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Les représentations de la science moderne dans l'utopie, à travers les oeuvres de Tommaso Campanella et de Francis Bacon (3)

Publié le 09 août 2010 par Zebrain

B. La science comme méthode
La perception de la méthode scientifique semble différente chez Campanella et Bacon. Si le premier retient surtout l'observation comme clef d'une correcte transmission du savoir (1), le second, plus ambitieux, échafaude, au-delà de l'expérience, une véritable politique de la Recherche, placée sous la responsabilité de l'Etat (2).
1. L'observation, une méthode éducative.
La lecture du De Rerum Natura de Telesio a imprimé en Campanella une admiration sans borne pour cette "philosophia sensibus demonstrata (philosophie démontrée par les sens)"qui repose sur le droit à la libre investigation dans le monde, dans l'homme et dans la nature. C'est pourquoi, de Telesio, on retrouve dans l'éducation campanellienne, le mépris des livres et l'importance de la connaissance de la Nature. Les enfants solariens ne consultent aucun livre : leur éducation se fait toute entière dans ce "musée à ciel ouvert" qu'est la cité elle-même. Campanella condamne les livres comme des "choses mortes" (C.d.S., p.14).

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La Cité du Soleil est donc conçue comme un laboratoire à ciel ouvert. Dès son sevrage, vers deux ans, "l'enfant est remis, comme les autres entre les mains des maîtresses si c'est une fille, des maîtres si c'est un garçon. Ils apprennent l'alphabet, s'exercent à marcher, courir, lutter et comprendre les fresques historiées." (C.d.S., p.22) Ce que Campanella appelle "les fresques historiées" fait référence aux murs des sept enceintes concentriques de la Cité. Elles sont dépeintes de sujets scientifiques, de connaissance historiques et littéraires mises en images, qui permettent aux enfants de s'instruire directement et à chaque instant, en marchant simplement dans les rues. A partir du Temple nodal, dont les murs extérieurs sont recouverts d'étoffes sur lesquelles "l'on peut voir, en bon ordre, chaque étoile représentée et les trois vers qui lui sont consacrés" (C.d.S., p. 7), chaque science à sa place : le premier cercle s'orne d'un côté, de "toutes les figures mathématiques qui dépassent en nombre celles d'Euclide et d'Archimède" et de l'autre, de "la carte du monde, les planches de toutes les provinces avec leur us et coutumes, leurs lois et leurs lettres confrontées avec l'alphabet de la ville." Ce sont les mathématiques, la géographie, l'ethnologie, la linguistique ; le deuxième cercle est décoré, vers l'intérieur, de "toutes les pierres précieuses et non précieuses, les minéraux, les métaux réels ou figurés, avec deux vers d'explication pour chacun" et, vers l'extérieur, de "toutes sortes de lacs, de mers et de cours d'eau, de vins, d'huiles et autres liqueurs..." (C.d.S., p.7). Il s'agit ici de minéralogie, de géographie et même d'oenologie ; le troisième cercle traite de "toutes sortes d'herbes et d'arbres du monde (...) où ces plantes furent trouvées, quelles sont leurs vertus (...) et leur usage spécifique en médecine" d'une part, et de "tous les poissons des fleuves, des lacs et des mers, leurs caractères, leur genre de vie..."(C.d.S., p.8), d'autre part : botanique, pharmacologie et zoologie marine ; le quatrième cercle offre des peintures d' "oiseaux, avec leurs caractères distinctifs..." et de "reptiles, serpents, dragons, vermine, insectes (...) avec leurs conditions de vie..." (C.d.S., p.8). Ce sont l'ornithologie, la zoologie terrestre et même l'entomologie ; le cinquième cercle comprend des images de "mammifères terrestres, dont le nombre est si grand que l'on en reste stupéfait..." (C.d.S., p.8) et qu'il couvre les deux côtés de l'enceinte ; enfin, dans le sixième cercle, le plus vaste, les solariens peuvent accéder à la connaissance de "tous les métiers, leurs inventeurs respectifs et les techniques..." d'un côté de la muraille, et, de "tous les inventeurs au complet des lois, des sciences et des armes (...) Moïse, Osiris, Jupiter, Mercure, Mahomet (...) Jésus-Christ avec les douze apôtre, puis César, Alexandre, Pyrrhus et tous les romains" (C.d.S., p.8), de l'autre. Ce qui, pour conclure, correspond à l' Histoire générale de la science, des religions, des civilisations et des hommes. Ainsi, "les enfants, en jouant, ont tout appris d'une façon historique, sans peine, avant d'avoir atteint dix ans." (C.d.S., p.8), même si, précise Campanella, ils ont aussi des maîtres qui prennent par à l'enseignement, plus poussé, de certaines de ces matières. Il s'agit bien là d'une représentation au sens premier du terme, selon le Littré : « action de mettre devant les yeux ».
Francis Bacon, quant à lui, ne voue pas la même confiance absolue aux sens : l'un des départements de la Maison de Salomon n'est-il pas tout entier consacré « aux erreurs des sens » et à la façon dont on peut les reconnaître ? Si Tommaso Campanella avait pressenti la grandeur de la recherche, persuadé qu'il était que « ce que nous connaissons est minime par rapport à ce que nous ignorons » (C.d.S., p. 73), c'est surtout à Francis Bacon que revient tout l'honneur d'avoir posé les bases d'une véritable politique de recherche scientifique dont la modernité étonne.

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2. « Une certaine idée de la science » : le modèle baconien de la recherche.
En guise de frontispice de La Nouvelle Atlantide, Bacon fit graver l'image d'un vaisseau toutes voiles dehors franchissant les colonnes d'Hercule, limites traditionnelles du Vieux Monde, affirmant implicitement la nécessité de renouveler la pensée en rejetant la philosophie d'Aristote et en optant pour la méthode expérimentale. Et il ne s'agit pas de se restreindre à la Cité, comme chez Campanella. Dans La Nouvelle Atlantide, des délégations de membres de la Maison de Salomon sont envoyés dans tous les pays étrangers, pour observer et « faire connaître les affaires et l'état des pays où on les envoyait, et notamment tout ce qui pouvait concerner les sciences, les ars, les techniques et les inventions du monde entier ». L'observation du monde, telle est l'ambition des altantes. Mais, ce n'est qu'un point de départ.
Chez Bacon, il ne s'agit plus seulement de donner à voir les connaissances scientifiques, mais bien de faire de la cité l'écrin privilégié de leur développement, par le biais d'une activité collective. De ce point de vue, La Nouvelle Atlantide est « la version ramassée, apparemment fabuleuse mais de fait visionnaire, d'une grande idée que Bacon a cherché à promouvoir toute sa vie ». A savoir que la réforme des savoirs ne peut s'opérer sans la réforme des institutions qui sont destinées à les diffuser, ce qui pose la question, au début du Grand Siècle, du destin des Universités. Pour Francis Bacon, les vieilles structures, centrées sur l'enseignement quasi-exclusif de la théologie, ne correspondent plus au monde qui naît des Grandes Découvertes.
C'est que, à ses yeux, la connaissance scientifique ne peut désormais être considérée que comme un « processus ouvert ».
Il faut promouvoir une recherche scientifique libérée de toute contrainte matérielle, de tout dogme religieux, de toute célébrité ankylosante. Le sage, devenu savant, devient finalement un laborantin, travaillant en équipe. De célèbre, il glisse vers l'anonymat pour servir le bien commun. S'inspirant de la fondation, en 1598 à Londres, du Gresham College, dont la vocation évidente était de former aux mathématiques, à l'astronomie et aux différentes sciences et techniques, les futurs navigateurs d'Angleterre, Bacon conçoit la Maison de Salomon comme un institut entièrement consacré à la recherche, placé sous la protection de l'Etat, qui lui garantit les moyens matériels et lui confère sa légitimité. Non seulement « la Maison de Salomon est l'oeil même de ce Royaume » puisqu'elle détient le pouvoir d'envoyer des observateurs « dans toutes les parties du monde », mais, de surcroît, l'île de Bensalem toute entière est un laboratoire : les grottes sont utilisées pour « coaguler, solidifier, réfrigérer, et conserver des corps » ; et, à ciel ouvert, « toutes les expériences possibles concernant les différentes techniques de greffe sur des arbres fruitiers comme sur des espèces sauvages » sont menées dans de grands vergers.
Au-delà de la réflexion sur la réforme des universités, incarnée dès 1605, par Du Progrès et de la promotion du savoir, cette solution alternative de La Maison de Salomon aura une pérennité remarquable, puisqu'elle servira de modèle à la fondation de la Royal Society anglaise. Au fond, le combat intellectuel qui s'exprime dans La Nouvelle Atlantide est celui de la diffusion de la méthode scientifique. Et, aujourd'hui encore, le débat relatif à la place des sciences dans la société, n'est pas clos.
Mais, au-delà du laboratoire, au-delà de diffusion du savoir scientifique et des méthodes pour l'étendre, la représentation de la science chez les « novatores » met de plus en plus l'accent sur le pouvoir de changement qu'elle porte en elle, soit en offrant à ceux qui la maîtrisent de dépasser les règles de la Nature, soit, en devenant le moteur de la dynamique sociale elle-même.

Ugo Bellagamba


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