Magazine Régions du monde

Goldman

Publié le 18 décembre 2007 par Eric Mccomber

Laurent me donne rendez-vous pour prendre un pot vers les huit heures. J'accepte avec d'autant plus d'enthousiasme qu'on y est déjà depuis six heures et demie et qu'on est pas prêts de partir. C’est le type super sympa que je croise à tout bout de champ. Nous sommes synchronisés, nous prenons nos pauses en même temps. Puis, comme moi, il ne parle pas beaucoup. Nous buvons nos verres. Échangeons quelques plaisanteries. Il boit des « burnes », sorte de boisson débile à base de caféine, de jojoba et de colle à tapisserie. Antoine bosse chez Tomate, le géant des télécomms. Il vend des mobiles. Alors, chaque fois que je le vois, il en a un nouveau entre les mains. Ce soir, il vient de recevoir un gros sandwich de plastique brun qui pèse près d’un kilo et se déplie en éventail pivotant, avec clavier escamotable, gps, caméscope, grille-pain, ouvre-bouteille, vibrateur-au-lait-chaud. Nous buvons.
L’ambiance sonore est assurée par Monique. Les lundi-mardi-mercredi après-midis, elle fait tout. Serveuse, barmaid, réceptionniste. Et DJ. C’est la coutume, ici. Côté DJ, elle la joue prévisible. Et plutôt deux fois qu’une. Pour être brutalement honnête, depuis le mois de novembre, depuis que je suis là, quoi, c’est le même, le seul et unique disque, qui joue en boucle, non-stop, du lundi matin au mercredi soir.
Avant d’arriver à Cognac, euh… J’avais pas vraiment d’opinion sur monsieur Jean-Jacques Goldman. Je savais qu’il avait écrit une des rares chansons audibles de la Céline Nationale, Zorra Sourit. Ça tombait bien parce qu’une de mes brazileiras s’appelait Zorra, mais bon… Digression. Donc, euh, au début, disons, les quarante-huit premières fois, j’ai pris soin de bien écouter, question d’apprendre, de ne pas juger avant d’avoir entendu. Audi alteram partem. Mettons.
Évidemment, un zico, dès la première écoute, se passe des réflexions du genre « pourquoi pas transposer de trois tons vers le bas, puisque les notes du refrain ne sont pas maîtrisées ? » ou « dommage de mettre tant d’écho poche sur cette guitare ». Ensuite, on se dit « ça serait bien qu’il ne chante pas, ce chanteur, mais jamais, genre. Pas juste les parties de style poulet mal égorgé, non, tout. Qu’il se taise ! » Finalement, on voudrait que la CIA kidnappe monsieur Goldman et le fasse souffrir à Guantanamo. C’est terrible de s’avouer ça, mais il faut regarder la haine en face. L’expression « fausser comme un goret » a sans doute été inventée pour cet homme, longtemps avant sa naissance, en prévision, genre. Monsieur Goldman, accomplissement d'une prophétie de la langue française.
Antoine, absorbé par les multiples fonctions de son nouveau téléphone, accueille à peine son pote Julien, qui vient d’arriver. Celui-ci commande une bière, en comptant ses sous. Il a l’air très pauvre. Personne ne parle. Puis, tout à coup, sans me regarder, il lance :
— Elle vous aime bien, Marine.
— Ah ? Qui, moi ?
— Si.
— Elle a du goût !
— Z’êtes marié, alors ?
Je prends une voix de théâââtre :
— Marié à la route, petit. Et à l’aventure !
— Ah bon. Elle a lu vot’ livre, Marine.
— Très bien !
— Elle dit qu’elle vous a parlé, ici, l’autre jour.
— Brave fille. Une petite brune ?
— Non. Grande et blonde.
— Oui, oui, je la replace. Jolie dame.
— Z’êtes pas marié, alors.
— Beh… Pas que je sache, non. Mais je suis fidèle. Et vous, marié ?
— Moi, si je me marie, ça sera avec Marine.
— Oh !
Dans le grand café vide résonne pour la quarante-mille-six-cent-quatorzième fois Je me donne, de monsieur Goldman. C’est bien, de se donner, comme ça. Enfin, une fois, dix fois, mais après un temps, on a plus trop envie d’en prendre, quoi. C’est un peu comme ces potes pleins de sagesse télé qui passent leur temps à dire à tout le monde de s’écouter la pââssion ou de se libérer l'enfant intérieur. Après un certain nombre d’années, les policiers les retrouvent en morceaux le long de la berge, et juste à leur voir la tronche, ils comprennent, ramassent les petits bouts, et ferment le dossier après avoir griffonné sur l’enveloppe « harmoniciste ».
Bon, moi, malgré les milliers de kilomètres, je me retrouve exactement à la maison. J’ai pas celle que je veux, et quelqu’un qui veut celle qui me veut m’en veut qu’elle me veuille. Allons. Xému m’est témoin que je n’ai rien voulu de tout ça. Ma chandelle est morte, ferme-moi cette porte. Nom d’une pipe.
— Alors, z'allez m’offrir 2000 € pour que je quitte la ville, ou on va se battre en duel ?
— Ooh rien de tout cela. Si elle vous aime, qu’y puis-je ?!
— Il est dégoûtant ! Il me rappelle moi ! Eh, eh, eh. Il veut se mariner !… Quelle galère !…
Personne ne rit. Personne n’écoute quoi que ce soit.
— Il y a si longtemps que je l’aime…
— Ça vous rassure, si je vous dis que je ne suis pas disponible ?!
— Jamais je ne l’oublierai. Elle est si belle.
— Moui.
Mon pote Antoine se met à tester la fonction Mp3 de son portable. Il annonce même qu’il contient trois mille chansons. Et puisqu’il faut toutes les entendre, et qu'on a pas six jours à perdre avec les dix mille exploitations des trois variantes possibles de la techtronique, behh, il passe vingt secondes de chaque version.
Je commence à me demander où je pourrais trouver un bidon d’essence, à cette heure, un mercredi. Dix-neuf heures sonne au clocher du village. Passation des pouvoirs. Monique est en train de ramasser ses affaires et LeTonnelier entre. Tout de suite, il entreprend de nous raconter sa nuit-de-rêve-miraculeuse-pas-possible. Il parle très fort, pour couvrir notre conversation, monsieur Goldman, la machine à café, et la techtronique d’Antoine. La sonnerie du bar retentit aussi toutes les quatre-vingt-dix secondes ; les clients réservent leurs places au restaurant. LeTonnelier gère tout ça aisément. Je réussis à attraper une parcelle suffisante de son attention pour qu'il comprenne mes signaux. Il verse sans coup férir des Frappin à tout le monde.
L’ami romantique poursuit sa jérémiade en prenant bien soin de boire le verre que je lui offre, mais sans trinquer ni remercier. Il prononce à peine, je dois faire un immense effort pour entendre. Il susurre :
— Ça ne donne rien, la jalousie…
C’est à ça que je réalise que je compte mon tout premier ennemi en Charente. Je pense à Rosie, à l’empaquetage, à la mise-au-point, à l’Adriatique, aux Abruzzi, qui me changeraient bien de cet abruti. Je prends une voix héroïque, généreuse :
— Ouahh, bon. Les émotions, c’est là, immense, c'est comme des montagnes. Y a qu'à les regarder… Un jour elles se couvrent de neige… Ensuite ça fond… Passer à côter, par-dessus…
— Marine dit que vous êtes intéressant.
— ...
— Vous êtes un écrivain célèbre du Canada…
— Euh, un hockeyeur inconnu du Québec serait plus juste.
— Y avait votre photo dans le journal.
— Hélas…
LeTonnelier, pissant, en grande forme, poursuit le récit enjolivé de ses accouplements, tout en disant au-revoir à Monique, qui n’en finit plus de rentrer et de sortir, de revenir et de repartir. Tout à ses autres activités, LeTonnelier, incapable de demeurer en reste, sort son mobile à lui, et commence à passer ses techtroniques à lui, par-dessus le reste. Je songe au meilleur endroit à Cognac pour s’immoler par le feu. Je viens de me dire que pour finir tout ça en beauté, au lieu d’un bidon d’essence, je vais mettre mes derniers sous dans la bouteille du haut, la gande, qui règne dans son écrin de chêne, là… Tout en haut !… 1897 !… Je vais maxer la carte absurde et disproportionnée qu'on m'a donnée par erreur. Ooh !… Enfin un plan !… Un projet !… Ça va même dépasser dans la marge !… 6000 €, la bouteille !… Prix d’ami, m’a-t-on spécifié. Un Chinois la voulait pour 50 000 €, on la lui a refusée. Il s’est contenté d’un verre à 500 €. Trésor national ! Je le flambe, moi, le trésor ! Ô my pressscious… Je finirais en grande !… Pris par une grosse torche ! Embrasé !… Moi qu’on traitait de fumiste !… Nuée bleue… Nuage… Grillade !… Y vont râler, les banquiers, mais trop tard ! Et puis, moi, j’aurai plus froid.
—© Éric McComber

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