Magazine Cinéma

Schizophrénie artistique - Partie II

Par Meta

p_nu2.jpg Tout se passe comme si l'artiste contemporain était constamment menacé de perdre la légitimité de son rôle en raison des canons forcés et institués de l'esthétique, et du fait de la dissolution des singularités vivantes de l'art dans l'indifférence et la neutralité de la culture. En un sens, on pourrait dire que l'artiste subit un malaise causé par une certaine acception de la moralité, de celle que relève Durkheim dans L'éducation morale et où il montre que si la morale occidentale s'est inscrite comme l'exigence dogmatisée du respect de soi, inscrivant la tradition d'une protection des droits de l'homme, insistant sur l'exigence de préserver et de conserver l'acquis et de sans cesse y revenir pour justifier ce qui advient, elle s'ouvre paradoxalement sur une morale du souci de soi, une éthique qui revendique le droit de chacun à défendre sa propre position car chacun étant l'égal des autres, chaque mode de vie ou chaque pratique peut bien s'affirmer “à côté” de celle d'autrui. Ne peut-on y voir un champ d'interprétation possible de cette dichotomie qui traverse la production de l'art contemporain ? N'y a-t-il pas un art traditionnel défendu avec le même conservatisme que celui qui soutend la moralité issue des Lumières ? Un conservatisme qui consiste simplement à protéger ce qui a été reconnu et jugé bon pour tous, prétention légitime à l'universalité ? Une tradition qui affirme avec un certain dogmatisme quel art est digne de paraître aux yeux de tous dans les musées et quelles actions sont dignes d'être jugées bonnes et d'être citées dans des livres d'instruction civique. D'un autre côté, n'y a-t-il pas une reconnaissance de la nécessité de chacun de s'exprimer comme il l'entend, toute forme d'expression étant légitime et tout contenu étant recevable du moment que cette moralité conservée n'est pas remise en question ? De sorte qu'écrire ou peindre ne renverrait qu'à ce droit légitime de tout un chacun à parler, et qu'être artiste serait une affirmation possible de soi à laquelle chacun a droit ? Vue sous cet angle, la dichotomie à laquelle est confronté Antoni Tapiès apparaît comme la conséquence d'une évolution logique, bien que paradoxale, de la moralité occidentale : la nécessité de protéger les acquis prétendus universels, acquis qui insistent sur la nécessité du souci de soi qui menace de remettre en question cet acquis. Il ne faut pas s'étonner, dès lors, que la vie artistique apparaisse comme scindée en deux, fissurée par un gouffre sans pont qui sépare la tradition de l'affirmation singulière. L'artiste se refusant à l'un est aussitôt poussé vers l'autre, ou plus précisément, l'artiste qui refuse la tradition est accusé de se singulariser “comme tout le monde”, et celui qui refuse de se singulariser “comme tout le monde” est taxé de pédant et d'élitiste. De là, peut-être, les difficultés que l'artiste peut éprouver à légitimer sa place et surtout défendre la pertinence de ses créations dans un espace politisé qui conserve et un espace social qui refuse les tours de force susceptibles d'éclipser les productions de tout un chacun.

Toutefois, réduire les difficultés qu'éprouve l'artiste à cet état schizophrénique entre soumission politique et acceptation d'une réalité sociale relativiste peut paraître insatisfaisant si nous considérons que le créateur d'art est soumis à un autre régime de production : une logique économique. Il serait faux de dire que cette acception de la production de l'art est nouvelle. L'art a été produit durant des siècles dans le cadre rigoureux des commandes et par le biais du mécénat. L'artiste répondait ainsi à une demande, et exprimait aussi son besoin de création dans un cadre régulé. Mais ce carcan n'était pas une limite qui enfermait l'artiste et nivelait son potentiel créatif, Vélasquez trouvait à inventer une certaine perspective du monde, une autre manière d'exprimer le rapport de l'artiste à l'espace dans Les ménines. Mais les bouleversements politiques et économiques de la révolution industrielle ont amené une mutation du rapport de l'artiste à sa production. Manet ne peint pas pour des princes, il peint pour lui, ou pour lui et pour les autres, l'essentiel de la production artistique n'est pas soutenu par la commande. Si les Noces de Figaro étaient une commande d'un opéra pour l'empereur d'Autriche, et si les commandes musicales existent toujours à l'heure actuelle, le musicien, comme les autres artistes, voit poindre dès le dix-neuvième siècle la possibilité de créer pour satisfaire ses propres exigences. Le corrolaire de cette perspective, c'est que s'est construit une nouvelle manière de coder économiquement les arts. Car l'artiste n'est pas véritablement libre vis-à-vis de la logique économique. L'ordre social et économique a vu les arts êtres codés selon un certain régime de procédés. Comme le souligne Marc Jimenez dans La crise de l'art contemporain, “l'absorption de toutes les formes de création artistique dans le divertissement, le tourisme, la mode et la communication sert les intérêts d'un système économique fondé sur la rentabilité”, rappelant ainsi la théorie d'Horkheimer sur le fait que l'individu perd son indépendance dans un système qui le transforme en rouage économique, un système où tout mouvement d'autonomie est recodé selon les exigences de la machine capitaliste. C'est là un troisième dispositif d'enferment, car si l'artiste parvient dans un premier temps à prouver au monde que son art n'est pas qu'une création parmi tant d'autres de même qualité, s'il réussit dans un deuxième à se différencier d'un académisme qui le pousse à reconnaître ses maîtres et se soumettre à eux, il encourt en troisième lieu le risque de voir son oeuvre récupérée par un des carcans socio-économiques de la machine capitaliste : devenir l'artiste de telle génération ou de tel mouvement musical, devenir un artiste de l'angoisse ou spécialisé dans la production de bandes originales. John Williams, James Horner, Trevor Jones, autant de compositeurs que chacun associe à la production des oeuvres cinématographiques, au point qu'aller écouter John Williams n'impliquerait pas d'aller assister au récital personnel d'un artiste musicien, mais d'aller écouter “celui qui a construit la marche impériale de L'empire contre attaque”. A ce codage stratifié peut être ajouté le risque de la valorisation proportionnelle à la rentabilité économique. La côte des oeuvres des “grands artistes” atteint de tels sommets que seuls les riches ou un Etat auraient la possibilité d'acquérir leurs créations. La société considèrerait-elle que les travaux d'un grand artiste ont nécessairement une valeur monétaire considérable, de sorte que vendre ses oeuvres un millier d'euro nous placerait dès lors dans la position d'un artiste “accepté” socialement, mais non reconnu comme appartenant au groupe de ceux qui sont perçus comme “grands” ?

Dans le cadre de cette troisième difficulté à laquelle est confronté l'artiste, difficulté que nous avons qualifiée d'économique, on pourrait fort bien supposer qu'elle constitue au fond le lieu de l'art, car si l'artiste souhaite une reconnaissance, l'inscription de ses oeuvres dans un des domaines de la vie sociale et le fait qu'on leur reconnaisse une valeur monétaire peuvent être vus comme le signe que l'artiste a trouvé sa place, et que sa création a une valeur, qu'il contribue à vivre grâce à ses productions parmi les autres, et que ces derniers lui reconnaissent ce droit en l'aidant à vivre. Mais malgré cette position somme toute positive, cette participation de l'artiste à la vie sociale - selon un certain statut, selon l'exigence de voir ses oeuvres atteindre un prix pour être reconnues, selon la nécessité de voir les oeuvres liées à un certain domaine (tel que l'environnement, la production cinématographique ou encore le design) - constitue en soi une certaine limitation, la circonscription de l'art dans un champ d'exigences, l'obligation de l'artiste d'inscrire son art dans tel ou tel domaine de l'espace social et d'accepter la valeur monétaire qui sera attribuée à son art, comme si son tableau valait en soi mille euro, puis une fois exposé et critiqué par quelque grand nom, se voyait estimer à hauteur d'une fortune.

Or, si l'on reconnaît à l'artiste le droit à la création libre, voire même le devoir d'inventer de nouvelles formes d'expression, nouvelles formes susceptibles de ne correspondre à aucun champ préexistant, si l'artiste est celui qui par ce qu'il produit ouvre de nouveaux champs de réflexion qui ne sauraient être récupérés par le conservatisme d'une tradition, nivelés au niveau du “tout se vaut” et codés dans un espace préétabli, alors le créateur d'art fait face, dans l'ère contemporaine, à un triple régime d'emprisonnement vis-à-vis duquel il n'a d'autre choix que de se positionner, au point que ce positionnement influencerait sa production, voire même expliquerait dans une certaine mesure la raison d'être de celle-ci.

Mais d'un autre côté, ne serait-il pas absurde d'imaginer un artiste qui refuserait tout lien avec l'un de ces trois régimes d'inscription de son oeuvre ? Si le musicien s'oppose à la tradition, revendique l'unicité et la qualité de son oeuvre, et s'il refuse le codage économique et la valeur d'utilité sociale de celle-ci, pour qui et pour quoi crée-t-il ? Un musicien ou un cinéaste peuvent-ils prétendre créer pour eux-mêmes et seulement pour eux-mêmes ? Si on suppose que la création artistique n'a de sens que si elle s'inscrit dans le champ social, et si l'artiste, justement, attend quelque chose de la manière dont l'oeuvre sera reçue, dans la mesure où, dès que l'oeuvre sort du laboratoire, elle est confrontée aux trois régimes que nous avons définis, ne faut-il pas supposer que l'artiste ne serait pas dans une opposition radicale vis-à-vis de ces exigences extérieures, mais dans une lutte constante pour inscrire sa production “dans” et “malgré” ces dispositifs ? De sorte que la manière dont l'artiste crée pourrait être influencée par ce cadre social, certes rigide mais aux acceptions multiples, et qui le contraindrait à confronter le libre fantasme de créer aux réalités auxquelles il fait face ? Ce qu'il faut donc préciser ici, c'est de quelle manière l'artiste contemporain est confronté à une réalité extérieure qui conditionne le mode de production de son oeuvre et la manière dont le créateur se rapporte à sa production.

Tableu : Jean-François Contremoulin, Femme, 2002. Site web : http://www.contremoulin.com/p_nus.htm


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Meta 39 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog

Magazines