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Les représentations de la science moderne dans l'utopie, à travers les oeuvres de Tommaso Campanella et de Francis Bacon (1)

Publié le 07 août 2010 par Zebrain

INTRODUCTION

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Dans une lettre à Galilée, datant de 1632, Tommaso Campanella écrivait : « Par rapport aux vérités anciennes, ces nouveautés sur de nouveaux mondes, de nouvelles étoiles, de nouveaux systèmes, de nouvelles nations, etc, sont le début d'un nouveau siècle ». Ce qu'il évoque, bien sûr, c'est la « révolution » des connaissances et des méthodes d'investigation de la réalité, qui amène, petit à petit, la science médiévale à céder le pas face à la science moderne. De fait, si pour les historiens les Temps Modernes commencent en 1492, avec la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb, l'histoire des sciences situerait plutôt le moment premier de la Modernité entre 1543 et 1610.

Le 20 mai 1543 sort des presses de Nuremberg le De revolutionibus orbium coelestium, ouvrage de Nicolas Copernic. Réaffirmant que les corps célestes sont des sphères tournant sur elles-mêmes, l'astronome polonais choisit l'héliocentrisme de préférence au géocentrisme. En 1573, le danois Tycho Brahé publie De Nova Stella et, remet en cause l'immuabilité des cieux. En 1596, l'astronome allemand Johannes Kepler, assistant du précédent, démontre, à partir de l'observation de Mars, que le mouvement des planètes est une ellipse. La mise au point de la lunette astronomique par Galilée, en 1609 apporte les preuves observationnelles d'un « système solaire », qu'il relate dans Le Messager Céleste (Sidereus Nuncius) en 1610. La nouvelle cosmologie ouvre la voie à une nouvelle façon de « faire de la science ». Il ne restait plus qu'à comprendre que lorsqu'une planète, comme la Terre, tourne autour du soleil, c'est qu'en fait, elle tombe vers lui, subissant son attraction. Sir Isaac Newton, en 1687, rassemble en un tout cohérent les révolutions scientifiques de la Renaissance et du Grand Siècle, pour formuler sa théorie de la gravitation universelle.

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C’est un changement de paradigme qui va bien au-delà de la seule astronomie. La Terre n'est plus qu'une planète parmi les autres, et la vérité théologique, par ricochet, qu'une question de point de vue. Non seulement la Physique a définitivement changé, mais les certitudes médiévales relatives aux rapports du  Temporel et du Spirituel, en ressortent totalement balayées. Les auteurs politiques de l'époque, utopistes en tête, ne pouvaient évidemment ignorer l'impact de la nouvelle science. Pour autant, la science ne joue qu'un rôle très secondaire dans l'Utopie de Sir Thomas More, pourtant contemporaine des frémissements de la nouvelle cosmologie. Il est vrai que, définie au sens strict comme un projet de connaissance du monde physique, la science semble avoir peu de rapport avec la fonction de critique sociale et politique que l'on prête aux utopies. A l'inverse, Le Songe de Johannes Kepler, n'est-il pas une utopie purement scientifique ? En 1634, le physicien tente d’introduire dans une fiction utopique le langage tout neuf de la science. Depuis une Lune peuplée de Sélénites qui se protégent des écarts de température brutaux en se réfugiant dans des cavernes, Kepler y décrit l’ensemble du système solaire, selon les perspectives coperniciennes.

Pour en revenir aux auteurs proprement politiques, il en est deux qui présentent clairement la science comme un instrument d'émancipation de l'homme, un moyen d'accroître à la fois ses connaissances et son confort matériel, sans oublier son perfectionnement moral : Tommaso Campanella et Francis Bacon. Ces deux auteurs, s'ils sont, de l'avis même de leurs contemporains, les premiers à forger des utopies caractéristiques de l'ère des « novatores », c'est-à-dire se servant de la science comme élément à part entière de leur utopie, sont très différents l'un de l'autre.

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D'abord parce qu'ils livrent leur utopie à plus de vingt années d'écart. Si elle a été publiée en 1623, en France, La Cité du Soleil a été écrite en 1602, durant l'emprisonnement de Campanella consécutif à l'échec de sa conjuration pour libérer la Calabre, alors que La Nouvelle Atlantide de Bacon, elle, date de 1627. Compte tenu de la progression rapide des connaissances scientifiques au cours du Grand Siècle, c'est considérable : Campanella n'avait pas les moyens de proposer un système cohérent. Il fut plutôt l'homme de la transition philosophique, l'un de ceux qui contribuèrent à « déblayer » le terrain, en stigmatisant les vieilles conceptions aristotéliciennes.

Ensuite, parce qu'ils n'ont pas le même héritage, ni le même environnement culturels. Campanella est catholique, membre de l'ordre dominicain qu'il ne quitta jamais. Il fait partie, avec Giordano Bruno et Telesio, de ces clercs qui, confrontés à un dogmatisme religieux par trop étroit, se sont érigés en « libres penseurs » et ont tenté d'édifier un nouvel ensemble de vérités, au prix de leur vie, ou de leur liberté. Bacon, lui, évolue dans un milieu infiniment plus libéral. Sa Nouvelle Atlantide s'inscrit dans la mise en place, par l'Europe protestante, d'une fraternité des « gens de science » et des penseurs, le long d'une ligne qui relie Londres au nord de l'Italie, en passant par l'Allemagne, et qui s'oppose, précisément, aux restes du Saint-Empire.

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Enfin, c'est aussi et surtout, par la manière dont ils intègrent la science dans leur construction utopique, qu'il se différencient : pour l'italien, la science modèle littéralement la cité, qui en représente l'aboutissement ; pour l'anglais, la cité toute entière est au service du développement de la science à venir. De garantie de la stabilité de la cité, la science devient le moteur de sa dynamique. Cependant, chez l'un comme chez l'autre, la dialectique de la réflexion et de l'action, du « sophos » et de la « praxis », positionne la science, et l'ensemble des techniques qui en découlent, comme un enjeu politique, au sens premier du terme.

Ainsi, si la cité utopique est, d'une part, considérée comme le laboratoire où s'acquièrent les nouveaux savoirs, où se forgent les nouvelles méthodes de réflexion (I), elle est aussi le lieu d'une véritable ingénierie, faisant des siences appliquées un pouvoir majeur de la Cité, grâce au développement de techniques d'une percutante modernité (II).

Ugo Bellagamba


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