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Obscurité (42)

Publié le 13 août 2010 par Feuilly

Plus rien ne la retenait à Bergerac. Il fallait partir d’ici. Ce lieu où elle avait passé une partie de son enfance ne lui apportait finalement aucun refuge mais se montrait au contraire hostile à son égard. Elle était déçue. Triste, même. Où aller, maintenant ? Il n’y avait plus qu’à fuir en avant et à vivre au jour le jour. Elle avait l’impression d’avoir commis un méfait et d’être obligée de se cacher. Il est vrai qu’il y avait le problème réel de la gendarmerie. On pouvait supposer que l’officier de La Courtine, en ne la voyant pas venir au commissariat, était retourné à la maison pour la convoquer une nouvelle fois. Dans un jour ou deux au plus tard, il aurait compris qu’elle s’était enfuie et il était fort à craindre que son signalement ne fût diffusé dans tout le pays. Elle commençait à se sentir comme un gibier pourchassé. Le piège était tendu et il allait se refermer. C’était une question de jours. En se dirigeant vers le camping, elle n’osait même plus regarder les personnes qu’elle croisait dans la rue, de peur que quelqu’un ne la reconnût. C’était impossible, pourtant, mais elle avait cette impression qu’on allait la montrer du doigt et dire : « C’est elle ! Voilà la coupable, celle qui s’est sauvée, celle que tout le monde recherche… »

Elle courait presque quand elle rejoignit les enfants, qui étaient tranquillement installés dans l’herbe en train de prendre leur petit déjeuner. « On s’en va ! » dit-elle sans préambule. « Ben… On ne peut pas achever de manger ? C’est si urgent que cela ? » demanda l’enfant. Elle le regarda sans comprendre. Non, rester davantage lui semblait impossible, désormais. « On s’en va  » répéta-t-elle. Pauline, qui dégustait bien à son aise un morceau de baguette au choco et qui n’avait aucune envie de renoncer à ce petit plaisir, demanda innocemment : « Et on va aller où ? » Sa question, naïve à souhait ou au contraire parfaitement perfide, laissa la mère complètement désemparée.

Elle s’assit au milieu d’eux et les enlaça en les attirant à elle. « Je ne sais pas », dit-elle « je ne sais vraiment pas. On va poursuivre nos vacances en voyageant et en bougeant le plus possible, histoire de ne pas rester tout le temps à la même place. Cela vous intéresse comme programme ? » Bien sûr que cela les intéressait. La petite applaudissait même des deux mains car pour elle le fait d’être tout le temps sur les routes et de dormir dans une tente assimilait leur périple à celui des gitans, sur lesquels elle avait vu un jour une émission à la télévision. Ah, cette vie nomade ! Aller où on voulait, quand on voulait, quelle liberté ! Et puis, du coup, elle allait ressembler un peu aux fameux voyageurs qui peuplaient ses lectures, notamment tous ces marchands des « Mille et une nuits » à qui il arrivait toujours plein d’aventures extraordinaires. Et si demain elle avait trouvé un trésor dans une grotte ou un bon génie au détour d’un chemin, elle n’aurait pas été plus étonnée que cela.

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L’enfant, lui, semblait plus perplexe. Il sentait bien que ces vacances étaient un peu forcées et que c’était par nécessité que l’on se retrouvait sur les routes. Mais, ma foi, tout ce qui était bon à prendre devait être pris et mieux valait voyager que de retourner dans leur maison tout la-haut, où une écurie sombre l’attendait toujours. On verrait bien comment tout cela se terminerait. Après tout, ils avaient déjà bien trouvé une fois un point de chute, ils en trouveraient bien un autre encore.

Ils terminèrent donc leur petit déjeuner à leur aise, comme ils l’avaient souhaité. L’ambiance était maintenant détendue et tout le monde se croyait vraiment en congé, même la mère, à qui ils avaient communiqué leur insouciance et leur optimisme. On replia les tentes juste avant midi, histoire quand même de ne pas payer deux journées de camping au lieu d’une et on repartit.

De Bergerac, on se mit à remonter la Dordogne car la mère, pleine de nostalgie et sans doute dans un dernier sursaut d’espoir, voulait leur faire découvrir cette région qui était la sienne et qui avait été la seule, finalement, où elle s’était vraiment sentie chez elle. Si elle ne trouvait pas là une solution à ses problèmes, elle ne la trouverait nulle part ailleurs. Les petites villes commencèrent donc à défiler : Saint Capraise-de-Lalinde, Port de Couze, Mauzac, Trémolat, Bigaroque, Le Buisson-de-Cadouin, Siorac-en-Périgord, Mouzens, Bézenac et enfin Beynac-et-Cazenac, où finalement ils s’arrêtèrent.

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Ce pays était enchanteur. Il y avait des châteaux partout et la Dordogne suivait son cours paresseusement, parfois au milieu des champs, parfois entre des parois abruptes. Il y avait des endroits où elle était presque rectiligne et d’autres où elle formait des courbes absolument incroyables et d’une beauté à vous couper le souffle. Ils étaient tous les trois en admiration, même la mère, qui pourtant connaissait bien le pays mais qui le redécouvrait avec d’autres yeux. « Voilà », dit-elle, en montrant la petite ville de Beynac, « c’est ici que j’ai vécu entre neuf et treize ans. »

Pauline avait le regard fixé sur le château qui, du sommet de la falaise, dominait toute la vallée. Quelle élégance il avait, perché tout là-haut ! Ce n’est pas possible, pensait-elle, c’est ici que tous les contes du monde ont dû être écrits. Elle s’imaginait déjà vivant ici au Moyen-Age, châtelaine du lieu et ayant épousé un beau chevalier, qui un soir serait venu frapper à sa porte. Pauvre et affamé, elle l’aurait immédiatement accueilli, lui aurait donné à manger et lui, en remerciement, il lui aurait raconté pendant quarante nuits d’affilée toutes les aventures et tous les malheurs qu’il avait connus. Chassé par sa belle-mère, il avait dû quitter le domaine paternel et avait erré au hasard des chemins, combattant des dragons pour sauver de belles jeunes filles en danger. Malheureusement, celles-ci, malgré ses exploits, s’étaient quand même montrées particulièrement dédaigneuses envers lui. Pauline, elle, par contre, l’aurait écouté avec avidité et quand il aurait enfin eu terminé son long récit, elle lui aurait souri. Alors, il lui aurait aussitôt demandé pour se marier avec elle, ce qu’elle aurait bien entendu accepté.

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Savoir que sa mère avait habité dans cette ville renforçait chez elle l’idée qu’elle avait bien vécu ici un jour, il y a très longtemps, dans des siècles reculés. Si elle ne s’en souvenait plus très bien, c’est qu’on avait dû lui jeter un sort pour lui faire tout oublier. Une rivale, peut-être, qui aurait aussi bien voulu épouser le beau chevalier…

« Pauline ? Tu rêves ? » Oui, elle rêvait. Elle restait là, la tête en l’air, à contempler le château. Elle était en 1350 et elle se voyait habillée d’une longue traîne, parcourant les rues de la petite cité en souveraine. « Tu viens dans la voiture ? On va jusqu’au camping, maman dit qu’on va passer un jour ou deux ici. » Ils s’installèrent donc et les tentes furent vite montées. Le camping était situé le long de la Dordogne, tout près d’un grand pont et était dominé par le château. L’endroit était donc superbe. Les douches, par contre, étaient alimentées, non par un chauffe-eau, mais par des serpentins qui couraient sur le toit et dans lesquels l’eau passait. La seule source d’énergie était donc le soleil. L’enfant trouva le procédé ingénieux, mais reconnu aussi qu’il valait mieux prendre sa douche seul en milieu de journée que le soir après la cinquantaine de campeurs, comme il en fit la triste expérience ce jour-là. Mais bon. Ils étaient dans une région magnifique, celle de leur mère, qui plus est, et il n’allait pas rouspéter pour de menus détails de la vie pratique.

On alla vite faire quelques courses et on acheta même un petit réchaud à adapter sur la bonbonne de Camping-gaz. Pauline était enchantée de cette vie un peu bohème, mais l’enfant, lui, même si cela ne lui déplaisait pas, se rendait bien compte que le but de cette acquisition était surtout d’éviter les frais de restaurant. Il pressentait, sans se l’avouer, que l’argent viendrait peu-être à manquer bientôt et que ce jour-là il faudrait bien prendre une décision. Mais laquelle ? En tout cas il ferait tout pour ne pas réintégrer son domicile. C’était bien là la seule chose qu’il refuserait.

On prépara une salade de tomates, on éplucha quelques pommes de terre, qu’on cuisit à feu doux, ainsi qu’un morceau de viande, puis on mangea de bon appétit. L’ambiance dans le camping était bon enfant et le fait d’être entourés de tous ces gens en vacances leur faisait oublier la situation précaire dans laquelle ils se trouvaient. La mère elle-même était maintenant complètement détendue. Pendant la soirée, on écouta Pauline raconter quelques contes. Il faut dire qu’elle en connaissait beaucoup et c’était à se demander comment elle faisait pour retenir tout cela de mémoire. A la fin, on fit un petit jeu. Elle arrêtait son histoire au milieu de l’intrigue et chacun devait proposer une fin à sa convenance. C’était à mourir de rire de comparer ensuite les différentes versions. Des contes romantiques pouvaient aussi bien se terminer par un beau mariage que par un sadique bain de sang. Quant aux récits d’aventures, le héros, si valeureux au début, se montrait subitement fort poltron chez les uns ou bien devenait un voleur et un bandit de grand chemin chez les autres. Cette manière d’exercer leur imagination les enchantait tous les trois et on aurait dit qu’ils essayaient de deviner de quoi leur avenir serait fait. Car dans ces fictions, c’était non seulement leurs peurs et leurs angoisses qu’ils mettaient, mais aussi tous leurs espoirs. A la fin, on se coucha et tout le monde s’endormit rapidement. Là-haut, tout là-haut, le château majestueux, illuminé dans la nuit noire, veillait sur leur sommeil. A le voir ainsi, il semblait tout droit sorti des contes de Pauline. Dans le lointain, très très loin, une chouette hulula, mais personne ne l’entendit.

  

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