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Football et politique : la France de la défaite

Publié le 30 juin 2010 par Labreche @labrecheblog
L'équipe de France de football, pour la seconde fois en quelques mois, agite le pays, son opinion, ses médias, ses gouvernants. Une défaite attendue, espérée, souhaitée

Football et politique : la France de la défaitePar deux fois le football a dernièrement envahi la presse et les débats politiques. La première fois, en novembre dernier, c'était pour un succès que l'on a décrit comme immérité, et pire, acquis à l'aide d'une " tricherie ", un contrôle de la main de Thierry Henry (suivi d'un centre habile et d'une tête de William Gallas, pour que l'action aboutisse à un but). Une faute caractérisée, donc, par ailleurs fort courante dans le football actuel - il y a quelques jours, le but de Luis Fabiano marqué grâce à un double contrôle de la main contre la Côte d'Ivoire n'a ainsi pas suscité la moindre réclamation de la part de Christine Lagarde ou de Christophe Dechavanne. Une faute qui par ailleurs ne change rien au simple fait que l'Irlande n'a jamais été en position de se qualifier sur les deux matches de barrage (menée 1-0 au terme du premier match en Irlande, égalisant à 1-1 au Stade de France, mais sans se créer la moindre occasion par la suite). On a déjà vu victoire plus imméritée, ou décisions arbitrales plus contestables, y compris lors de matches décisifs de la sélection française, sans une telle levée de boucliers1.

Cette fois, ce n'est plus pour une victoire, mais pour une défaite que l'équipe de France est visée. D'abord parce que cette défaite, a-t-on dit, est elle-même honteuse. Pourtant, elle n'aurait dû surprendre personne, surtout pas ceux-là même qui protestent aujourd'hui. Car ce sont pour la plupart ceux qui prédisaient une défaite au premier tour et, parfois, la souhaitaient ouvertement. À tel point que le défaitisme a paru à la mode ces dernières semaines. Un simple petit test, certes sans valeur scientifique, reflète cette ambiance qu'il ne faut plus décrire comme morose, mais bien comme hostile. Sur Google, la recherche " J'espère que l'équipe de France va perdre " livre près de 37 000 résultats. Soit les deux tiers du total de résultats de la recherche " J'espère que l'équipe de France va gagner " (56 000). Étonnant, sans conteste : on a tout de même rarement vu 40 % de la population d'un pays quel qu'il soit lui souhaiter une défaite, fût-elle sportive. Pire, avant le dernier match contre l'Afrique du sud, 75 % des personnes interrogées par France 2 souhaitaient la défaite de l'équipe de France. La défaite a été souhaitée de tous côtés, par le petit peuple (à travers un groupe Facebook), autant que par certains membres privilégiés de l'élite politique nationale, depuis Marine Le Pen jusqu'à Jacques Attali.

C'est dire que cette atmosphère est lourde. Et qu'on ne peut balayer un tel objet de réflexion d'un revers de main, sous prétexte qu'il ne s'agirait " que " de football. Lorsque le président de la République reçoit un footballeur quelques instants après l'atterrissage des joueurs sur le sol français, on comprend sans difficulté qu'il ne s'agit plus là véritablement d'un débat sportif.

Défaitisme, déclinisme : le football, dernier touché

Car, à vrai dire, le défaitisme concernant l'équipe de France ne pourrait être que le dernier avatar d'une façon de penser très en vogue depuis quelques années dans l'hexagone. On penser surtout au " déclinisme " qui fait des ravages chez certains penseurs dont l'influence est souvent le trait le moins contestable. À commencer naturellement par Nicolas Baverez (La France qui tombe, 2003), Philippe Jaffré et Philippe Riès (Le jour où la France a fait faillite, 2006), ou encore, plus récemment, Éric Zemmour (Mélancolie française, 2010). Or, auprès de ces analystes-là, il est un fameux symbole qui résistait aux théories déclinistes : l'équipe de France de football, proclamée par d'autres penseurs non moins douteux symbole d'une société multiculturelle, multiraciale, la fameuse France " black-blanc-beur ". La récupération politique passe bien souvent par des théories fumeuses.

L'échec de 2002 était arrivé par surprise, pour une presse sportive encore traumatisée par ses partis-pris négatifs avant la coupe du monde 1998, autant que pour ceux qui attendaient que ce symbole galvaudé trébuche, et n'imaginaient pas qu'ils exulteraient si vite. Car en football, les choses vont vite : quatre ans plus tard, certains affûtent cette fois leurs critiques. Alain Finkielkraut, laissant libre cours à ses fantasmes racistes, dénonce en 2005 une équipe de France " black-black-black ". On sent alors les déclinistes mobilisés : las ! En Allemagne, emmenée par un Zidane flamboyant, pour la carrière duquel chaque victoire est une prolongation, l'équipe de France parvient en finale et ne cède qu'aux tirs aux buts, sans démériter, et même de façon quelque peu injuste, face à l'Italie.

Mais enfin, en 2010, toutes les conditions semblaient réunies pour que, cette fois, les déclinistes, les défaitistes, les critiques visionnaires se voient donner raison par les événements : une équipe de France sans véritable meneur sur le terrain ou dans les vestiaires, calamiteuse à l'Euro 2008, peu convaincante en phase éliminatoire, déjà visée de toutes parts par les critiques lors du barrage contre l'Irlande, un sélectionneur fragilisé par une presse défavorable et par la nomination de son successeur quelques jours avant l'entrée dans la compétition, une fédération désorganisée et mobilisée pour l'attribution de l'Euro 2016. Pas de nouvelle coupe du monde 2002, donc, pour l'équipe de France, pas de défaite déplorée par le chœur des sponsors et des télévisions mobilisés : cette fois, tous s'étaient préparés à frapper fort.

Derrière la " haine de soi "

On pourrait évoquer de nombreuses interprétations quant à cette revanche d'une certaine élite contre le symbole déchu d'une " France qui gagne ". Il est en effet un peu difficile de se contenter des explications tautologiques : on évoque la " haine de soi " française, un désir d'" autoflagellation ", et les Français céderaient on ne sait trop pourquoi à de surprenants penchants masochistes. Voilà encore l'un de ces concepts creux fort à la mode depuis quelques années, vite propagés sous la plume des chroniqueurs, utilisés par quelques essayistes en mal de succès facile, avant d'être bientôt tout aussi rapidement remplacés par un autre.

Mais qu'est-ce donc que la " haine de soi " ? Sans que l'on puisse forcément savoir par quels détours de la pensée, la " haine de soi " française n'est rien d'autre que la traduction précise du terme allemand Selbsthaß, notion élaborée par le philosophe allemand Theodor Lessing. Mais pour Lessing, juif lui-même, ce concept ne s'applique pas à n'importe quelle population : la Jüdischer Selbsthaß explicitée dans l'ouvrage du même nom (1930, traduit en français sous le titre La haine de soi ou le refus d'être juif), s'applique en effet à une certaine catégorie de juifs allemands qui participèrent, pendant l'essor du national-socialisme en Allemagne, à l'incitation à l'antisémitisme, et à la radicalisation de son fonds idéologique. En fait de haine de soi, il s'agit là plus exactement d'une haine de l'autre, du rejet violent par certains juifs assimilés de leur origine, et des juifs auxquels ils ne s'identifient pas ou plus.

La France des caïds

Football et politique : la France de la défaite
Voilà une précision qui éclaire quelque peu les critiques les plus sévères entendues au retour de l'équipe de France. Car certains événements, les éventuelles insultes de Nicolas Anelka à l'encontre de son sélectionneur, la grève de l'entraînement des joueurs de l'équipe de France, ont suscité des interprétations inquiétantes. L'amateur éclairé de football, lui, sait bien qu'au fond, la défaite de l'équipe de France était consommée après la défaite contre le Mexique, et que la suite relève de l'anecdotique : une phrase étrangement propulsée en une de L'Équipe, l'exclusion spectaculaire de son auteur présumé, un mouvement de protestation inédit à ce niveau . La vérité, c'est que la compétition était déjà terminée pour la France, et que l'ensemble des joueurs ont cédé à leur pire démon : la pression gigantesque qui, reposant sur eux, les broyait après que toutes leurs ambitions se fussent envolées en deux courts matches seulement, bourrés de maladresses et d'approximations.

Mais cette interprétation purement sportive ne suffisait pas. Il fallait plus : il fallait que la ministre chargée des sports, Roselyne Bachelot, dénonce un groupe " où des caïds immatures commandent à des gamins apeurés ", tandis que les responsables étaient convoqués en audition par l'Assemblée nationale. Alain Finkielkraut, dans la matinale de France Inter, quant à lui, se voyait enfin offrir l'occasion d'offrir une nouvelle fois sa parole, déplorant sans originalité (tout comme son ami Luc Ferry dans les colonnes du Figaro) la perte de valeurs du sport professionnel par rapport au sport amateur, mais dénonçant surtout " une bande de voyous [...] dans l'univers mental des Sopranos, de la mafia, de l'omerta ". Et appelant l'équipe de France, tout simplement, à " déclarer forfait ".

On le voit, le défaitisme n'émane pas à proprement d'une " haine de soi " mais au contraire d'une " haine de l'autre ". Une haine de celui qu'on imagine insuffisamment assimilé, insuffisamment français : le joueur de l'équipe de France selon Bachelot ou Finkielkraut, c'est un " caïd " de banlieue (terme soigneusement choisi puisque venu de l'arabe), que l'on dira " d'origine immigrée ", ou au moins musulman comme Ribéry. Des joueurs jugés tout simplement insuffisamment français au goût de certains, méprisant la Marseillaise (les larmes d'Evra, pendant l'hymne de France-Mexique, semblent être passées inaperçues), et en somme indignes de représenter la France. Comme si l'on n'excusait finalement leur présence à la partie " black " et à la partie " beur " de l'équipe de France que lorsque, comme Zidane ou Thuram, ses représentants portent l'équipe vers le succès.

Une étrange défaite, des lendemains qui chantent

Voilà donc le portrait de ces défaitistes. Loin de devoir faire le deuil d'une victoire de 1998 avec laquelle l'équipe de 2010 ne supporte pas la comparaison, ils se servent de cette dernière pour tenter, comme si cela était possible, d'effacer 98 des mémoires, pour proclamer leur honte d'être représentés par des jeunes issus de classes populaires, mal élevés et mal éduqués dit-on (ce qui devrait peut-être amener Luc Ferry à s'orienter vers une réflexion sur les inégalités scolaires actuelles), souvent enfants d'immigrés, ou immigrés eux-mêmes, ou du moins musulmans, voire " d'origine antillaise " comme est décrit un Thierry Henry sur sa fiche Wikipédia. Comme dans l'Allemagne de Lessing obnubilée par le coup de poignard dans le dos, comme dans la France de Vichy, les raisons de la défaite doivent être cherchées au cœur même de la nation, obsédée par des mois de débat et de polémiques sur son " identité ". On cherche l'ennemi intérieur, le mauvais français, sur le mode du " bouc émissaire " décrypté par René Girard. Les joueurs eux-mêmes, ironie du sort, se laissent aller à ce fantasme, recherchant une " taupe " en une époque où aucune information ne peut plus prétendre à la confidentialité : " il y a un traître parmi nous ".

Football et politique : la France de la défaite
Avec un soupçon d'exagération, certains observateurs (Guy Roux, Luc Dayan) ont comparé l'équipe de France de 2010 à la France de 1940, et fait de ce Mondial une " étrange défaite " et l'heure d'un sursaut nécessaire. L'exagération fait sourire, mais le ressentiment longuement ruminé d'une certaine élite envers cette équipe et ceux qui la supportent rappelle bien quelques opinions des pétainistes de la première heure. En somme, 1998 serait un petit 1936, et 2010 une parodie de 40, et certains réflexes soulignés par Marc Bloch il y a soixante-dix ans, dans L'étrange défaite, justement, résonnent assez juste11 : " Parce que la bourgeoisie était ainsi anxieuse et mécontente, elle était aussi aigrie. Ce peuple dont elle sortait et avec lequel, en y regardant de plus près, elle se fût senti plus d'une affinité profonde, trop déshabituée, d'ailleurs, de tout effort d'analyse humaine pour chercher à le comprendre, elle préféra le condamner. [...] J'ai vu un brave homme, nullement insensible aux plaisirs des yeux, refuser de mettre les pieds à l'Exposition Universelle. Elle avait beau offrir cet incomparable trésor, orgueil de notre nation : les chefs-d'oeuvre de l'art français. Un ministre abhorré l'avait inaugurée. "

Voilà qui rappelle un peu le refus affiché par certains de soutenir une équipe condamnée d'avance et achevée en grande pompe, un sélectionneur pris pour cible par une presse souvent ordurière, des joueurs raillés avant même de mettre le pied sur le sol sud-africain. Car le défaitisme n'est pas une attitude purement rationnelle de prévision, tout au contraire il est l'attitude de celui qui " croit à la défaite, ou la souhaite et y contribue ". Du défaitisme à la trahison, il y a en général à peine un pas.

Qu'on retienne donc la portée profondément politique de cette analyse, sans oublier toutefois qu'il (ne) s'agit (que) de football. Comme cela a déjà été précisé, en football, les choses vont vite. Les défaites en éliminatoires de 1990 et de 1994 préparèrent le succès inespéré de 1998. Celles de 2002 et de 2004 ne laissaient pas supposer le sursaut de 2006. Gageons que 2012, 2014 ou 2016, sur le sol national, redoreront le coq brodé sur le maillot français - qu'on souhaite d'ailleurs de redevenir un jour tricolore, les sponsors ayant eu tendance à prendre un peu trop à la lettre la qualification de " Bleus ". Et, comme toujours, l'enthousiasme français se réveillera. Avant la finale de 2006, 86 % des Français s'attendaient à une victoire de Zidane et consorts ; avant le match contre l'Afrique du sud en 2010, les trois quarts espéraient une défaite ; on peut s'attendre à ce que cette équipe redevenue gagneuse réunisse de nouveau les suffrages, et que le public le plus versatile du monde applaudisse les joueurs de Laurent Blanc. Comme les pétainistes de 1940, qui applaudirent nombreux De Gaulle sur les Champs-Élysées ?

Notes :
(1) Par exemple lors du Mondial 2006 : un but parfaitement valable refusé contre la Corée du sud ; un penalty en faveur de la France, lors de la finale contre l'Italie, pour une faute de Zambrotta sur Malouda, oublié au début de la seconde mi-temps ; ou bien encore l'expulsion de Zidane, certes méritée mais décidée sur vidéo, ce qui est contraire au règlement si souvent défavorable aux Français (en 1982, ce coup de pouce aurait été appréciable après que l'attentat de Schumacher sur Battiston fût oublié par un arbitre distrait).
(2) Il est évident que les résultats obtenus intègrent des pages concernant d'autres sports, et des déclarations de supporters étrangers, mais ils fournissent malgré tout un reflet remarquable de l'opinion française quant à sa sélection de football, que concernent sans aucun doute l'immense majorité de ces résultats.
(3) " Coupe du monde : un groupe facebook souhaite la défaite des bleus ", lepost.fr, 11 mai 2010.
(4) " Marine Le Pen "ne se reconnaît pas" dans les Bleus ", nouvelobs.com, 3 juin 2010.
(5) Jacques Attali, " Je souhaite la défaite des Bleus ", slate.fr, 20 juin 2010.
(6) Dans le quotidien israélien Haaretz, le 18 novembre 2005, à propos des émeutes des banlieues. Extraits.
(7) Vidéo sur le site de l'émission, le 21 juin 2010.
(8) Article " Thierry Henry " sur Wikipédia.
(9) Le bouc émissaire, 1982.
(10) Patrice Evra, en conférence de presse, le 19 juin.
(11) L'étrange défaite (1940), 1990, p. 197-198.
(12) Article " Défaitisme " du Trésor de la langue française informatisé.
(13) Sondage CSA/iTélé/Le Parisien, 8 juillet 2006.

Crédits iconographiques : (1) La détresse de Pierre-André Gignac après la défaite face à l'Afrique du sud, le 22 juin © Reuters - (2) L'équipe de France et les caïds, même combat ? © Le Figaro - (3) Peut-on effacer 1998 ? © DR.


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