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Ernst Lubitsch, par bonheur

Par Mickabenda @judaicine

judaicine-ErnstLubitschA Locarno, «la rétro» est un festival dans le festival. Avec l’intégrale Lubitsch, le plaisir quotidien est assuré

Les rétrospectives de Locarno ressemblent-elles au directeur artistique du moment? Rien n’est moins sûr, lorsqu’on sait qu’elles sont souvent initiées par des institutions partenaires et avant tout l’œuvre de leurs curateurs. Il n’empêche qu’en inaugurant sa direction avec une intégrale Lubitsch en collaboration avec la Cinémathèque française, Olivier Père a réussi un joli coup: mettre tout le monde d’accord avant même le début de sa première édition.
Bien sûr, Ernst Lubitsch (1892-1947) n’a rien d’un auteur à réévaluer. Ce travail fut accompli dès les années 1970 et depuis, sa place au panthéon du septième art est assurée. Les études lubitschiennes se comptent en dizaines de volumes depuis le pionnier The Lubitsch Touch de Herman G. Weinberg (1968). Longtemps, il était impossible de se rendre à Paris sans tomber sur un «festival Lubitsch» de rééditions, et le DVD n’a pas été en reste.

Alors pourquoi Lubitsch? Pour le plaisir, assurément. Et puis, qui peut affirmer avoir épuisé les 50 films qui subsistent de son œuvre? En fait, on réduit souvent le cinéaste à ses chefs-d’œuvre hollywoodiens de fin de carrière, de Haute pègre (Trouble in Paradise) à Jeux dangereux (To Be or Not to Be). Comme pour la plupart de ses contemporains, la période muette – plus de la moitié de sa carrière, avant 1930 – est reléguée au rang d’archéologie pour spécialistes, alors qu’elle regorge de perles, de La Poupée (Die Puppe) à L’Eventail de Lady Windermere (Lady Windermere’s Fan).

Gageons que la redécouverte de celle-ci sera pour beaucoup l’occasion de revoir leurs préjugés. Une autre idée reçue (trop) commode est de scinder son œuvre entre «truculence germanique» et «sophistication hollywoodienne», vulgarité puis raffinement. En fait, si les deux tendances sont centrales chez Lubitsch, leur frontière s’avère bien plus indécise que son émigration de 1923.

Il y a loin du fils d’un modeste tailleur juif de Berlin au roi de la comédie brillante des années 1930-40 en Californie. Tout le chemin parcouru peut être vu comme l’élaboration, par un processus de tâtonnements successifs, de cette «Lubitsch Touch» déjà saluée de son vivant, mélange d’esprit satirique, d’art de la litote et d’élégance. Mais la maturation n’est pas que stylistique, et il y a tout aussi loin humainement de Schuhpalast Pinkus à Rendez-vous (The Shop Around the Corner), de Als ich tot war à Le Ciel peut attendre (Heaven Can Wait).

D’abord comédien de théâtre, Lubitsch débuta à l’écran comme acteur burlesque (avec le personnage populaire du juif Meyer) et passa à la réalisation en 1915, pour se mettre en scène. Commence un apprentissage qui, en 40 films sur huit ans, d’une comédie grotesque (Romeo une Julia im Schnee) à un drame historique (Anne Boleyn), d’un Kammerspiel (Rausch, film perdu) à une pure fantaisie (Die Austernprinzessin), l’amène, à 31 ans, à Hollywood. De ce parcours météorique et de cet appétit hors du commun, l’historien Enno Patalas retient que «jamais plus le cinéma allemand ne connaîtrait de films aussi plébéiens». Plus proches en tout cas des préceptes réalistes du metteur en scène Max Reinhardt que de l’expressionnisme en vogue.
Cette évolution se poursuit outre-Atlantique, d’un mélo pour Mary Pickford à une comédie musicale avec Maurice Chevalier jusqu’à ce que Lubitsch se résigne à œuvrer dans la seule comédie (dernier essai dramatique: L’Homme que j’ai tué/Broken Lullaby, en 1932).

Naturalisé américain en 1936, il se complaît dans les sujets de vaudeville européens. En pleine crise économique, ses personnages évoluent dans un univers de luxe inaccessible, une France ou une Angleterre rêvées. Pourtant, ses jeux de l’amour et de l’argent qui s’amusent à défier la censure plaisent au public. Au point que la Paramount l’élève un temps au rang de superviseur de toute sa production.
Mais ce bon vivant qui prend la pose avec son gros cigare cache aussi un fin moraliste, comme le prouvent ses ultimes chefs-d’œuvre, d’Ange (Angel, avec Marlène Dietrich) à La Folle ingénue (Cluny Brown). «Il excelle dans l’indécision entre le vrai et le faux, ce vertige pirandellien où brusquement les personnages ne savent plus s’ils jouent la comédie ou non», écrit le critique Patrick Brion. Géniale satire du nazisme sur fond de théâtre, To Be or Not to Be en est la parfaite illustration, de même que Le Ciel peut attendre, film-confession d’un jouisseur non exempt d’une pointe d’amertume.

Moment rare, cette rétrospective accompagnée des présentations de Joseph McBride (qui prépare un livre à paraître ultérieurement, le Festival publie en attendant une petite plaquette) et d’autres intervenants (de Jean Douchet à… Lionel Baier) devrait enfin permettre de prendre toute la mesure de Lubitsch.

Un auteur pas si démodé que ça, puisque son influence, via Billy Wilder et Blake Edwards, est visible jusque dans le fameux Ratatouille des studios Pixar!
Rétrospective Ernst Lubitsch, Locarno, jusqu’au 14 août. Reprise par la Cinémathèque suisse, à Lausanne, du 16 août au 31 octobre.


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