oeuvres ne vit la lumière du jour. Elles étaient jugées trop "littéraires". Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. [...] Il me fallut beaucoup de temps pour admettre que le lecteur avait droit à certains égards et qu'il fallait bien lui indiquer, comme à l'Hôtel-Pension Mermonts, le numéro de la chambre, lui donner la clef, et l'accompagner à l'étage pour lui montrer où se trouvent la lumière et les objets de première nécessité.
Je me trouvai très rapidement dans une situation matérielle désespérée. [...]
Une soirée particulièrement sombre me revient à l'esprit chaque fois que je pense à cette période de ma vie. Je n'avais rien mangé depuis la veille. J'allais souvent rendre visite à un de mes camarades, qui habitait avec ses parents aux environs du métro Lecourbe, et j'avais remarqué qu'en calculant bien mon arrivée, on me demandait presque toujours de rester dîner.
Le ventre creux, je décidai de leur faire une petite visite de courtoisie, je pris même un de mes manuscrits avec moi, pour en faire la lecture à M. et Mme Bondy, me sentant très bien disposé à leur égard. J'avais une dent énorme et je calculai soigneusement mon temps pour arriver au potage. Je commençai à sentir nettement le fumet délicieux de ce potage aux pommes de terre et poireaux dès la place de la Contrescarpe, alors que quarante-cinq minutes de marche me séparaient encore de la rue Lecourbe - je n'avais pas de quoi m'offrir le métro. J'avalais ma salive, et mon regard devait avoir une lueur de concupisecnce folle, parce que les femmes seules que je croisais s'écartaient légèrement et pressaient le pas. J'étais à peu près sûr qu'il y aurait aussi du salami hongrois et du gâteau au chocolat, il y en avait toujours. Je crois que je ne me suis jamais rendu à un rendez-vous d'amour avec, dans mon coeur, une plus merveilleuse anticipation.
Lorsque j'arrivai enfin à destination, débordant d'amitié, personne ne répondit à mon coup de sonnettte : mes amis étaient sortis.Je m'assis dans l'escalier et attendit une heure, puis deux. Mais vers onze heures, un sentiment élémentaire de dignité - il vous en reste toujours quelque part - m'empêcha d'attendre jusqu'à minuit leur retour, pour leur demander à manger.Je me levai et refis en sens inverse la maudite rue de Vaugirard, dans un état de frustration que l'on imagine.Et c'est là que se situe un autre sommet de ma vie de champion.Arrivé au Luxembourg, je passai devant la brasserie Médicis. La malchance voulut qu'à cette heure tardive je pus voir, à travers le rideau en tulle blanc, un brave bourgeois en train de manger un chateaubriand et m'évanouis tout bonnement.Mon évanouissement n'était pas dû à la faim. Je n'avais certes pas mangé depuis la veille, mais j'avais à cette époque une vitalité à toute épreuve et il m'était arrivé souvent de demeurer deux jours sans nourriture et sans pour cela me dérober à mes obligations, quelles qu'elles fussent.
Je m'étais vanoui de rage, d'indignation et d'humiliation. Je ne pouvais admettre qu'un être humain pût se trouver dans une telle situation, et je ne l'admets pas encore aujourd'hui. Je juge les régimes politiques à la quantité de nourriture qu'ils donnent à chacun, et lorsqu'ils y attachent un fil quelconque, lorsqu'ils y mettent des conditions, je les vomis : les hommes ont le droit de manger sans condition." [p. 210 à 214]

Je ne peux pas non plus ne pas vous citer un des passages clef du roman, pour ne pas dire le passage principal, qui résume la vie de Romain Gary, justifie le titre :

"Il n'est pas bon d'être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ca vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c'est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube d'une promesse qu'elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu'une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son coeur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d'amour, mais vous êtes au courant. [...] Vous avez fait, dès la première lueur de l'aube, une étude serrée de l'amour et vous avez sur vous de la documentation. Partout où vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu. Je ne dis pas qu'il faille empêcher les mères d'aimer leurs petits. Je dis simplement qu'il vaut mieux que les mères aient encore quelqu'un d'autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n'aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine." (p. 36-37)
La Promesse de l'aube. Langage métaphorique, émotion permanente, poésie à fleur de texte. Un roman qu'on est heureux d'avoir lu.
Editions Gallimard, collection folioplus classique, 490 pages.


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LES COMMENTAIRES (1)

Par Paola
posté le 26 décembre à 23:23
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La promesse de l'aube, un des plus beaux livres que j'ai lu. Romain Gary un des hommes les plus attachants que je n'ai jamais rencontré qu'a travers ses écrits, et ce qu'on a dit de lui, mais quel panache!

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