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Eric Woerth, aveugle et sourd en son propre ministère ?

Publié le 29 juin 2010 par Variae

Les responsables d'administration et les élus ont toujours deux attitudes possibles vis-à-vis de la masse des dossiers qui sont traités par leurs services. La première attitude, que l'on qualifiera d'interventionniste, consiste à se mêler de tout, ou à prétendre qu'on se mêle de tout, et à clamer que " pas un dossier " n'échappe à sa vigilance ou à celle de ses proches collaborateurs. C'est une posture valorisée quand tout va bien, et qui donne aux électeurs et aux administrés le sentiment d'un responsable actif, compétent, et capable d'accélérer les supposées lourdeurs propres à toute grosse machine - collectivité territoriale, ministère. C'est notamment le profil soigneusement construit et mis en scène par Nicolas Sarkozy dès le début de son mandat élyséen : un président qui monte personnellement au front (sur tous les fronts), qui a son mot à dire sur chaque projet, et qui ne s'en laisse pas compter par l'appareil d'État et les " blocages bureaucratiques ".

Eric Woerth, aveugle et sourd en son propre ministère ?

Et puis il y a une deuxième attitude, particulièrement chérie lors d'une crise mettant en cause l'administration en question. Elle consiste, au contraire, à se dépeindre en décideur au-dessus de la mêlée, déléguant toutes les tâches de routine à ses subalternes pour se consacrer seulement aux grandes orientations politiques à moyen et long terme. Le discours change du tout au tout : l'administration n'est plus une maison transparente où rien n'échappe à l'œil de lynx et à la volonté inflexible du décideur politique et de son équipe, mais une machine complexe et obscure, fonctionnant de manière absolument autonome et " en boîte noire " - rien n'en sort sinon des bilans globaux, le détail des décisions échappant complètement aux ministres qui en ont la charge. D'éventuels dysfonctionnements, bien entendu , ne pourraient alors être imputés au responsable politique.

C'est cette ambivalence qui est au cœur de " l'affaire " Woerth-Bettencourt, et de la défense de l'ex-ministre du Budget. Si fraude fiscale il y a eu, si, plus encore, elle a été suspectée ou mise au jour par la justice et signalée à son ministère, Eric Woerth - première question - a-t-il pu ne pas être au courant ? Admettons qu'il ait été au courant, est-il envisageable - seconde question - qu'il soit intervenu, ou est-ce inconcevable ? Pour faire bref, Eric Woerth est-il un ministre interventionniste et très au fait de ce que font ses services, ou bien est-il actuellement dépassé par les (non-)agissements de son administration, complètement " autonome " ?

On sait que la deuxième option constitue la ligne de défense du trésorier de l'UMP. Ligne de défense mise à mal par les révélations du juge Courroye, qui certifie que des suspicions de fraude fiscale avaient été transmises à son ministère. La défense d'Eric Woerth continue néanmoins à démentir toute intervention en faveur de l'héritière de L'Oréal, et plus largement toute ingérence sur ce genre de dossier. Est-ce plausible ?

Une interview accordée par le principal intéressé à Antonin André et Karim Rissouli pour leur livre sur le congrès de Reims du PS (Hold-uPS, arnaques et trahisons) apporte un éclairage substantiellement différent. Dans un chapitre dédié à " l'affaire Dray ", évoquant le rapport de la cellule Tracfin qui avait ouvert ladite affaire, Eric Woerth explique très clairement qu'en tant que ministre, il est non seulement alerté sur les dossiers concernant des personnalités, mais également en mesure de bloquer ou de ralentir une procédure. Certes, ces affirmations concernent les rapports de la cellule de lutte contre le blanchiment de l'argent - Tracfin - mais on ne voit pas pourquoi des dossiers de fraude fiscale, tout autant sensibles car concernant des personnalités connues, seraient traités différemment. L'interview en question, située aux pages 76 et 77 du livre, est édifiante. " Tracfin me signale le dossier d'enquête à l'été 2008 ", explique Eric Woerth. Comme cela se fait lorsque les affaires concernent des personnalités, le ministre est consulté[...]. J'ai donné mon accord pour que le dossier soit transmis à la justice. [...] Mais j'ai donné une instruction ferme : que l'on ne transmette qu'après l'élection du premier secrétaire [du PS]. Si le rythme normal avait été respecté, le dossier aurait été transmis plusieurs semaines avant, quelques jours avant le congrès de Reims. ".

Certes, comparaison ne vaut pas raison. On parle dans un cas de Tracfin, dans l'autre du Fisc. Mais il ressort de ces confessions que l'ex-ministre du budget est susceptible d'être tout à fait attentif à l'existence et au déroulement de procédures visant des personnalités. Comment ne pas penser, dès lors, que son "attention" a été démultipliée pour un dossier ne visant non pas un parlementaire de l'opposition, mais la plus grande fortune française, qui se trouve par ailleurs être un soutien financier de l'UMP ?

Romain Pigenel

This was written by . Posted on Mardi, juin 29, 2010, at 21:10. Filed under Bloc-notes. Tagged Antonin André, Clymène, écoutes téléphoniques, Eric Woerth, évasion fiscale, fisc, fraude fiscale, Karim Rissouli, L'Oréal, Liliane Bettencourt, Mediapart, Nicolas Sarkozy, Patrice de Maistre, Philippe Courroye, procès, Suisse, Tracfin, Trésor public, UMP. Bookmark the permalink. Follow comments here with the RSS feed. Post a comment or leave a trackback.


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