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Saint Augustin, Lettre à Proba sur la prière - 6

Publié le 30 juillet 2010 par Walterman

 

  • Pour entrer dans un mouvement filial

Prier beaucoup, c’est frapper longuement, avec un mouvement filial de cœur, auprès de celui que nous prions. Or une telle prière se réalise souvent plus dans les gémissements que dans les discours, dans les larmes que dans les paroles. Dieu met nos larmes en sa présence et notre gémissement ne lui est pas caché, à lui qui a tout créé par sa Parole, et ne recherche pas de paroles humaines.

21. C’est à nous que les mots sont nécessaires, pour appeler notre attention sur ce que nous demandons mais non pour en instruire le Seigneur et le fléchir.


Lors donc que nous disons : « Que ton nom soit sanctifié », nous nous avertissons nous-mêmes d’avoir à désirer que son nom, qui toujours est saint, le soit aussi devant les hommes et qu’il n’en soit jamais méprisé — ce qui est utile non à Dieu mais aux hommes.


Lorsque nous prions : « Que ton règne vienne » (et il viendra que nous le voulions ou non), nous tournons notre désir vers ce règne, afin qu’il arrive pour nous et que nous méritons d’y avoir part.


Quand nous disons : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel », nous lui demandons pour nous une obéissance telle que sa volonté soit accomplie par nous comme elle l’est par ses anges dans le ciel.


Lorsque nous lui demandons : « Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour », ce mot aujourd’hui signifie le temps présent. Nous y implorons, soit les biens nécessaires à la vie, les désignant tous par le nom du plus important, le pain, soit le sacrement des fidèles, qui nous est nécessaire en ce monde pour obtenir non point le bonheur dans le temps présent mais la félicité éternelle.


Quand nous disons : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés » nous nous rappelons à nous-mêmes ce que nous demandons et ce que nous avons à faire pour le mériter.


Lorsque nous disons : « Ne nous soumets pas à la tentation », nous nous avertissons nous-mêmes de présenter cette demande à Dieu, de peur que, privés de son secours, nous nous laissions séduire par quelque tentation ou que l’affliction nous y fasse succomber.


Quand enfin nous disons : « Délivre-nous du mal », nous rappelons à notre esprit que nous ne sommes pas encore établis dans ce Bien où nous n’aurons plus aucun mal à endurer. Ces dernières paroles de la prière du Seigneur s’étendent si loin que, dans quelque tribulation que se trouve un chrétien, c’est par elles qu’il doit exprimer ses gémissements, tempérer ses larmes, commencer, prolonger et finir sa prière. Nous avions donc besoin des paroles de cette prière pour rappeler à notre mémoire les biens eux-mêmes qu’il nous faut demander.

22. Quelles que soient les paroles que nous prononcions, soit celles de que nos sentiments de priants forment à l’avance pour se manifester, soit celles qu’ils ajoutent ensuite pour s’intensifier, nous ne disons rien d’autre que ce qui est contenu dans cette prière du Seigneur, si toutefois nous prions comme il convient. Quiconque exprime quelque chose qui ne puisse se rapporter à cette prière de l’Évangile, quand bien même sa prière ne serait pas illégitime, prie charnellement ; et je ne vois donc pas comment ne pas dire qu’il prie illicitement, puisque ceux qui sont renés de l’Esprit ne doivent prier que spirituellement.


En effet celui qui dit : « Sois glorifié dans toutes les nations comme tu l’es parmi nous » [46], ne dit-il pas : « Que ton nom soit sanctifié » ?
Celui qui dit : « Dieu tout-puissant, convertis-nous, montre ta face et nous serons sauvés » [47], que dit-il d’autre sinon : « Que ton règne vienne » ?
Celui qui dit : « Dirige mes pas selon ta parole et qu’aucune iniquité ne me domine » [48], dit-il autre chose que : « Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » ?
Celui qui dit : « Ne me donne ni la pauvreté ni les richesses » [49], que dit-il sinon : « Donne aujourd’hui notre pain de ce jour » ?
Celui qui dit : « Souviens-toi, Seigneur, de David et de toute sa bonté » [50], ou encore : « Seigneur, si j’ai perpétré ce mal, si l’iniquité est dans mes mains, si j’ai rendu le mal pour le mal, que je succombe sous les coups de tes ennemis » [51], dit-il autre chose que : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » ?
Celui qui dit : « Écarte de moi les convoitises de la chair et qu’aucun désir impur ne me surprenne » [52], dit-il autre chose que : « Ne me soumets pas à la tentation » ?
Enfin celui qui dit : « Arrache-moi à mes ennemis et délivre-moi de ceux qui s’élèvent contre moi » [53], que dit-il sinon : « Délivre-nous du mal » ?


Parcours ainsi toutes les prières de l’Écriture ; je ne crois pas que tu trouveras rien qui ne soit résumé et amené à son achèvement par la prière du Seigneur. Il nous est loisible de formuler dans notre prière les mêmes demandes en variant les paroles à notre guise, mais nous ne saurions êtres libres de demander autre chose.

23. Voilà donc les prières que, sans aucun mouvement d’hésitation, nous devons adresser à Dieu, pour nous-mêmes, pour les nôtres, pour les étrangers et même pour nos ennemis, bien que dans notre cœur de priant l’affection naisse et s’impose plus pour les uns que pour les autres, selon qu’ils nous sont proches ou éloignés par la parenté ou l’amitié. Mais celui qui dit par exemple dans sa prière : « Seigneur, multiplie mes richesses », ou : « Donne-m’en autant qu’à un tel ou à un tel », ou : « Augmente mes honneurs, rends-moi puissant et illustre dans ce siècle », ou d’autres choses semblables, et qui les demande avec convoitise et non dans l’intention d’être grâce à elles utile aux hommes selon Dieu, ne trouvera pas, je pense, de quoi accorder ses voeux à la prière du Seigneur. Qu’il rougisse donc du moins de demander ce qu’il n’a pas honte de désirer ; ou bien s’il en a honte et que sa cupidité l’emporte, ne ferai-il pas mieux de demander d’être délivré du mal de la cupidité à celui à qui nous disons : « Délivre-nous du mal » ?

24. Tu sais maintenant, je crois, et comment il te faut être pour prier, et ce que tu dois demander dans ta prière. Ce n’est pas moi qui te l’enseigne, mais celui qui a daigné nous instruire tous. C’est donc la vie bienheureuse qu’il faut rechercher, c’est elle qu’il faut demander au Seigneur. Mais en quoi consiste la vie bienheureuse ? Bien des hommes en ont discuté longuement. Quant à nous, pourquoi recourir à tant de philosophes et à tant d’arguments ? L’Écriture divine dit en peu de mots et avec vérité : « Heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu » [54]. Pour être membre de ce peuple, pour arriver à contempler Dieu et à vivre avec lui sans fin, « le but de la loi est la charité qui procède d’un cœur pur, d’une conscience bonne et d’une foi sans détour » [55]. En ces trois éléments l’espérance est exprimée par la conscience bonne. Ainsi, la foi, l’espérance et la charité mènent jusqu’à Dieu celui qui prie, c’est-à-dire celui qui croit, qui espère, qui désire et qui cherche dans la prière du Seigneur ce qu’il doit demander à Dieu. Les jeûnes, le frein mis à la concupiscence par rapport aux autres plaisirs sans toutefois négliger la santé, et surtout les aumônes aident puissamment la prière et nous permettent de dire : « Au jour de ma détresse j’ai cherché Dieu avec mes mains ; je me suis tenu la nuit en sa présence et je n’ai pas été déçu » [56]. Or comment chercher avec les mains le Dieu incorporel et impalpable ? Ces mains sont nos œuvres.

  • À l’écoute du Père

25. Peut-être te reste-t-il encore une raison de t’enquérir pourquoi l’Apôtre a dit : « Nous ne savons que demander pour prier comme il faut » [57]. Car il n’est pas à croire que ni lui ni ceux à qui il s’adressait ignoraient la prière du Seigneur. Quelle intention pouvons-nous donc lui supposer, car il n’a pu rien dire témérairement ou mensongèrement. Il pensait apparemment aux peines et aux tribulations temporelles qui nous sont utiles soit pour guérir l’enflure de notre superbe, soit pour éprouver et exercer notre patience à qui est réservée ainsi une récompense plus éclatante et plus abondante, soit enfin pour châtier et effacer nos péchés ; mais nous, ignorant l’utilité de ces épreuves, nous demandons à être délivrés de toute tribulation. L’Apôtre montre qu’il n’était pas lui-même exempt de cette ignorance ; ou croyez-vous qu’il savait ce qu’il devait « demander pour prier comme il faut », quand une écharde lui fut mise dans la chair, un ange de Satan chargé de le souffleter, pour l’empêcher de s’enorgueillir de l’excellence de ses révélations, et que, à ce sujet, par trois fois il pria le Seigneur de l’éloigner de lui [58] ? Certainement il ne savait pas alors « que demander pour prier comme il faut ». Dieu enfin répondit pourquoi il n’exauçait pas la prière d’un si grand homme et pour quelle raison il ne convenait pas de l’exaucer ; Paul entendit en effet : « Ma grâce te suffit, car la vertu se perfectionne dans la faiblesse ».

26. C’est dans ces tribulations qui peuvent nous être utiles ou nuisibles que « nous ne savons pas ce que nous devons demander ». Et cependant, comme elles sont dures, difficiles à supporter, contraires au sentiment de notre faiblesse, nous prions avec toute la force de notre volonté humaine d’en être délivrés. Mais nous devons avoir assez de confiance dans le Seigneur notre Dieu, pour que nous ne nous croyions pas abandonnés de lui s’il n’écarte pas de nous ces maux, mais pour que bien plutôt, par notre patience filiale à les supporter, nous espérions des biens supérieurs. C’est ainsi que « la vertu se perfectionne dans la faiblesse ». Certes le Seigneur Dieu a accordé dans sa colère à quelques impatients ce qu’ils demandaient, comme il l’a refusé à l’Apôtre dans la bonté. Dans l’Écriture nous lisons ce que les Israélites ont demandé (dans le désert) et comment ils l’ont obtenu ; mais leur convoitise une fois assouvie, leur impatience fut durement châtiée [59]. À ceux qui réclamaient un roi Dieu en donna un, mais selon leur cœur et non selon le sien [60]. Il permit même au diable qui l’en priait de tenter son serviteur qui devait être éprouvé [61]. Enfin à la prière d’esprits impurs le Christ autorisa une légion de démons à se jeter dans un troupeau de porcs [62] Tout ceci est relaté dans l’Écriture pour nous empêcher, soit d’avoir une trop haute opinion de nous-mêmes si nous sommes exaucés après avoir demandé avec impatience ce qu’il nous eût été utile de ne pas obtenir, soit de nous laisser abattre et de désespérer de la miséricorde divine envers nous, si nous ne sommes pas exaucés : peut-être avons-nous formé des voeux dont la réalisation nous plongerait dans d’atroces malheurs ou à l’inverse nous renverserait par le souffle corrupteur de la prospérité. Ainsi, dans de telles circonstances, nous ne savons ce que nous devons demander. S’il nous arrive donc quelque chose de contraire à ce que nous demandons, supportons-le avec patience et rendons grâces à Dieu en tout, ne doutant pas que ce qui est arrivé selon la volonté de Dieu est préférable à ce qui serait arrivé selon la nôtre. Un tel exemple aussi nous a été donné par notre médiateur ; après avoir dit : « Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi », il redressa cette volonté humaine qu’il possédait en vertu de l’homme qu’il s’était uni et ajouta aussitôt : « Cependant non pas ce que je veux, mais ce que tu veux, Père » [63]. C’est pourquoi, avec raison « par l’obéissance d’un seul la multitude est constituée juste » [64].

27. Quiconque demande au Seigneur et recherche ce seul bien sans lequel ne sert à rien tout ce qu’il peut obtenir d’autre en priant comme il faut, peut demander avec confiance et en sécurité et n’a pas à craindre qu’il lui soit nuisible quand il l’obtiendra. Ce bien est en effet la vie, seule véritable et bienheureuse, où nous contemplerons à jamais la joie du Seigneur, devenus nous-mêmes immortels et incorruptibles de corps et d’esprit. C’est en vue de ce seul bien qu’on recherche tous les autres et qu’on les demande comme il convient. Quiconque aura cette vie, possédera tout ce qu’il peut vouloir et ne pourra plus rien désirer qui ne convienne pas. Là en effet est la source de la vie dont nous devons être altérés dans notre prière. Maintenant en effet nous vivons dans l’espérance et sans voir encore ce que nous espérons. Mais nous sommes abrités sous les ailes de celui qui connaît tout notre désir : être enivrés de l’abondance des biens de sa demeure et abreuvés au torrent de ses délices. Car c’est bien auprès de lui qu’est la source de la vie, et « dans sa lumière nous verrons la lumière » [65]. Alors nous serons rassasiés de ses biens selon notre désir, nous n’aurons plus rien à gémir dans la prière mais uniquement à nous réjouir dans la possession.

Mais il s’agit de cette paix qui dépasse notre intelligence : lorsque nous la demandons dans notre prière, « nous ne savons donc que demander pour prier comme il faut ». Car ce qui est incompréhensible à notre esprit, nous l’ignorons assurément. Qu’il s’en présente une idée à notre pensée, nous la rejetons et nous l’infirmons car nous savons qu’elle n’est pas cette paix que nous cherchons, et dont cependant nous ignorons encore la nature.

  • Sous l’assistance de l’Esprit Saint

28. Il y a donc en nous une sorte de docte ignorance, mais éclairée par l’Esprit de Dieu qui aide notre faiblesse. Car l’Apôtre, après avoir dit : « Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons avec patience », ajoute : « De même aussi l’Esprit nous aide dans notre faiblesse. Car nous ne savons que demander pour prier comme il faut. Mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables et celui qui sonde les cœurs sait quel est le désir de l’Esprit et que son intercession pour les saints correspond aux vues de Dieu » [66]. Il ne faut toutefois pas conclure de ces paroles que le Saint Esprit de Dieu qui dans la Trinité est Dieu sans changement, et un seul Dieu avec le Père et le Fils, intercède pour les saints comme quelqu’un qui ne serait pas Dieu. Il est dit qu’il « intercède pour les saints » parce qu’il fait intercéder les saints. Dans ce même sens il est dit : « Le Seigneur votre Dieu vous met à l’épreuve pour savoir si vous l’aimez » [67], c’est-à-dire pour vous le faire savoir à vous-mêmes. L’Esprit fait donc prier les saints en des gémissements ineffables, car il leur inspire le désir d’un bien si grand, encore inconnu mais déjà attendu avec constance. Comment en effet exprimer quand on le désire ce qui nous est inconnu ? Et certes si nous l’ignorions entièrement, nous ne le désirerions même pas ; et de même si nous le voyions déjà, nous ne le désirerions plus et ne le demanderions pas avec des gémissements.

[46] Si 36, 4.

[47] Ps 79, 4.

[48] Ps 118, 33.

[49] Pr 30, 8.

[50] Ps 131, 1.

[51] Ps 7, 4-7.

[52] Si 23, 6.

[53] Ps 58, 2.

[54] Ps 143, 15.

[55] 1 Tim 1, 5.

[56] Ps 76, 3.

[57] Ro 8, 23.

[58] Cf. 2 Co 12, 7-8.

[59] Cf. Nb 11, 33.

[60] Cf. 1 S 8, 7.

[61] Cf. Jb 1, 12 ; 2, 6.

[62] Cf. Lc 8, 32.

[63] Mt 26, 39.

[64] Ro 9, 15.

[65] Ps 35, 9.

[66] Ro 8, 25-27.

[67] Dt 13, 3.


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