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On applaudit bient fort !

Publié le 18 août 2010 par Perce-Neige
On applaudit bient fort !

A mesure qu’approchait la date du tournage, il devenait évident que Claire serait, définitivement, de plus en plus nerveuse. Il était même réellement difficile d’anticiper la manière dont elle se comporterait vraiment à l’instant fatidique. Mon Dieu… Pourtant, franchement, il n’y avait guère de quoi, n’est-ce pas ? A en croire le script, d’ailleurs assez indigent, il faut bien le dire, que l’assistant de Charles Verdier avait, tout de même, consenti à lui fourrer dans les pattes, dès sa sortie de l’audition, le rôle qu’elle était censée jouer, s’était, en fait, révélé complètement adapté à son tempérament. Et à ses qualités. Et à son talent. J’en passe. Car d’aucuns auraient pu ajouter que ce rôle était surtout un rôle taillé sur mesure pour une fille comme elle. A la plastique assez avantageuse, si vous voyez ce que je veux dire ! « Ouahhh… Merveilleux… Purée… Sais-tu que je t’en sens par-fai-te-ment capable, ma biche, » avait solennellement déclaré Jean-René après avoir brièvement parcouru (très très brièvement, en vérité) les deux pages manuscrites, affreusement raturées, qu’elle finissait par ne presque plus quitter des yeux, même quand elle s’immergeait, les yeux révulsés, dans les cinquante et quelques centimètres d’eau désespérément tiédasse de la baignoire. Parfaitement capable, vraiment ? Combien de fois, déjà, légèrement crispée, brusquement plantée, là, devant la glace du corridor qui menait à leur chambre, en un étrange face à face avec son destin (plus tard, elle saurait que c’était que tout avait commencé), combien de fois, oui combien de fois, déjà, avait-elle répété les trois phrases de rien du tout dont, en réalité, il était bien difficile de penser qu’elles pouvaient rivaliser d’intelligence, de profondeur et de poésie avec l’une quelconque des répliques que chaque élève, au conservatoire, s’imagine pouvoir, un jour, déclamer dans la cour d’honneur du Palais des Papes, au moins. Quelques mots, donc, à peine plus, mais en présence de tout le gratin, figurez-vous. S’adressant à Pédro – l’horrible Pédro dont, en vérité, depuis un certain soir de 2002, elle aurait, de beaucoup, préféré oublier l’existence – s’adressant à Pédro, donc, supposé, dans ce scénario de merde, l’inviter à dîner quelque part, précisément le soir même, elle devait immédiatement rétorquer sans se démonter le moins du monde, et suffisamment fort pour que la moitié, au moins, du salon de coiffure sorte brusquement de sa léthargie et, comme un seul homme, se tourne alors benoitement vers elle, tout en tendant ostensiblement l’oreille de peur, sans doute, de perdre une seule petite misérable miette d’une conversation qu’il serait amusant, oui, amusant, de rapporter à Victor, ou bien à Michel, ou à Roger, allez savoir, le soir venu, un verre de Ricard à la main, ou bien le dimanche midi, à belle maman, vous voyez le genre : « T’as pas compris, mec, cette fois-ci c’est ter-mi-né… » Terminé, donc. Mais en séparant bien les syllabes, ma cocotte, ter-mi-né. Puis, durant quelques secondes d’éternité, délicieuses au possible, la lourde caméra de Charles Verdier s’attarderait sur son regard impassible, puis sur ses lèvres judicieusement muettes, tandis que, dans le même temps, la trop fameuse déclaration, tonitruante et syncopée, pourrait gentiment se frayer un chemin jusqu’aux circonvolutions les plus archaïques du cortex reptilien de Pédro… Et c’est à ce moment-là, précisément, que la silhouette, proprement magnifique, d’un Gérard Depardieu visiblement en pleine crise existentielle, et à deux doigts de péter un câble, pour reprendre à la lettre la rédaction de Charles Verdier, à ce moment là, donc, que la silhouette de Gérard Depardieu à deux doigts de se précipiter sur la première victime venue, se profilerait à l’horizon. Avant d’envahir l’écran dans les grandes largeurs. Et de bousculer, sans autre forme de procès, les quelques clientes, tout à fait ravies de leur brushing, ouahhh, et qui auraient, Dieu sait pourquoi, la très mauvaise idée de se trouver, comme par hasard, sur son passage. Voilà qui légitimait, on s’en doute, la deuxième phrase du répertoire de Claire qui, s’adressant à cet avorton de Pédro, soufflerait à mi voix : « C’est le début des emmerdes, à ce que je vois… » Le début ? On peut le dire comme ça. Car l’apprentie coiffeuse que Claire avait, finalement, acceptée d’incarner, à la demande express, il faut bien le dire, de celle qu’elle considérait encore comme sa meilleure amie, Violaine, - Je ne veux rien entendre, ma chérie… C’est ta chance et il faut la saisir. Point à la ligne – l’apprentie coiffeuse, donc, à ce moment-là, n’en avait plus pour très longtemps. Une dernière scène et tout serait définitivement plié. Quelques mètres de pellicule. Un simulacre de viol. Simulacre ? Mouais… Terriblement explicite en réalité. Sa poitrine en gros plan, bordel, avec, en toile de fond, l’ombre de son menton, le tout soigneusement immortalisé par Charles Verdier, lui-même, en personne, s’il vous plait. Ouah, cocotte. Magnifique… Et Claire pourrait alors se rhabiller. Signer tous les formulaires possibles et imaginables. En plusieurs exemplaires, naturellement, et en contrepartie d’un chèque assez modeste, en vérité… Et même plus que modeste, croyez moi, en comparaison du paquet de pognon qu’ils allaient tous empocher une fois projeté en technicolor et en trois dimensions, au moins, l’ombre du menton, et le reste, ça va de soi. Tu n’es tout de même pas en train de te dégonfler, j’espère, lui avait brusquement reproché Violaine, la veille du jour J, On croise les doigts et on ne pense plus à rien, ouahhh…. – après l’avoir surprise, tout à fait par hasard, en larmes et curieusement silencieuse, effondrée de tout son long dans le canapé du salon pendant que Jean-René, tout juste rentré du bureau et déjà affairé à mort dans la cuisine, était, quant à lui, censé leur préparer à tous les trois, un apéro du tonnerre de Dieu avec petits fours maison, Champagne à tous les étages, cotillons et flonflons, à tout le moins. Se dégonfler ? Non ce n’était vraiment pas le genre de Claire, au fond. Pas le genre du tout. Même si c’était précisément à ce moment-là, oui, ni avant ni après, qu’elle avait effectivement bien failli craquer. Submergée soudain par toute une mixture d’émotions assez contradictoires. Et répugnantes au possible. Et désolantes. Et proprement désespérantes pour le genre humain, je vous le dis. Mais cet accès de faiblesse n’avait pas duré plus de deux ou trois minutes, sans mentir. Et c’était d’avoir triomphé d’elle-même qui était le plus important, non ? C’était aussi d’avoir goûté le fruit de la tentation, - oh, quelle ivresse, mes amis – et d’en avoir violemment recraché la chair, en jubilant… Elle avait bu ce soir-là, oui beaucoup bu, célébrant sans pourtant pouvoir l’avouer à quiconque, ce qu’elle ne manquerait pas d’appeler, plus tard, sa renaissance. Elle avait même fini par en rire, vraiment. Puis par se glisser dans les bras attentionnés et impatients de Jean-René, et ce sans une seule seconde quitter des yeux Violaine qui semblait bien avoir entrepris de réécrire, par le menu, toute l’Histoire de ces dernières années, en commençant par le principal, à savoir ce qui s’était réellement passé sur les bancs de la fac de droit de Nanterre entre 1998 et 2002. Humm…. Tu délires, Violaine, tu délires… déclarait solennellement Jean-René, parfois, un brin amusé, il est vrai, et tout en ponctuant son jugement fatigué de caresses nonchalantes, et de glissements approximatifs des doigts dans l’interstice du chemisier, et de chatouillements divers, et de gloussements à peine audibles. C’était si bon. Car elle se sentait devenir adulte à une vitesse vertigineuse. Voilà bien ce qui était en train d’arriver. C’était d’ailleurs exactement ce qu’elle avait pensé en s’endormant, presque au milieu de la nuit, éreintée. A presque trente cinq ans, elle s’apprêtait, enfin, à se débarrasser, une bonne fois pour toutes, de toutes ces illusions stupides qui l’avaient accompagnée durant son adolescence. Se dégonfler… Il n’y avait plus aucun risque, désormais, vous pouvez en être sûrs. La preuve en était que, le lendemain, elle s’était pointée au studio d’enregistrement, pile poil à l’heure, et même un peu avant, mais sans plus éprouver la moindre trace d’inquiétude. La moindre hésitation. Tout à fait intrépide. Et pleine d’assurance. Et de certitude. Oh, bon sang, oui, ce jour serait bien le meilleur, oui, le meilleur, et de loin, de toute sa carrière… Comment en douter. Juste dans l’entrée elle avait avisé Gérard Depardieu, assis dans un coin mais surtout Charles Verdier, impérial, comme à son habitude et qui venait d’attraper par l’épaule un type assez insignifiant - elle en était quasiment sûre - avec deux ou trois bagues à chaque doigt, un cigare ahurissant au coin des lèvres et des cheveux décolorés qui lui tombaient sur les épaules. En toile de fond, trois filles aux cuisses de mannequin et à peine vêtues de froufrous quasi transparents, semblaient s’être brusquement matérialisées, trente secondes auparavant, pas plus, en provenance directe d’un univers parallèle où tout allait de soi et où le concept de bonheur n’était rien d’autre qu’une marque déposée par Coca Cola. Se dégonfler, c’est ça ? Sans vraiment réfléchir, désormais, Claire s’était, à cet instant-là, discrètement approchée de l’immense réalisateur qui paraissait en grande conversation mais dont, même en tendant l’oreille, elle ne pouvait comprendre le sens des propos. Hummm. Excusez moi de vous interrompre, jeunes gens, avait-elle annoncé d’une voix forte, et qui se voulait conviviale, chaleureuse et détendue, presque complice au point qu’ils s’étaient tous deux, Charles Verdier et le type insignifiant, immédiatement tournés vers elle en un bel élan. Oui, excusez moi de vous interrompre, mais j’ai bien réfléchi, voyez-vous. Ce scénario ne tient pas ; c’est du bidon, et même une merde absolue, si vous voulez mon avis, et quant au rôle que vous me proposez, vraiment, ce n’est pas pour moi… Com-pris ? A la virgule près, je vous assure, ce qu’elle avait scrupuleusement répété, une bonne cinquantaine de fois, au moins, devant la glace du corridor, avant d’insister, encore, dans la théâtralité en restant parfaitement immobile quelques secondes interminables à moins de cinquante centimètres du visage de Charles Verdier. Puis de tourner ostensiblement les talons. Ostensiblement et lentement. Tranquillement. Avec infiniment de liberté dans le rythme qu’elle allait, alors, imprimer à son corps. Avant de descendre quatre à quatre l’escalier. Puis de débouler sur le trottoir de l’avenue Montaigne. Cligner des yeux face au soleil. Et pleurer de joie. Voilà comment débuterait ce qui serait, n’en doutons pas, le plus beau jour de sa carrière !


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