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André Gide: un anti-Chateaubriand ? (”l’immoraliste”, 1902)

Par Jazzthierry

gide-jeune.1279095756.jpgIl y a une dizaine d’années, Michel Cournot écrivait un article dans le Monde pour saluer la biographie de Claude Martin consacrée à André Gide. Il insistait en particulier sur sa vision de l’Algérie, car selon le journaliste c’était probablement la partie la plus sombre de la vie de l’écrivain. Je le cite : « Au Congo, en Russie, partout, toujours, il a vu juste, il a témoigné clair et net. C’est en Algérie, seulement, qu’il a flanché. Il l’a trop aimée. Il y a éprouvé, comme nulle part ailleurs, sa différence et sa similitude». Si en effet, aujourd’hui encore, on admire la justesse et le caractère précoce de sa critique du système soviétique (au risque d’ailleurs de se mettre à dos la quasi totalité du milieu intellectuel de son temps) ou bien sa dénonciation sans ambages des ravages du colonialisme au Congo, même ses avocats les plus fervents sont souvent gênés par ses «rencontres» en Orient… Pour ma part, c’est beaucoup moins l’homme et les frasques de sa vie privée qui m’intéressent ici, que l’auteur de « L’immoraliste »; car dans ce roman publié en 1902, à tout juste 33 ans, Gide loin d’écrire une apologie de la pédophilie dans nos colonies, a je crois, un projet littéraire extrêmement ambitieux…

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Au début du roman, un homme dont le lecteur ignore le nom, écrit une lettre à son frère pour lui annoncer qu’il a enfin reçu des nouvelles d’un vieil ami, Michel, disparu trois ans plus tôt quelque part en Afrique du Nord.  Ce dernier, la conscience lourde, éprouve le besoin de se confier à trois de ses amis. En une nuit, Michel va ainsi tout dire: son éducation à la fois brillante et puritaine (élevé par un père protestant, il est à 25 ans un jeune philologue plein d’avenir, maitrisant le latin, le grec, le persan, l’hébreu et l’arabe); les différentes étapes de son voyage de noce en Orient avec son épouse, Marceline, qu’il n’aimait pas, mais qu’il a épousé pour rassurer un père mourant; sa maladie (la tuberculose) qu’il réussit à vaincre à force de volonté et qui va littéralement le transformer; son attirance pour les jeunes garçons; sa vie mondaine à Paris; l’échec de ses cours au Collège de France; son retour en Orient; la maladie de sa femme qui finalement l’emportera après une fausse couche. Le lecteur est alors frappé par la franchise et l’honnêteté en tout cas apparente dont fait preuve Michel, ne souhaitant rien escamoter de ses travers ou défauts.

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C’est là qu’à mon sens, il s’inscrit tout droit dans les pas d’un illustre prédécesseur et qui est d’ailleurs, le seul écrivain dont Michel prononce le nom dans le roman: Jean-Jacques Rousseau. On se souvient des premiers mots des Confessions : «je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre… ». Rousseau se trompe par excès d’orgueil, écrivant son autobiographie après Saint Augustin, il fit à son tour de nombreux émules: «Souffrez que je parle de moi, répète solennellement Michel à son auditoire, je vais vous raconter ma vie, simplement, sans modestie et sans orgueil, plus simplement que si je parlais à moi-même. Ecoutez-moi… ».

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On l’écoute en effet, raconter son périple en Orient, le froid qui le surprend, la découverte des premiers symptômes de la maladie. Dans un premier temps, il décrit minutieusement la maladie comme si elle lui était étrangère, puis les soins répétés de Marceline toujours à son chevet. Au fur et à mesure il apprivoise le mal, se nourrit du mieux qu’il peut, et parvient à la dominer non pas de son point de vue grâce à l’aide de Dieu et aux prières constantes de son épouse, mais par son soudain désir de vivre. Michel est une sorte de miraculé sans Dieu, que la maladie a psychologiquement transformé, lui dévoilant son corps et le goût de s’en servir enfin ! En quête de bonheur, il veut voir et aimer (Michel fait parfois songer à l’innocent Meursault, le personnage de Camus dans l’Etranger, tout heureux avec sa compagne de se baigner dans les eaux de la Méditerranée, juste avant le meurtre de l’Arabe…). La poursuite de son voyage le conduit en Tunisie, à la découverte des vestiges de l’Antiquité. On pense alors à la fois au célèbre tableau-manifeste de Tischbein (1787), représentant Goethe en voyage à Rome, et tournant le dos aux ruines de l’Antiquité païenne pour mieux affirmer l’avènement du romantisme chrétien; mais surtout à l’auteur du Génie du christianisme, qui fit également son voyage en Orient: René de Chateaubriand.

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Dans son fameux récit de voyage, Itinéraire de Paris à Jérusalem, lui aussi entreprend d’admirer les vestiges de la Grèce antique en Orient. Mais les motivations sont différentes: Chateaubriand, s’intéresse exclusivement aux choses. Les ruines qu’il observe nourrissent sa mélancolie et son âme romantique. A aucun moment, il exprime le moindre intérêt pour les populations locales qu’il croise pourtant nécessairement, leurs mœurs, leurs habitudes, etc. Et si par hasard, des êtres humains se présentent, il fuit précipitamment: “Naturellement un peu sauvage, écrit-t-il, ce n’est pas ce qu’on appelle la société que j’étais venu chercher en Orient: il me tardait de voir des chameaux, et d’entendre le cri du cornac”. On apprend en lisant Tzevan Todorov, le véritable motif de son voyage: “il veut apparaître aux yeux de sa maîtresse auréolé du récit des dangers  qu’il aura bravés, des distances qu’il aura parcourue. les autres n’entrent pas dans ce projet…” (”Nous et les autres”, 1989). En somme, le célèbre écrivain cherchait “de la gloire pour se faire aimer” de la très belle Juliette Récamier, qui jusqu’à présent repoussait ses avances. Chez Gide, Michel fait le chemin inverse: au départ passionné par l’histoire, les vieilles pierres ou les inscriptions, c’est le regard du spécialiste qui prime; mais une fois guéri, il prend conscience de la vie, et dédaigne les monuments antiques au profit des populations et des difficultés de leur vie quotidienne. Il perd le goût du passé ou plutôt cherche le présent dans le passé, la vie dans la mort. Il se détourne des pierres qui l’ennuient et préfère observer l’Autre, surtout, il faut bien l’admettre, quand il est jeune, fort et beau. En outre, Michel se rend compte des changements liés au temps qui passe: lorsqu’il revient à Biskra à la fin du roman, il reconnaît à peine les enfants qu’il a connu quelques années auparavant; la difficulté de leur existence les a physiquement transformés. 

Reste à comprendre dans quel but, le jeune André Gide, convoque dans son roman inconsciemment ou non, mais presque toujours de façon implicite, autant d’écrivains. Pur exercice de style ? Simple hommage pour se situer dans une insigne lignée ? Pour répondre à cette question, il faut se rappeler qu’à l’époque le roman en tant que genre, traverse une crise qui menace tout simplement son existence. Le naturalisme cher à Emile Zola, mais concurrencé par les progrès de la sociologie, est sinon mort du moins délaissé; Paul Valéry avec Monsieur Teste écrit un “roman” impossible et à certains égards illisible pour semble-t-il enterrer définitivement le roman qu’il ne cesse de critiquer. Gide, le grand expérimentateur, souhaite apporter sa solution dans ce contexte difficile: s’étant déjà rendu à six reprises en dix ans en Orient, il veut en écrivant “L’immoraliste”, donner le sentiment de revenir aux sources du romantisme français, autrement dit de la modernité en littérature, à travers Rousseau et Chateaubriand mais pour mieux s’en éloigner, et subvertir les thèmes qui lui sont habituellement accolés: Michel est orphelin comme souvent chez les héros romantique; il s’intéresse tellement à son moi profond et intime, qu’il en oublie parfois l’existence de sa femme pourtant malade à en mourir; mais beaucoup moins sensible à la religion que Chateaubriand, il prend le contrepied de l’auteur de l’Itinéraire, pour affirmer la primauté de l’homme sur la pierre, de la vie sur la mort. Là où Chateaubriand dédaignait les autochtones, les décrivant parfois comme des animaux, Gide à travers Michel, leur restitue leur profonde humanité. ”L’immoraliste” est un livre qui fit scandale pour son sujet, alors que le “scandale” était ailleurs… Ne devrions nous pas louer sa démarche plutôt que de céder parfois à la tentation du procès ?

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* Site de la fondation Catherine Gide: ici;

* Association des Amis d’André Gide: ici;


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