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Madame Putiphar : Pétrus Borel et les prisons

Publié le 27 juin 2010 par Irmavep69

mirabeaus101219279928943_3130La publication de Pétrus Borel, escales à Lycanthropolis, appelle à des repentirs. Non que les textes choisis ne dûssent pas l'être - bien au contraire, le choix des dix textes présentés, difficile à réaliser, est plébiscité tant par les lecteurs découvreurs  que par les amateurs éclairés, pour certains connaisseurs avertis de l'auteur -, mais en raison des nécessaires oublis et des immanquables laisses de textes que nous avons du consentir.

Aussi je vous propose de compléter la lecture des Escales par celle de chapitres qui aborderont chacun un thème traité de manière singulière et exemplaire par Pétrus Borel. Ces chapitres, qui paraîtront sous forme de "feuilletons", traiteront successivement : des prisons ; de la providence ; de la vengeance ; du fantastique ...

N'oubliez pas, lecteur amateur et lecteur curieux, de commander chez votre libraire ou via notre site notre dernier ouvrage, Pétrus Borel, escales à Lycanthropolis, qui vous propose de découvrir un florilège de dix textes courts où l'humour, féroce parfois, côtoie le désespoir le plus sombre, où le sarcasme est permis par le fantastique, où la dénonciation des travers de la société surgit avec une rare causticité. 

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A propos de Madame Putiphar : Pétrus Borel et les prisons

La publication de l’ouvrage Pétrus Borel, Escales à Lycanthropolis, a été l’occasion d’une création originale présentée au Musée des Beaux-Arts de Lyon. Il s’est agi de proposer une découverte à quatre voix, - celles des deux guides d’Artis Mirabilis et celles des deux complices du Vampire Actif -, de quelques œuvres choisies du Musée, révélées à travers les commentaires sensibles des deux guides, enrichies par des lectures de textes de Pétrus Borel et des évocations d’épisodes de la vie singulière du Lycanthrope.

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Débutée dans la salle des sculptures, la présentation, toute en finesse, par les deux guides d'Artis Mirabilis, de "l’Odalisque" de Pradier et du tableau de Victor Orsel  "Moïse enfant présenté à Pharaon", témoins de l'engouement pour l'orientalisme de ce début du XIXème siècle, a permis
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d'évoquer deux oeuvres de Pétrus Borel. Cette approche originale  a proposé d'une part la découverte de l’extraordinaire pamphlet, intitulé L’Obélisque de Louqsor présenté dans un précédent article (Sauveteurs ou voleurs), et d'autre part d'évoquer un passage de Madame Putiphar, ce roman inclassable et hybride, salué par André Breton, dans lequel Pétrus Borel met en scène dans une scène admirable, Madame de Pompadour, en sultane nymphomane dans son boudoir transformé en harem.

La visite à deux voix, qui sera à nouveau proposée en septembre et en octobre, s’est achevée au pied de la sculpture de « La Prisonnière » de Zadkine, qui nous a permis de plonger dans l'atmosphère piranésienne de Madame Putiphar

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dans lequel la prison est très présente.

Le Romantisme a valorisé la métaphore et le symbole de la prison. Le prisonnier dans son cachot et le moine dans sa cellule sont « des sources éternelles de rêverie et de méditation » (Préface à Picciola, cité par Victor Brombert dans « la prison romantique »). Plus que jamais, à l’époque romantique, s’affirme le culte des grands prisonniers de l’histoire et de la légende, tels Casanova, Cellini, Sade, Masers de Latude, le baron de Trenck, Linguet, Pellico, Andryane,…

Rappelons-nous que la fin du XVIIIème siècle annonce l’importance du thème carcéral. Les espaces oniriques du roman noir ou « gothique » correspondent sans doute à un besoin de descendre vers l’irrationalité des profondeurs et le rétrécissement labyrinthique. Ces structures du rêve se manifestent également dans les prisons imaginaires dessinées par Piranèse. Ces vertiges des souterrains ou de l’entassement,

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nous les retrouvons dans bien des textes romantiques tout comme chez Pétrus Borel. Ce n’est sans doute pas un hasard si les scènes de détention cruelle et le goût pour Piranèse se manifeste parallèlement au grand rêve de la liberté. La fin du XVIIIème siècle est sans doute un âge de « raison » ; c’est aussi un âge qui se délecte d’horreur – fasciné par toutes les manifestations du despotisme. L’obsession des murs, des cryptes, des vocations forcées, des procédures inquisitoriales, des tourments, voire des viols et des tortures, correspond à l’éveil d’une révolte contre l’arbitraire. Malheur imaginaire et malheur vécu se recoupent. La réalité confirmera l’angoisse latente. Bien des familles, à ce tournant de l’histoire connaissent la déchirante expérience de l’emprisonnement. C’est en prison qu’André Chénier écrit ses vers les plus émouvants. Pour les jeunes Hugo et Vigny, comme pour beaucoup d’autres enfants de cette génération, le mot prison aura à jamais une résonnance particulière. La chute de Napoléon ne fera que replonger l’Europe dans la peur de la prison d’Etat.

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Si l’image de la Bastille après 1815 continue à fonctionner comme symbole, il convient de déchiffrer ce symbole comme symbole d’autre chose. Car la Bastille est anachronique : ce sont les prisons de l’Europe réactionnaire qui s’imposent comme réelles et terrifiantes, du Spielberg à la Sibérie. Casanova, par exemple, les évoque dans ses Mémoires : « J’ai vu au Spielberg, en Moravie, des prisons bien autrement affreuses ». Certains thèmes privilégiés peuvent expliquer l’intérêt porté par les Romantiques à l’image de la prison : beauté tragique de la solitude, individualisme et inquiétude devant le problème de l’identité, angoisse existentielle, problématique spatio-temporelle, glorification de la révolte qui transforme la société en prison et le forçat en héros d’un double drame de la chute et du rachat, orgueil de tout châtiment-détention sous le signe ambivalent de Prométhée-Lucifer. Enjeu dialectique des tensions entre
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oppressions et rêve de liberté, entre fatalité et liberté, entre la conscience des limites et le désir d’infini. Il
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s’agit là d’un thème de prédilection dans les romans noirs que ce soit dans « le Moine » de Lewis, dans « Melmoth, l’homme errant » de Charles Robert Maturin, dans  "Le Chateau d'Otrante " d'Horace Walpole, ou bien encore dans les romans d’Anne Radcliffe.

Mais, si chez ces auteurs, il s’agit de mettre leurs héros dans des lieux de ténèbres, de souffrances, d’isolement et d’abandon, prolongeant ainsi le caractère dramatique et fantastique du récit, Pétrus Borel y introduit une dimension de vérité qui amène à une véritable dénonciation de la prison elle-même et du système qui l’utilise. En effet, contrairement à un Jules Janin par exemple, dont les textes consacrés à l’univers carcéral et ses débauches d’horreurs décrites avec un délice morbide (illustré par le voyeur qui assiste hypnotisé au « spectacle »), utilisent un ton sensationnel, satyrique, presque enjoué, Pétrus Borel affirme présenter au lecteur des faits réels dont il s’indigne et qu’il désigne très clairement comme une ignominie du pouvoir. Dans son roman « Madame Putiphar », roman réaliste autant que roman noir, roman historique autant que roman gothique, les deux héros, Déborah et Patrick, vont connaitre les geôles et les prisons. Déborah sera violentée et

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violée par le supérieur hiérarchique de son mari, alors mousquetaire du Roi, puis par « Pharaon » lui-même, (c'est-à-dire Louis XV) dans son gynécée, le « Parc aux Cerfs », que Déborah décrit comme « une prison d’Etat », « comme un couvent », puis
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sera emprisonnée au Fort Sainte-Marguerite, prison presque « idyllique », bénéficiant du ciel méditerranéen, de la douceur du climat, d’un panorama exceptionnel et surtout d’un bon gardien-geôlier, Monsieur de Cogolin, Gouverneur des îles, qui fait son possible pour rendre le séjour supportable, voir agréable. Le Fort Sainte-Marguerite est plutôt une retraite spirituelle, où l’on peut « dans le calme, le repos et l’aisance » être « libre, aussi libre que les oiseaux du ciel qui suspendent leurs nids à ses murailles ». Monsieur de Cogolin « était réellement bon et mettait tous ses soins à alléger le sort des malheureux confiés à sa garde. Jamais il ne leur faisait sentir son sceptre, dont il est si facile à un Gouverneur de faire une massue. Autant que possible il éloignait d’eux tout ce qui pouvait leur rappeler qu’ils étaient captifs, et leur procurait toutes les distractions que le lieu et sa fortune lui permettaient. Il leur donnait des jeux, des journaux et des livres ; pour promenoir son jardin et tout le fort ; et souvent il les emmenait en pleine mer faire des parties de pêche jusque dans les eaux d’Asinara. ».

Patrick connaîtra pour sa part un parcours semblable mais beaucoup plus terrifiant. Lui aussi sera soumis à une agression sexuelle de la part de « Mme Putiphar » (en fait, Mme de Pompadour), cette « putain royale » comme il la dénommera plus tard, aux provocations lascives de laquelle il résistera avec franchise et ironie, ce qui lui vaudra son emprisonnement à vie. Le

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boudoir de Mme Putiphar est décrit de styles « du rococo et du tarabiscot », lourdement chargés
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  « en chantournements, en arabesques, en afféteries », un véritable harem, parfaite illustration du monde frivole, de la « civilisation mignarde » et de la cour superficielle de Pharaon,  qui s’opposent aux beautés simples, rudes et franches de l’ art gaélique, cet art primitif que Patrick illustre en chantant « une longue ballade » suite à l’expression du dernier couplet de la romance que lui soupire , accompagnée par une mandoline, Mme Putiphar, «d’une voix perlée, pleine de sentiment, de cadence et d’afféterie ». Patrick ressent cet endroit comme « un guet-apens », « un traquenard », dans lequel on lui tend « des filets », on lui pose « des collets », « des nasses »,… C’est donc déjà une prison, celle « du dévergondage » qu’illustre la tenue portée par Mme Putiphar, appelée un « laisse-tout-faire » et dont Pétrus Borel feint de se demander s’il n’a pas tort de « rapporter ce nom impudique » qui « illustre si bien le dévergondage régnant à cette époque ».

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Par la suite, blessé, Patrick connaîtra l’affreuse prison du Donjon de Vincennes avant que d’échouer, à la fermeture de ce dernier, à la Bastille de sinistre mémoire. Il y connaitra, avec son ami Fitz-Harris, l’horreur des geôles, dans une descente verticale aux enfers, jusqu’à être jetés dans un puisard immonde, cloaque sans issue et sans lumière, demeure de la fange et des rats. Les geôliers y sont impitoyables, bras séculier consentant du pouvoir, s’évertuant, à l’instar de « Monsieur le Lieutenant du Roi au Donjon » à ne rien négliger pour que les prisonniers connaissent leur malheur au quotidien et qu’ils sachent « qu’ils sont ici pour souffrir. Il faut qu’à chaque pulsation de son cœur le prisonnier sente tout le poids de sa captivité et se trouve côte à côte avec son malheur». Pétrus Borel dénonce violemment à plusieurs reprises l’univers carcéral et le zèle des geôliers commandé par Monsieur le Chevalier de Rougemont dont le comportement sadique révolte : « Quelle vigilance ! Quelle entente dans les affaires ! Quelle adresse !... Comme les chiens mordaient bien à sa voix !...Quel silence dans le donjon ! Quelle tristesse ! Comme tout y était bien claquemuré ! Comme tout y était bien bouché, hermétiquement ! Comme on y souffrait bien ! Comme on y avait froid ! Comme on y avait faim ! Comme le désespoir y régnait ! » Un épisode, digne des écrits du Marquis de Sade, vient
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illustrer le caractère odieux du personnage et la violence gratuite dénoncée par Borel. Cet épisode se situe au chapitre XIV du livre sixième, quand Patrick et Fitz-Harris se font rouer de coup par M. de Rougemond et les porte-clés : « Tandis que ceci se passait, derrière Patrick se passait une chose plus barbare, plus ignoble encore, digne d’un Bourguignon au temps des Armagnacs, digne du temps où, emmitouflé dans une robe de damas doublée de martre, et le couteau en main, régnait le roi Capeluche (célèbre bourreau de Paris, qui s’était signalé parmi les assassins des Armagnacs en 1418). Le troisième porte-clés, homme de carnage, s’étant saisi de Cork (le chien fidèle de Fitz-Harris), et lui ayant brisé la tête sur l’angle de la cheminée et sur la muraille, s’amusait à barbouiller de sang Fitz-Harris étendu sans vie sur le plancher, en lui passant sur le visage le corps mort de son pauvre ami. Patrick, tournant la tête et voyant cette lâcheté, jeta un cri terrible ; mais M. le chevalier de Rougemont y donna un sourire d’applaudissement. » Charles Baudelaire, dans les pages qu’il consacre à Pétrus Borel dans son ouvrage « L’Art romantique » parues pour la première fois sous la forme d’un article de la revue « Fantaisiste » le 15 juillet 1861, note que « la peinture des horreurs et des tortures du cachot montent jusqu’à la vigueur de Maturin. » Seul « l’honnête » Monsieur de Guyonnet, pendant les années durant lesquelles il commandera au Donjon, « eut une conduite honorable et louable » et « se montrera bon et bienveillant ».

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Bien entendu les prisons dans lesquelles seront plongés tour à tour Déborah et Patrick sont en
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correspondance avec le romantisme, avec l’atmosphère si particulière des romans noirs et fantastiques du XIXème siècle, et participent entièrement à l’intrigue, mais Pétrus Borel introduit dans les descriptions de ces lieux et de leurs pratiques des éléments de véracité dans la lignée des récits de Victor Hugo (Derniers jours d’un condamné) ou d’un Silvio Pellico (Mes Prisons). Dans son article sur « Pétrus Borel et les prisons noirs», repris dans l’ouvrage « La prison romantique » paru chez Corti en 1975, Victor Brombert analyse à la lueur de ces multiples influences,  "Mme Putiphar". (Nous y reviendrons dans un prochain article, complémentaire à celui-ci). Jean-Luc Steinmetz pour sa part identifie deux ouvrages qui servent très directement non seulement de référence, mais de modèle à Pétrus Borel d’une part pour décrire le « Parc aux Cerfs », « ce gynécée de Louis le Bien Aimé » dans lequel se trouve retenue Déborah, d’autre part pour « imaginer » le cachot ou la « première Comté », chambre carcérale où Patrick est enfermé. En ce qui concerne le « Parc aux Cerfs », Jean-Luc Steinmetz identifie clairement que Pétrus Borel s’est abondamment inspiré des « Mémoires de Mme la Comtesse du Barri » texte apocryphe rédigé par Lamothe-Langon, un des maîtres du roman populaire de l’époque. De même en ce qui concerne les lieux d’enfermement de
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Patrick, les nombreux emprunts faits aux « Mémoires » de Masers de Latude, « le prince de l’évasion », sont évidents. Le nom
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de Masers de Latude est d’ailleurs décrit par Borel comme gravé en lettres capitales sur le mur de la cellule qu’occupent les prisonniers au Donjon de Vincennes. Les mémoires de Masers de Latude, publiées dans une nouvelle édition revue, corrigée et annotée par le citoyen Thierry en 1793 connurent un vif succès non seulement comme dénonciation des prisons royales mais également par le caractère du héros qui s’en était pris au pouvoir royal, avait faussé compagnie à plusieurs reprises à ses geôliers et était ainsi devenu un symbole de la Liberté. Certains passages de Mme Putiphar sont d’un réalisme certain. Nous évoquerons parmi d’autres exemples, les quelques phrases décrivant la fouille au corps ou bien encore les épisodes répétés de l’agression par les rats des deux malheureux prisonniers irlandais jetés dans le cul de basse-fosse, ce puisard qui sert « à venger la couronne », où grouillent « d’énormes rats dont le nombre semblait aller croissant ». Ces « hôtes immondes (…) avec une familiarité et une audace révoltantes, les harcelaient sans cesse et sans pitié. Ils s’attroupaient autour de la cruche à eau, sur le goulot de laquelle ils disposaient leur morceau de pain et, dans leur acharnement, souvent ils la renversaient, ou comblaient en s’entassant sur le corps l’un de l’autre la distance mise entre eux et leur proie. » La description de la fouille au corps se situe au chapitre VIII du livre 5 à l’arrivée de Patrick au Donjon : « Le lieutenant du Roi au Donjon ne tarda pas à paraître (…) et ordonna aux guichetiers de le fouiller. Pour qu’ils le fissent avec plus de zèle, il commença lui-même par leur en donner le bon exemple. Ayant retroussé le parement de ses manches, il introduisit ses mains dans les goussets et dans toutes les poches ; et, comme un chirurgien qui veut sonder une hernie, il promenait ses doigts jusque dans les lieux les plus secrets – honte et dégout !.... Le prisonnier fit un mouvement d’indignation, détourna la tête et cracha sur la muraille. On lui enleva son argent, sa montre, ses bijoux, ses dentelles, son portefeuille (…) Enfin on le dépouilla de ses vêtements, et on le recouvrit de haillons, sans doute imbibés des pleurs et des sueurs d’agonie de quelque infortuné mort à la chaîne.» Les descriptions des lieux d’incarcération sont piranésiens. On a même l’impression que Pétrus Borel avait sous les yeux les fameux dessins de prisons de Piranèse qu’il décrit précisément au lecteur. Les quelques exemples qui suivent illustrent ce propos. Cela n’aurait rien d’étonnant car il était dans l’habitude de Borel de travailler à l’écriture entouré de documents nombreux, documents écrits publiés tels des livres, mémoires, reproductions de dessins ou de peintures, ou documents prêtés par ses amis du Petit Cénacle qui travaillaient aux Archives et pouvaient lui procurer les documents désirés par lui. Ainsi au chapitre VIII du chapitre
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5 la description de l’intérieur du Donjon de Vincennes :  «arrivés à une enceinte de muraille d’une hauteur excessive, percée d’une seule entrée,  défendues par deux sentinelles, trois portes énormes, scellées de distance en distance dans l’épaisseur d’un mur ayant plus de seize pieds, s’ouvrirent et se refermèrent sur eux. Une lampe de fer, vraiment sépulcrale, éclairait de sa lueur mourante leur pas qui retentissaient sous les voûtes et se mêlaient aux cris des verrouils et des grilles, pivotant sur leurs monstrueuses crapaudines. Partout où l’œil perçait, il ne rencontrait, à travers les ténèbres, qu’un effroyable spectacle de serrures, de verrouils, d’écrous, de cadenas et de barres de fer.  Après avoir passé par un escalier à noyau, tortueux, étroit, escarpé, allongeant le chemin, multipliant les détours, de toise en toise obstrué de portes rigoureusement closes, au premier étage, un guichet, semblant une muraille qui va et vient, s’ouvrit, et ils pénétrèrent dans une vaste chambre, voûtée en ogive, avec un seul pilier au centre. Le jeune homme (Fitz-Harris), chargé de chaînes, soulevant alors sa tête inclinée en victime, lut cette inscription au dessus de la porte : « CARCER TORMENTORUM, salle de la question ; et aperçu les parois des murs et le berceau des voûtes couverts d’instruments de torture, étranges et inconnus. Tout au pourtour se trouvaient des stalles de pierre, environnées d’anneaux scellés dans des blocs, servant à assujettir, au moment des épreuves, les membres des malheureux placés sur ces sièges de douleur. Ça et là se voyaient aussi quelques lits de charpente, où l’on enchaînait le patient lorsque, anéanti par le surcroît de souffrance et près d’expirer, on lui donnait un peu de relâche pour le rendre à sa sensibilité, afin de lui faire subir de nouveaux supplices» De même la description du cachot puis de la cave dans lesquels sera enfermée Déborah lors de son arrivée au « Parc aux Cerfs » : « (…) M.de Cervière (…) ajouta aux invectives de La Madame des injures de corps de garde et, relevant de terre Déborah, il la força à coups de canne, à se tenir debout malgré sa défaillance. Puis, leur première furie passée, ils lui ôtèrent ses beaux habits, l’entraînèrent et l’enfermèrent dans un caveau servant de prison, n’ayant de lumière que la faible lueur qui pénétrait à travers les toiles d’araignées du soupirail, et d’autre couche qu’une litière de paille et de foi. (…) On lui jetait sa nourriture par un judas (…). Plus tard, après un voyage en carrosse durant plus d’une semaine « de tortures et d’affronts, de froid, de faim et d’insomnie », Déborah, à l’issue d’une traversée qui la conduit au Fort Sainte-Marguerite, est emmenée « dans un cachot qui attendait sa proie, comme une gueule vide. C’était un cabanon de pierre nue. Dans un coin il y avait un châlit, sur ce châlit il y avait un sac de paille et une couverture de laine, couleur d’ocre, trouée comme un crible. Dans un autre coin gisaient, consternées, une table à jambes torse et deux chaises de bois semblables à une boîte à sel. Percés et ruinés, ces meubles tombaient du haut mal, et pour peu qu’on les ébranlât, ils répandaient autour d’eux une poussière jaunâtre comme les étamines de maïs. Une petite fenêtre, placée très haut, fermée par un châssis et des barreaux de fer, éclairait faiblement cet affreux intérieur ; Déborah traîna la table tout auprès et monta dessus pour regarder d’où venait le jour ».

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La fenêtre joue un très grand rôle dans l’univers de la prison. C’est en effet, pour le prisonnier de sa cellule, la seule source de lumière, le seul lien avec l’extérieur, avec le monde des souvenirs, la seule échappée qui permet au prisonnier, souvent en se hissant, en se contorsionnant, au prix de multiples efforts, de contempler le ciel, de saisir l’image du dehors, et de laisser son esprit évoquer les souvenirs de la vie avant. Patrick, Déborah et Fitz-Harris, dans la grande tradition romantique -qui reprend en cela les témoignages tirés des Mémoires des prisonniers- auront des relations aux lucarnes, aux fenêtres, toujours munis de barreaux , tout à fait singulière, leurs formes, leurs tailles, leurs dispositions et le paysage qu’elles permettent de contempler étant des marqueurs certains de la situation plus ou moins critique des prisonniers. Ainsi, Déborah, sortant du    « Parc aux Cerfs », prisonnière du Fort Sainte-Marguerite, jetée dans un cachot à son arrivée, va découvrir, à travers « la petite fenêtre, très haute, fermée par un châssis de fer », que « la vue qui plongeait au loin, était grandiose, mais morne. On ne voyait que deux ciels ou deux mers, car le ciel est l’image de la mer, car la mer est l’image du ciel. » Cette description présage du séjour que passera Déborah dans cette île–bastille jusqu’au moment de son évasion. En ce qui concerne Patrick et Fitz-Harris, les descriptifs sont d’un tout autre ordre mais révèle de la même manière les conditions de leurs incarcérations. Ainsi, au Donjon de Vincennes, à son arrivée, Fitz-Harris, traîné évanoui par deux porte-clés, à travers « l’escalier tortueux, un repaire semblant servir de cuisine, » passe « dans un affreux cachot, à rez-de-chaussée, où on l’étendit sur un peu de litière, après l’avoir enchaîné à la muraille. » Revenant à lui dans le noir, Fitz-Harris retrouve son ami Patrick, et découvre au petit jour sa cellule (livre 5, chapitre VIII p : 255, 256) : « Le jour commençait à paraître. A la faible lueur qui pénétrait peu à peu par une sorte de meurtrière, Fitz-Harris put faire connaissance avec la fosse où il était plongé. L’examen n’en fut pas long : en outre d’un sol fangeux et de quatre murailles pourries, couvertes d’un suint graisseux et noirâtre, de traînées luisantes de limaçon, et de toiles d’araignées épaissies par la poussière, semblables à des membranes de chauve-souris, il ne découvrit autre chose qu’une sorte de lit creusé comme un évier dans la pierre… et au pied de ce lit ou de cette auge, un trou de latrine d’où sortait une puanteur infecte : c’était le seul endroit de cet égout où les chaînes des prisonniers leur permissent
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d’atteindre
». Cette lucarne leur permet d’entendre les bruits de la vie extérieure et permettra au prisonnier de retrouver son chien et de lui donner à manger. Plus tard, avec l’arrivée du  bon gouverneur de Guyonnet, les deux prisonniers vont être extraits de leur fosse et transférer dans une autre cellule. Le chemin pour y parvenir est long et lugubre, mais il s’élève dans les hauteurs du donjon signe certain d’une amélioration de leur sort. En effet, conforme à la symbolique, les pires conditions d’incarcérations sont aux sous sols, dans les culs de basse-fosses. Plus on s’élève, plus on se rapproche de la lumière puis du ciel, plus on est proche du soleil et meilleur est le sort (Livre 5, chapitre VIII p : 258) : « Après avoir tourné longtemps par la vis de l’escalier, ils arrivèrent au quatrième étage, dans une grande salle semblable à celle de la torture. A l’un de ses angles, trois portes armées chacune de deux serrures, de trois verrouils et d’énormes valets pour les empêcher de couler, et s’ouvrant à contresens l’une de l’autre, de manière que la première était barrée par la seconde, qui l’était par la troisième, toute doublée de fer. Ils furent introduits dans une chambre octogone, très lugubre, qui au prix de la fosse d’où ils sortaient leur parut un lieu de plaisance. Elle avait une cheminée, deux chaises, un grabat, une table, une cruche égueulée, et quatre vitres obscures qui laissaient passer quelques rayons de lumière tamisée par une lucarne étroite garnie d’un grillage, d’une
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rangée de barreaux et de deux treillis de fer.
» On notera la différence avec la fosse au niveau de l’ouverture qui d’une meurtrière sans vitre passe à une lucarne fermée par quatre vitre, obscure, certes, mais qui laisse passer des rayons de lumière. Prison oblige, on retrouve les inévitables barreaux. Parallèlement les conditions s’améliorent avec le mobilier et le changement de l’ordinaire du prisonnier : « M. le Lieutenant leur fit donner du feu, des livres, du papier, des plumes et de l’encre, et les mit au régime ordinaire des prisonniers, au vin, à la viande et aux harengs. Par un surcroît de faveur rare il leur accorda, pour le rétablissement de leur santé, la promenade du jardin, de trente pas de long, entre leurs geôlier et quatre sergents de garde ». Pétrus Borel décrit les inscriptions gravées sur les murailles de la cellule que Fitz-Harris lit et relit. Ces inscriptions sont réelles et les noms des prisonniers qui en sont les auteurs également (Chapitre XI , Livre 5 p : 261 et 262) : Fitz-Harris «tournait dans sa prison octogone, allant de pan en pan, d’angle en angle , lisant et déchiffrant pour la centième fois peut-être, les noms, les dates, les inscriptions, les sentences, les vers tracés sur les murs par les mains presque toujours innocentes des infortunés qui, dans d’autres temps, avaient été plongés dans ce cachot. HIEMS AETERNUM – 1680 L’HORLOGE NE SONNERA JAMAIS POUR MOI L’HEURE DE LA LIBERTE – 1701 O PUR AMOUR DE DIEU !... VOICI UN MOIS QUE J’AI EPOUSE JESUS CHRIST. DEPUIS CETTE ALLIANCE CONSIDERABLE, JE NE PRIE PLUS LES SAINTS, PAS MÊME LA VIERGE MARIE, PARCEQUE LA MAITRESSE DE MAISON NE DOIT IMPLORER LES SECOURS NI DE LA MERE, NI DES DOMESTIQUES DE SON EPOUX – 1695 JEANNE MARIE BOUVIERE DE LA MOTTE, GUYON DE QUESNOY LE COMTE DE THUNN – 1703 LE COMTE DE THUNN – 1713 LENGLET DUFRESNOY – 1725 CLAUDE PROSPER JOLIOT DE CREBILLON – 1734 - Désormais je serai vertueux, je ne ferai plus de TANZAI ET NEARDANE DIDEROT HENRY MASERS DE LATUDE – Mon esprit, soyez tranquille, et souffrez en paix vos douleurs MARQUIS DE MIRABEAU - La vie s’enfuit, les enfermeurs d’hommes et les enfermés passent. Dieu seul demeure et juge JE SORTIRAI QUAND CE CADRAN MARQUERA L’HEURE ET LE MOMENT". Le changement du responsable du Donjon, qui passe des mains de « l’honnête M. de Guyonnet, dans celles d’un avaleur de charrettes ferrées, d’un sot, d’un fat, d’un puant, d’un pince-maille, d’un bélitre, le Chevalier de Rougemont », va amener des changements sévères des conditions de détentions des prisonniers. Ce « roitelet », se croit obligé, comme « tout intrus qui arrive au pouvoir, …, dans la nécessité de manifester son élévation par de nouvelles remontes et de nouvelles réformes ».
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Ainsi « les habitants du Château furent gênés ou outragés ; ceux du Donjon accablés et torturés.  Le régime fut appauvri. On ne servi plus que de la basse viande coriace, filandreuse et visqueuse, du jarret, du collier, du paleron, et comme on ne donnait point aux détenus de couteau ni de fourchette de fer, il fallait qu’ils la lacérassent avec les ongles et la déchirassent à belle dent ; il est facile d’imaginer quelle rude besogne c’était. Le vin devint fier, le pain dur et grossier, la marée odoriférante ; les légumes semblaient avoir traversé une rivière à la nage ; les mets avaient été apprêtés à coups de sabre ;…» Le changement de régime des prisonniers s’accompagne de modification du confort des cellules que l’on dépouille de tout mobilier et objets récréatifs et d’une attaque en règle aux ouvertures : « On relève les fenêtres de façon à ce qu’on ne puisse voir ni au-dessus ni au niveau. On scelle à l’extérieur une grille saillant en dehors. On scelle dans les tableaux les barreaux croisés qui se traversent, et, dans l’embrasure, on place un même rangée de barreaux. A l’intérieur, pour tenir la fenêtre hors d’atteinte, on repose une grille coudée et contre-coudée que l’on garnit d’un treillis de fil d’archal à mailles fines et serrées. ». La fenêtre devient ainsi « lucarne »…. Pétrus Borel s’inspire ici directement des mémoires de Masers de Latude (Tome 2, pages 279, 280). S’ajoutent à ces brimades « des améliorations particulières. Les porte-clefs avaient eu ordre de ne plus faire, quelque fût la rudesse de l’hiver et du froid, que deux feux par jour aux prisonniers, c'est-à-dire de mettre, le matin en entrant chez eux, trois bûches dans les cheminées de ceux qui jouissaient du doux avantages d’en avoir, et trois bûches le soir au dîner". Mais, ajoute Borel, "pour eux il y eut suppression universelle des six bûches. Chaque prisonnier avait droit, droit consacré par l’usage, à six chandelles de suif en été, et à huit en hiver ; mais, chandelles d’été, chandelles d’hiver furent aussi pour eux mises à l’index ; ce qui, vu la petitesse de leur lucarne, garnie comme on sait d’une multitude d’espaliers de fer, leur procurait durant plusieurs saisons l’horreur des dix-neuf heures de nuit sur vingt-quatre » Cette descente aux enfers s’achèvera en sous-sol dans « un cul de basse-fosse, un cloaque sans issue, un puisard immonde, un tombeau », sans aucune ouverture. C’est là que périra Fitz-Harris dévoré par les rats et les fièvres. Transféré à la Bastille, Patrick qui s’enferme dans la folie, ne porte plus d’attention aux ouvertures, à l’extérieur, au ciel. Il « s’abyme en Dieu, il s’abyme dans la prière » et ne prête plus attention aux choses qui l’entourent, il ne parle plus, « ne s’adressant plus qu’au ciel ». Quand on le sortait de son cachot pour une promenade sur les terrasses, « il s’asseyait tristement sur l’affût d’un canon et n’en quittait plus. Quelquefois, après avoir suivi longtemps du regard un ramier qui volait librement au haut des airs, son cœur se gonflait et il se prenait à fondre en
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larmes.
» Des scènes réalistes, inspirées ou recopiées des Mémoires de Masers de Latude, viennent donner un caractère de réalisme cru à ce roman. La bastonnade : (livre 6, p : 313,314) « Tu mériterais plat-gueux d’être écorché tout vif, que je te fisse avaler mon poing comme une poire d’angoisse, que je te cassasse ma canne sur les reins ! Tiens donc ! – Tiens donc ! – Je te tuerai – misérable !... –Holà ! monsieur, c’est une infamie ; frapper ainsi un malade ! Brute vile et féroce ! cria alors Patrick en se plaçant entre M. le lieutenant et son ami, que ces coups avaient couché par terre. – A moi ! porte-clefs, à moi ! reprit M. de Rougemont ; et deux porte-clefs s’élancèrent sur Patrick et le frappèrent violemment. Patrick ne broncha pas. Haussant les épaules de pitié, il se contenta d’arracher fièrement la canne de M. le lieutenant pour le Roi, de la briser sur son genou, et de lui en jeter les morceaux à la face. Tandis que ceci se passait, derrière Patrick se passait une chose plus barbare, plus ignoble encore, digne d’un Bourguignon au temps des Armagnacs, digne du temps où, emmitouflé dans une robe de damas doublée de martre, et le couteau en main, régnait le roi Capeluche (célèbre bourreau de Paris, qui s’était signalé parmi les assassins des Armagnacs en 1418). Le troisième porte-clés, homme de carnage, s’étant saisi de Cork (le chien fidèle de Fitz-Harris), et lui ayant brisé la tête sur l’angle de la cheminée et sur la muraille, s’amusait à barbouiller de sang Fitz-Harris étendu sans vie sur le plancher, en lui passant sur le visage le corps mort de son pauvre ami. Patrick, tournant la tête et voyant cette lâcheté, jeta un cri terrible ; mais M. le chevalier de Rougemont y donna un sourire d’applaudissement.» Les rats : (Livre 6, p : 326 327) « Pour compléter l’horrible de leur position, dont le nombre semblait aller croissant, habitaient ou hantaient le même puisard. Ces hôtes immondes, pour qui nos deux victimes avaient la plus violente aversion, avec une familiarité et une audace révoltantes, les harcelaient sans cesse et sans pitié. Ils s’attroupaient autour de la cruche à eau, sur le goulot de laquelle ils déposaient leur morceau de pain, et, dans leur acharnement, souvent ils la renversaient, ou comblaient, en s’entassant sur le corps l’un de l’autre, la distance mise entre eux et la proie. Pendant leur sommeil, pendant les moments de silence et d’accablement, ces animaux leur passaient dessus, leur rongeaient, leur déchiraient leurs vêtements, les couvraient de morsures à la face et aux mains. Fitz-Harris, qui ne se mouvait qu’avec peine, en avait le plus à souffrir ; on eût dit que cette engeance avait le sentiment de son état : elle bravait ses menaces et s’attaquait à lui sans plus de façon qu’à un cadavre. Continuellement étendu sur une paille pourrie et sur un sol humide, ses jambes peu à peu s’enroidirent et se paralysèrent, et, quoiqu’il eût tout le haut du corps dans un état d’amaigrissement, d’émaciation horrible à dire, elles devinrent comme oedémateuses, et s’enflèrent prodigieusement. Ses pieds acquirent un volume si énorme que Patrick fut obligé de lui ôter ses chaussures, qui les bridaient comme un brodequin de supplice. Ses pieds ainsi découverts, une misère plus cruelle l’attendait. Plusieurs fois des bandes de rats affamés se jetèrent dessus, et, malgré ses cris et les efforts de Patrick, mal servi par l‘obscurité, ils lui déchirèrent et lui mâchèrent les orteils. Je n’insisterai pas sur l’atrocité de la torture ; on sait de reste quelle corrélation à le cœur avec les extrémités, et combien est aigu et foudroyant le frémissement du tétanos. Patrick ne put mettre Fitz-Harris tout-à-fait à l’abri de cette voracité qu’en lui enterrant les pieds dans de la litière, et en recouvrant cette litière d’une couche de terre, qu’avec la patience d’un captif il avait arraché du sol avec ses ongles. »

Ces scènes, réalistes, inscrivent ce roman en précurseur des écrits qui verront le jour une trentaine d'années plus tard. Ce réalisme est soulignés également par le choix de Pétrus Borel de mettre en scène des personnages réels. Pétrus Borel cite et met en scène, en effet, dans son ouvrage, des personnages ayant réellement existé : M. de Guyonnet, M. le Lieutenant du Roi au donjon qui se révèle « assez bon, assez juste et assez agréable pour les prisonniers» ; M . de Cogolin, issue de la famille provençale les Chabert de Cogolin de Cuers, supposé gouverneur de l’île de Ste Marguerite ; Pompignan de Mirabel, prisonnier du donjon de Vincennes, auteur d’un quatrain satyrique contre Mme de Pompadour, qui lui valut l’emprisonnement. Il est mentionné dans les mémoires de Masers de Latude et sert de modèle pour Fitz-Harris quant à la cause de son emprisonnement. Il est d’ailleurs évoqué par Fitz-Harris lui-même (page 280); Antoine Gabriel de Sartine, lieutenant de police de décembre 1759 à mai 1774. Il était détesté des écrivains et du public car il détenait les lettres de cachet. Il est évoqué page 120 et page 270; Le Baron de Venac, cité page 280; Le Chevalier de Rocheguerault, soupçonné, à tort, d’être l’auteur d’une brochure intitulée « la voix des persécutés » que le malheureux ne connaissait même pas. Il fut enfermé au Donjon de Vincennes. Il est mentionné par Masers de Latude dans ses mémoires. Henry Masers de Latude, dont il faut lire les mémoires extraordinaires et l’ouvrage qui lui a été consacré par André NOS, « Le Fou de la liberté » paru en 1994 aux

Marigny
Editions Domens ;  Enguerrand de Marigny, l’α des prisonniers du Donjon et Monsieur de Mirabeau, l’ω des
mirabeau
prisonniers du Donjon « Enguerrand de Marigny !... Mirabeau !... Ce fut un roi qui forgea le premier anneau de cette chaîne dont le dernier anneau étrangla la royauté » (p : 285) ; Le Chevalier de Rougemont, évoqué pages 293 et suivantes, il fut le dernier Lieutenant du Roi au Château de Vincennes et renommé pour sa cruauté et son avarice. Il s’est enrichi au détriment des prisonniers ; Bernaville, évoqué p : 300 ; Le masque de Fer, cité p : 231 ; Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malsherbes, p : 238 et suivantes ; Turgot, p : 358 ; Le Comte de Solage p : 360 ; Le Marquis de Sade p : 360 ; M. le Baron de Breteuil p ;361 ;      M. Paulmi d’Argenson p : 361 ; ... 

Mais au-delà du caractère historique et du caractère réaliste de ce roman, en particulier illustrés lors de l’évocation des univers carcéraux, Madame Putiphar est un texte de dénonciation. Pétrus Borel en fait un pamphlet contre l’injustice et l’arbitraire et proclame la puissance de l’écriture contre la tyrannie. « Les assassins ne sont pas les criminels les plus dangereux pour la Monarchie : le coup de canif de Damien (Robert-François Damien, 1715-1757, ayant frappé Louis XV d’un coup de canif, il fut condamné à mort et mourut écartelé en place publique) a gagné autant de cœur à Pharaon que les coups de plume de Voltaire lui en ont aliéné. C’est Damien qu’il eut fallu envoyer à la Bastille, et Monsieur votre ami qu’il aurait fallu écarteler. » Mme Putiphar à Patrick p : 125 et 126. La formidable diatribe que Fitz-Harris (qui porte la voix de Pétrus Borel) adresse de vive-voix à M de Guyonnet (p : 288-289-290) est une féroce dénonciation de la justice du Roi et de la condition inhumaine et atroce du prisonnier. Le texte puissant, véritable plaidoirie contre les injustices, les inégalités et les violences de la Royauté, annonce la Révolution à venir. En voici quelques extraits dont l’actualité ne manquera pas de frapper le lecteur attentif. « Ce qui révolte c’est le mal fait par bon plaisir, c’est le mal insignifiant, c’est le mal que rien ne réclame ; ce sont les petites cruautés de toutes les heures, les petites barbaries raffinées, les atrocités mignonnes qu’on pratique dans les bastilles ! quand la société a mis l’être nuisible hors d’état de lui nuire, l’action de la société doit s’arrêter ; si elle a parfois le droit , comme elle se l’arroge, d’ôter la vie, son bourreau doit avoir la lame forte qui tranche vite et court, et non point une épingle ! … » ; « Une prison c’est une tombe, c’est un asyle de mort, c’est un asyle sacré dont les murs ne doivent point prêter l’oreille à la colère, dont le garde ne doit point prêter main forte à la haine. » ; " La Loi (…) il n’y a plus que la loi. Il y a long-temps que la Loi est défigurée. D’abord elle était juste, elle était pure, comme tout ce qui vient de Dieu ou du peuple (…). Mais la Monarchie la subornée ; mais la Monarchie l’a habitée ; (…) de cet inceste est sortie (…) la hideuse pullulée qui

Bastille
nous régit (…). La justice autrefois vigilante fermière faisait valoir la Loi au profit du peuple, aujourd’hui sourde, hébétée, somnolente, mange dans l’écuelle du Roi le plus pur sang de ses sujets, auxquels, au lieu de pain pur de froment, elle ne livre plus qu’un pain de pavots et d’ivraie, qu’un pain amer qui donne le vertige. » ; « Patience ! L’ouvrier recevra son salaire. Après l’affront, la vengeance ! Croyez-moi, le drame qui se joue aura un dénouement ! Prions Dieu qu’il ne soit pas terrible » « Des gens de police qui font métier de faire des coupables » (Cela n’évoque-t-il pas les irlandais de Vincennes, les libertaires de Tarnac, …) « Sans doute, (…) M. le Lieutenant général de Police commanda mon crime et mon arrestation » ;  « Qu’on puisse ainsi disposer de la destinée d’un homme, que les limaces de cour, que les suppôts de la police puissent ainsi jouer à pair ou à non avec le sort des gens du royaume, c’est une perturbation ! C’est une honte ! … Et l’on subit cela ? Et l’âne qu’on appelle le peuple ne rue pas ! Le bât de la servitude lui va mieux que le bât de la gloire ! » ; « On ne lui dit pas tout à la France ; on ménage sa honte. Quant au Roi, c’est un roi de faïence ! » ; « Allons ! messieurs du Parlement, vous qui avez la main haute, de grâce, un peu de zèle pour l’innocent ! Assez de robes noires s’exterminent après les coupables. C’est assez de jongler avec Jansénius ; vous êtes de grands casuistes, on le sait. Allons, messieurs, levez-vous et partez ! Pour défendre l’opprimé, pour sauver l’innocent, il n’est besoin d’être en rang comme des chaises d’églises, sous les lambris sonores d’un palais.(…). Pénétrez dans les bastilles, descendez dans les cachots ; faites combler les citernes ; rendez à la vie, au monde, à leurs familles, les gents d’honneur qu’on y tient ensevelis, les gents de cœur qu’on y exténue ! Et si Pharaon par hasard vous demandait pourquoi vous avez pris sous vos bonnets d’agir ainsi, vous lui direz, vous qui savez si bien faire les remontrances : «Sire, c’est une sainte besogne que nous avons faite là. Sire, nous sommes les concierges des droits de vos sujets, et non les greffiers de votre bon plaisir. Sire, nous sommes le sceptre du peuple et non la hallebarde de Roi. Sire, chacun son métier : notre apostolat à nous n’est pas le vôtre ; nous, sire, nous sommes pour défaire le mal ; tant pis pour vous ! » P : 294 ; « tout intrus qui arrive au pouvoir se croit dans la nécessité de manifester son élévation par de nouvelles remontes et de nouvelles réformes. C’est du petit au grand. » ; P : 309 « A peine, d’ailleurs, avaient-ils le temps de lui dire quelques mots sur la liberté, qu’ils attendaient de sa justice. De la justice de M. le lieutenant-général de Police ? Dérision ! » P : 312 ; Pétrus Borel se livre également à une violente dénonciation du système policier, et de ses serviteurs, « les reptiles » P : 345 « Ce que je sais, monsieur le lieutenant, c’est qu’il ne faut pas se faire criminel envers le criminel ; qu’il ne faut pas punir le crime par un châtiment pire que le crime, par un crime sans fin, surtout, et sans profit, et que ne demandent ni la loi, ni le Roi, ni mon Roi, qui est le vôtre, monsieur le lieutenant. » L’intervention de Monsieur de Malesherbes inspectant les prisons du Roi et rendant visite aux prisonniers apporte un complément de dénonciation particulièrement en avance pour l’époque « N’oublions jamais, monsieur, que l’insensé et le méchant sont, avant tout, des malheureux dignes de notre sollicitude : nous devons à l’un nos soins, à l’autre notre pitié. Dieu ne met au monde que des hommes ; c’est le monde, monsieur, qui engendre les méchants et les fous. Les méchants et les fous sont son œuvre, sont notre œuvre, monsieur le lieutenant. » (P : 346). 

Enfin en de très nombreuses pages, Pétrus Borel prend à témoin le lecteur pour clamer son dégoût, sa colère, sa révolte …

« Ma plume tremble et m’échappe. A cet endroit, ce livre tombera sans doute de plus d’une main. Qu’y puis-je ? La vérité

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n’est pas toujours en satin blanc comme une fille de noce ; et, sur Dieu et l’honneur ! je n’ai dit que la vérité, que je dois. Quand la vérité est de boue et de sang, je la laisse puer, tant pis ! Ce n’est pas moi qui l’arroserai d’eau de Cologne. Je ne suis pas ici, d’ailleurs, pour conter des sornettes au jasmin ou au serpolet. » (p : 314) ; « Ma tâche est triste ; mais puisque je me suis engagé à dire ces malheurs, je l’accomplirai. Je m’étais cru l’esprit plus fort, le cœur plus dur ou plus indifférent ; j’avais cru pouvoir toucher à ces infortunes et en sculpter le long bas-relief avec le calme de l’artisan qui façonne une tombe ; combien je me suis abusé !

Cette posture de révolté que Borel ne cessera d'adopter fera l'objet d'un prochain article.

A SUIVRE DONC...                                                                                                  Desmodus 1er

En attendant, voici quelques lectures édifiantes sur le thème de la prison au XVIIIème et au XIXème siècles :

Honoré de Balzac, La Bastille au Diable ; La Bastille dévoilée ou recueil de pièczes authentiques pour servir à son histoire.

Giacomo Casanova, Mémoires

Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo

Victor Hugo, Derniers jours d'un condamné ; Les Misérables

Jules Janin, L'Âne mort et la femme guillotinée

Masers de Latude, Lettre d'un ancien prisonnier de la Bastille

Linguet, mémoires

Maturin, Melmoth, l'homme errant

Honoré Gabriel, Comte de Mirabeau, Des lettres de cachets et des prisons d'Etat

Silvio Pellico, Le Mie Prigioni (Mes prisons)

Marquis de Sade, La nouvelle Justine ou les malheurs de la vertu

Horace Walpole, Le Chateau d'Otrante

Ann Radcliffe, L'italien ou le confessionnal des pénitants noirs


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