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Perquisition nocturne de Vélémir Khlebnikov

Par Fihrist
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Ai lu ce matin un puissant et étrange poème de Vélémir Khlebnikov, personnage non moins fantasque ayant offert au futurisme russe ses premières armes (Le Vivier des Juges, 1910) et influencé nombre d'auteurs tels que Pasternak ou Sabolotzki (1903 - 1958), malade du typhus et mort à 37 ans, aujourd'hui presque totalement oublié. Le voici :

Perquisition nocturne


Les marins « rouges » font irruption dans une maison habitée par une famille de « blancs ». Ainsi qu'une mer en furie, se déchaîne l'ivresse de la destruction, du meurtre, du blasphème... Le fils est fusillé, la mère doit servir ses meurtriers attablés.

Un marin parle :

Oui, je suis ivre, mais

Je veux que Sa balle me frappe

Ici même devant la nappe
Pleine de taches et d'éclats.

Frères, vous les saints meurtriers,

Vous portez des chemises blanches

Rayées par la mer ; sur vos pieds

Retombent des pantalons noirs ;

Derrière vos cours indociles

Évoquent la mer, son ressac,

Suggèrent le vent bleu du large,

Vos cols aux fiers battements d'ailes ;

De vos nuques une hirondelle

S'envole sur l'inscription,

Sur le nom fameux du navire

De la forteresse marine,

La grande voix de la patrie.

Toi, vagabond de la mer, frère,

Restant ferme dans le malheur,

Ignorant le roulis, la peur,

Écoute-moi bien aujourd'hui :

Je veux tomber tué sur place,

Que de ce coin, orné d'icônes,

Un fulgurant feu me terrasse,

Que de ce coin vers moi se tourne

La bouche sombre du fusil

Afin que je Lui dise alors :

« Imbécile » face à la mort,

Comme ce garçon blond, rieur,

Me l'a crié face au chargeur.
J'entrais de force dans sa vie,

Semblable à quelque ténébreuse

Divinité. Je le tuai

Mais fus vaincu par son sonore

Éclat de rire, rire où tintaient

Tous les cristaux de la jeunesse.
A présent je veux vaincre Dieu

D'un rire aussi fort et joyeux,

Malgré qu'il fasse noir en moi

Et que mon cœur soit lourd... trop lourd...

La vieille ! Ô la rusée sorcière,

Elle a mis le feu ! Au secours !

Nous brûlons et toute la pièce

Se remplit de fumée. Mais moi

Je dis en frisant ma moustache ;

« Sauveur, tu n'es qu'un imbécile ! »

Il va tirer... de l'air, de l'air...

Et des coups de crosse inutiles

S'abattent sur la porte en fer.
Finir d'une balle ? Étouffer ?

La vieille apparaît : « Choisissez ! »

7-11 novembre 1921

*

Une anecdote fort romanesque court à son propos, véridique semble-t-il : vagabondant dans la plus grande indigence à travers l'étendue russe, de Pétersbourg à Kharkov, vivant les misérables tourments physiques et idéologiques que tour à tour connurent presque tous les poètes de la Révolution, Khlebnikov aurait porté sur ses épaules une taie d'oreiller bourrée de manuscrits, qu'il dispersait au hasard sur le chemin. Poèmes adressés à la terre et au peuple, livrés aux peupliers et à la poussière, plutôt qu'aux boudoirs des salons littéraires, déconcertés par les trouvailles stylistiques d'un écrivain que l'on compara justement à une autre comète, Vladimir Maïakovski. Tous deux furent pris de pulsions soudaines pour l'attrait des souliers troués, des gîtes à la grande lune, des ballades au but moins touristiques que métaphysiques : la marche en diagonale du Saint Pays, sur les traces de l'Empereur, sensée permettre au poète d'apprivoiser les éléments et de se faire, sinon démiurge, Maître compagnon de la nature, manière symbolique, irréelle, désespérée de conjurer un chaos que les événements de 1917 promettaient de conjurer. La Révolution devait redonner un sens à l'Histoire, à l'Homme, découvrir les signes moins cachés qu'obscurcis par des siècles de domination, d'avilissement et de douleur. Redonner, en phase terminale, foi dans la Prophétie ou la Promesse, reconquérir l'utopie et la dominer. L'échec étant patent, ils quittèrent les villes, se firent pèlerins :

Je grandirai, j'enjamberai les torrents, je deviendra immense,

Je toucherai les poutres de chêne de la Grande Ourse,

Je l'apprivoiserai, puis je la mènerai à la chaîne,

Je me dresserai tel qu'on ne saura pourquoi on m'a donné à vous.
Je hurlerai,

Et sur mes semelles, elles aussi faites de larmes,

Je suivrai mon chemin...

Je suis prêt à dire au dieu des nuits :

Frangin !

Et à caresser la tête

De la voie lactée

Moi, humanité, j'apprendrai

Aux soleils proches à me saluer !

Extrait d'un poème de Khlebnikov à mettre en relation à un passage du Nuage en pantalon de Maïakovski :

Je m'en irai,

Le soleil en guise de monocle,

Je le mettrai sur mon œil largement ouvert.

[…]

Hé ! Vous !

Le ciel !

Otez votre chapeau !

Je passe !

Reprenant à leur manière les propos de Tolstoï sur la nécessaire abolition de l'institution religieuse pour que le monde atteigne à la foi véritable et suive l'enseignement du Christ, les poètes se trouvent acculés à une trahison que, lucides, ils sentirent passer devant leurs feuilles, douloureuse comme le clou de la croix : l'Etat créé par la Révolution, chanté par eux dans les poèmes satiriques de 1915-1916, n'est pas du côté des pauvres, donc du Fils, donc du leur. L'athéisme de Maïakovski et Khlebnikov n'est pas le nôtre, mais celui hérité de Bielinski et Bakounine, plongeant lui-même ses racines dans la doctrine de certains chrétiens hérésiarques de l'Antiquité, comme le notait Nicolas Berdiaev :

« Ces raisons , résumons-les : nous les trouvons d'abord dans une protestation passionnée, indignée contre le mal, la contrainte les souffrances de la vie, dans la pitié pour les malheureux, les déshérités et les humiliés. Nous avons vu que par compassion, par impossibilité d'admettre la souffrance, les Russes se firent athées. Ils se firent athées, refusant d'accepter un Créateur qui aurait engendré un monde méchant, imparfait et rempli de douleurs. Eux-mêmes étaient prêts à en créer un nouveau, dont l'injustice serait exclue. Un tel athéisme offre plus d'une analogie avec la doctrine de Marcion. Mais Marcion supposait que le monde avait pour créateur un Dieu méchant ; les athées russes, à une période différente de la raison humaine, estiment que Dieu n'existe pas, justement parce que s'il existait, il ne pourrait être que méchant. » (1)

They shall be as God. Comme Lui ils surent leur échec. La culture n'a servi à rien. Les puissants gagnent encore, tuent les pauvres comme ils tuèrent le Christ souffrant dont le sang coule encore et irrigue une grande partie des images évoquées par les grands poètes de la Révolution. Le Christ contre Dieu, dialectique commune, que peut-être seule l'intelligentsia russe aurait pu se permettre à un moment où toute évocation du Seigneur, dans ses pratiques religieuses ou ses manifestations culturelles, était abolie. Rappeler Son absence, c'est encore, quelque part, la regretter :

Moi, fille du peuple,

Simple manœuvre,

Aujourd'hui, je vous offre la liberté !

Dieu ! On dit que ta mise est dans le ciel !

Aujourd'hui, tu reçois ta démission !

Sur nos fourches,

Sur nos fourches de fer, nous lèverons

Le nom de Dieu sacré à tous

Ce divin nom sacré et chenu

Toi, qui au ciel lance la foudre,

Tiens-tu sur terre les manteaux de zibeline ?

La Voix de la rue

Il ne faut ainsi pas se laisser tromper par les raccourcis faciles. L'athée Khlebnikov rejette Dieu parce qu'Il n'intervient pas dans les affaires humaines. Se sentant abandonnés, ils l'abandonnent.

Les Russes, en un sens, seront toujours des athées croyants, humanitaires, panthéistes pour certains, paradoxe difficilement intelligible pour les matérialistes européens. Aux yeux du poète, Jésus n'est ni un propagandiste ni une simple figure historique, mais sa vie un signal adressé aussi bien à Dieu qu'à l'humanité : l'art doit se ranger du côté de la Passion, devenir la haie d'honneur de la pauvreté, non pour la justifier mais afin de la combattre et l'éradiquer. Ceux qui ne suivent pas l'avertissement sont ceux qui portent « les manteaux de zibeline », qui trahissent la promesse et, par une curieuse et abyssale analogie, portent au monde la démission de Dieu. Ce dernier n'existe pas parce qu'il serait méchant ; il n'existe pas parce qu'il serait du côté des riches – et Khlebnikov ne peut le concevoir. Le Christ, lui, est en balance.

(1) Les sources et le sens du communisme russe, Nicolas Berdiaev, Gallimard, 1951, pp. 76-77


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