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Santé publique et pouvoir politique face aux lobbies industriels contre la santé: tabac; alcool.... jeu d'argent (gambling)

Publié le 17 août 2010 par Alain Dubois

Les pouvoirs publics, garants théoriques de la santé publique, sont confrontés à des intérêts économiques puissants: laboratoires pharmaceutiques, industrie des jeux d'argent et de hasard (gambling), producteurs d'engrais, utilisateurs, producteurs et distributeurs d'alcool, de tabac, etc. La maîtrise de l'expertise scientifique et le contrôle du message c-à-d de la perception de la population vis à vis ces produits sont au coeur de cette confrontation entre les lobbies et les différents acteurs de la santé publique.

Biere nourrissante

Ce texte de deux grands experts européens en matière de santé publique et d'éthique, s'intéresse particulièrement aux lobbies francais reliés à l'industrie du tabac et de l'alcool (vin & bière) mais son contenu s'applique avec la même pertinence au contexte québécois (et canadien) et à l'industrie des jeux d'argent et de hasard (gambling). Les québécois y reconnaitront aussi sans difficultés plusieurs des manœuvres et stratégies de leur société d'état, Loto-Québec.

INTRODUCTION

L’alcool tue chaque année plus de 40.000 personnes en France. On compte plusieurs dizaines de milliers de victimes en plus si l’on considère son rôle dans l’aggravation de diverses pathologies et la multiplication des comportements à risque conduisant à des décès (1). À ce bilan s’ajoute bien sûr un coût existentiel: un énorme cortège de souffrance humaine, d’échec scolaire, d’exclusion et de dérives sociales, lequel se traduit également en maux detoutes sortes.

Concernant le tabac, on prévoit d’ores et déjà que d’ici 2018, si rien n’est fait, le nombre de décès imputables à la cigarette passera de 60.000 par an à 110.000, notamment du fait de l’extension du tabagisme féminin depuis les années 1970 (2).

Devant ce double désastre qui donne aux études épidémiologiques un air de simple chronique des morts annoncées, aucun observateur sérieux ne conteste plus la nécessité de réduire la consommation de l’alcool et du tabac.

Ne parlons pas des dépenses de santé qui en résultent, ni du poids pour la collectivité d’un budget qui pourrait être utilisé ailleurs. Pourtant, encore aujourd’hui, le pouvoir politique échoue à mettre en place le cadre législatif et réglementaire, de même qu’à dégager les ressources budgétaires qui rendraient possible le développement d’une politique de santé publique à la hauteur des enjeux, et cela malgré des volontés individuelles manifestes. À l’analyse, les raisons déterminantes et récurrentes de cet échec apparaissent étroitement liées aux pressions de ceux qui vivent du commerce du tabac et de l’alcool.

Les dossiers de l’alcool et du tabac illustrent de façon particulièrement exemplaire les faiblesses du monde politique face au lobbying des puissants groupes économiques dont les intérêts contredisent à la santé publique. Il est particulièrement instructif de dégager les moments clefs de ce lobbying des cigarettiers et des alcooliers au cours de ces dernières décennies, notamment autour de l’interdiction de la publicité pour leurs produits.

I. LE DOSSIER ALCOOL

En mai 1981, lorsque la gauche arrive au pouvoir, de nombreux acteurs de santé publique nourrissent l’espoir qu’une véritable lutte contre l’alcoolisme va pouvoir être engagée. Il est vrai qu’un an auparavant, le 24 mai 1980, le gouvernement avait déposé devant l’Assemblée nationale un projet de loi autorisant la publicité à la télévision du vin et de la bière, publicité jusqu’alors strictement interdite. Il s’en était fallu d’un cheveu, le gouvernement ayant finalement suspendu son projet devant l’opposition qu’il avait suscité.

1985: LES ALCOOLIERS À L’ASSAUT DU MÉDIA TÉLÉ

Novembre 1985. Nombreux sont ceux qui, malgré leur déception devant la passivité du nouveau gouvernement sur le dossier alcool, espèrent encore quand, coup de théâtre, le ministère de la Communication publie un communiqué annonçant: «La cinquième chaîne pourra naturellement diffuser des messages publicitaires dont elle tirera l’essentiel de ses ressources mais elle devra respecter les règles en vigueur. Les secteurs actuellement interdits – tabac, boissons alcooliques de plus de neuf degrés…– demeurent fermés à la publicité télévisuelle.»

En écoutant ce communiqué, la secrétaire du Haut Comité d’étude et d’information sur l’alcoolisme, chargée d’inspirer et d’animer la politique anti-alcoolique du gouvernement, sursaute. Elle pense qu’une erreur s’est glissée dans le texte gouvernemental : une coquille a dû transformer malencontreusement «un degré» en «neuf degrés». Sinon, cela signifie que le gouvernement vient d’autoriser la publicité pour les bières à la télévision. (sève — hiver 2003)

Santé : où sont les pouvoirs ?

De fait, l’impossible s’est réalisé : les autorités ont camouflé l’autorisation de publicité pour la bière à la télévision en la présentant comme le prolongement d’une interdiction déjà existante. Tout s’est décidé en coulisse, dans le cabinet du président de la République, à la demande du groupe auquel est concédée la nouvelle chaîne culturelle. François Mitterrand n’a consulté aucun des ministres concernés, lesquels achevaient de se mettre d’accord sur un projet de loi renforçant les interdictions… Les producteurs d’alcool viennent d’ouvrir une première brèche. Ils l’agrandiront au cours des mois suivants en pénétrant sur la 6 et Canal +.

Avec le retour de la droite au pouvoir, François Léotard, ministre de la culture, donne un nouveau coup de pouce aux brasseurs de bière en étendant l’autorisation à TF1, récemment acquise par le groupe Bouygues. Une décision d’autant plus étonnante que le Premier ministre, Jacques Chirac, écrivait quelques mois auparavant au Haut Comité d’étude et d’information sur l’alcoolisme: «Vous savez l’importance que j’attache à la lutte contre les fléaux sociaux, au premier rang desquels figure l’alcoolisme. C’est une des priorités de mon gouvernement.»

Désormais, un marché d’avenir s’ouvre aux marchands de bière: la télévision touche un public très large, en particulier les jeunes, plus consommateurs de cette boisson que de vin. Tant pis pour les dizaines de milliers d’adolescents qui mordront à l’hameçon publicitaire, d’autant plus tentant qu’il sera parfois présenté par des stars.

DES ACTEURS DE SANTÉ PUBLIQUE MOBILISENT L’OPINION

Il faudra toute la détermination de quelques professionnels de santé publique pour freiner ces dérives. Claude Got démissionne du Haut Comité d’information et d’étude sur l’alcoolisme et dénonce à la télévision et dans la presse écrite le décret Léotard. Gérard Dubois lance une pétition auprès des sommités scientifiques et médicales, et une lettre ouverte aux ministres qui sera largement reprise dans les médias.

Mais les agences de publicité contre-attaquent par une campagne de presse sur la «liberté de communiquer»; Jacques Séguéla parlera même d’une menace de «nazisme» devant la perspective d’une interdiction. Il est vrai que le budget publicitaire annuel des vendeurs d’alcool représente une manne de 900 millions de francs qu’ils n’ont pas envie de perdre. En comparaison, le budget que l’État consacre à la prévention contre l’alcoolisme ne dépasse pas quelques dizaines de millions.

Au même moment, le gouvernement ne désarme pas. François Léotard et Michèle Barzach veulent ouvrir les chaînes publiques, Antenne 2 et FR3, aux brasseurs de bière. Aussitôt, Claude Got lance un appel au peuple pour obliger les autorités à engager un débat parlementaire. Devant la mobilisation de l’opinion, le Premier ministre recule et annonce qu’il va saisir le Parlement, sans préciser son calendrier.

Les professeurs Got et Dubois n’en restent pas là. Ils entament des démarches auprès des ministres et des députés. Finalement, c’est leur entretien avec Jacques Barrot qui sera déterminant. Ce dernier va défendre leur cause dans le cadre d’un amendement à un projet de loi renforçant la répression pénale contre les conducteurs en état d’ivresse. Il demande ni plus ni moins l’interdiction de toute forme de publicité pour l’alcool! Les responsables des partis de la majorité et les conseillers de Jacques Chirac prennent d’assaut le député centriste. On lui rappelle les besoins financiers des partis, la nécessité de ne pas s’aliéner les médias et le risque de créer des conflits au sein de la majorité alors que se profile l’élection présidentielle… En définitive, pour une raison qui reste encore mystérieuse, Jacques Chirac se ravise. À l’Assemblée nationale, les élus qui défendaient la veille la publicité pour l’alcool rivalisent désormais de sévérité.

1987 À 1997 : DES CONTORSIONS À N’EN PLUS FINIR

Le 11 juin, lors du débat parlementaire, le gouvernement accepte d’interdire la publicité pour la bière à la télévision mais vide l’amendement Barrot de sa substance. En effet, le texte autorise la publicité pour l’alcool à la radio, au cinéma et à l’affichage sous couvert d’un «code de bonne conduite». Des médias qui touchent pourtant également la jeunesse.

Il faudra attendre quatre ans pour que Claude Got trouve une oreille attentive auprès d’un nouveau ministre de la santé, en l’occurrence Claude Évin. Ils vont faire voter au Parlement une loi interdisant la publicité pour l’alcool et le tabac, malgré les contre-offensives des lobbies concernés (études et sondages biaisés, pressions sur les élus, création d’une association Entreprise et prévention créée et financée par les alcooliers, etc.). La loi Évin accorde aussi aux associations de lutte contre l’alcool et le tabac une capacité juridique à agir en justice: elles pourront désormais se porter partie civile dans les procès intentés contre les industriels. Dorénavant, tout l’effort des groupes d’intérêts économiques va viser à affaiblir la loi Évin, en particulier par un redéploiement des forces de lobbying au niveau européen.

Le gouvernement Balladur autorisera à nouveau la publicité pour l’alcool sous forme d’affichage et d’enseigne sur tout le territoire au lieu d’être limité aux seules «zones de production». De multiples contournements de la loi vont également fleurir, notamment lors de retransmissions de matchs sportifs. De leur côté, les agences de publicité continueront à démarcher les députés pour rétablir le sponsoring et la liberté de publicité dans les cinémas.

En janvier 1996, une centaine de députés UDF et RPR des régions viticoles déposent une proposition pour modifier la loi Évin. Les attaques viennent de partout. Ils ouvrent une nouvelle brèche dans la nuit du 19 mars 1996 à 23 heures, dans un hémicycle presque désert. Ils réussissent à faire adopter une dispositions autorisant la vente d’alcool dans les stades. Cette entorse à la loi, surnommée l’«amendement buvette», est votée malgré l’opposition de Jacques Barrrot et Hervé Gaymard, et malgré le souvenir encore vif de la tragédie du stade du Heysel.

Dans les mois qui suivent, en prévision de la Coupe du monde de football de 1998, le gouvernement prépare un nouveau dispositif pour contourner la loi Évin. La firme Budweiser, une multinationale de la bière, fait pression et attaque cette même loi devant la Commission européenne. Cette dernière estime finalement que «la protection de la santé des consommateurs doit primer sur la liberté de prestation de service». Le débat sera suspendu par la dissolution de l’Assemblée.

LA DIFFICULTÉ À QUALIFIER L’ALCOOL DE DROGUE ET L’ALCOOLISME DE TOXICOMANIE

Au-delà de cette lutte autour de la publicité, c’est toute une image de l’alcool que les producteurs défendent becs et ongles, avec de puissants relais au sein du monde politique. Il faudra d’intenses discussions au sein du gouvernement Jospin pour intégrer l’alcool, le tabac et les médicaments dans lenchamp de la lutte contre la toxicomanie. Cela viendra pourtant à la suite de la publication du rapport Roques en 1997, qui pour la première fois comparait la dangerosité des produits psychoactifs licites et illicites, et classait l’alcool dans les drogues «dures».

Dans le Monde du 26 novembre 2002, Nicole Maestracci, ancienne présidente de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt), raconte qu’avant l’adoption de son plan en juin 1999, l’élargissement des compétences de la Mildt a été l’objet d’intenses débats: «Le lobby alcoolier s’est activé et des parlementaires de tous bords, originaires des régions de production vinicoles, sont montés à l’assaut. Le Premier ministre paraissait hésiter.»

La même discussion va reprendre avec le gouvernement Raffarin. Jean-François Mattei se déclare favorable à un éventuel retrait de l’alcool des compétences de la Mildt en parlant «d’une mode» qui a inclus l’alcool dans les toxicomanies. Les alcooliers renchérissent par la voix d’Alexis Capitan, délégué général d’Entreprise et prévention, un «groupe de réflexion de producteurs de boissons»: «Dire que l’alcool est une drogue est un argument politique. Dans la pratique, ce n’est pas efficient. On a cherché à diaboliser l’alcool pour diminuer la vigilance sur le cannabis.»

Tous les moyens sont bons pour relativiser les dangers de l’alcool. Il faudra une levée de boucliers des professionnels du champ médicosocial, pour que Jean-François Mattei se démarque finalement du discours des alcooliers. Au même moment, un groupe de travail de la Mildt souligne l’existence d’un socle commun aux différentes drogues bien plus important que leurs spécificités respectives.

DES MOYENS DÉRISOIRES POUR DES ENJEUX SANITAIRES ET SOCIAUX MASSIFS

Les dégâts sanitaires et sociaux massifs de l’alcool sont aujourd’hui bien décrits (3). On pourrait s’attendre à ce que les moyens suivent. L’Inserm, dans son avant-propos aux «Synthèse et recommandations 2003» de l’Expertise collective, est sans équivoque sur le paradoxe français: «Malgré une volonté affichée de faire de la lutte contre les méfaits de l’alcool une priorité de santé publique, le manque de moyens reste patent pour la prévention comme pour la prise en charge.»

Dans ce contexte, la force des alcooliers est d’apparaître comme des acteurs pleins de bonne volonté, prêts à contribuer financièrement à des campagnes de prévention. Récemment, Nicole Maestracci a proposé de les associer à la définition de programmes publics de recherche. «Ces derniers peuvent également participer à des actions de prévention visant à valoriser le conducteur qui ne boit pas, notamment dans les boîtes de nuit (4)», ajoutait-elle.

Mais cette attitude pose de multiples questions. Se mettre autour d’une table avec des industriels pour définir des précautions sanitaires susceptibles de réduire leurs ventes nécessite un questionnement préalable: qui mène le jeu et oriente le débat? Quels sont les liens de dépendance entre les protagonistes? Les interlocuteurs industriels sont-ils de bonne foi? La concertation avec des acteurs économiques parfaitement rodés aux procédés d’influence nécessite une extrême vigilance. Il y a peu, un certain Comité permanent amiante (CPA), de sinistre mémoire, parvenait encore à empêcher la définition d’une politique de prévention pertinente concernant l’amiante. Il nous a fallu mener des investigations opiniâtres (5) pour révéler les formidables manipulations dont faisaient l’objet les représentants des ministères, du monde médical et des syndicats au sein de ce groupe habilement neutralisé depuis des années par les industriels de l’amiante. La principale leçon de ce fourvoiement qui plia le discours des experts aux «impératifs économiques» fut précisément qu’il faudrait désormais séparer avec la plus grande netteté les producteurs de risques, les évaluateurs et les gestionnaires.

Pour amplifier l’action publique, il faut certes de l’argent mais pas à n’importe quel prix. Une autre solution consiste à augmenter les taxes sur l’alcool. Il est difficile d’imaginer la levée de boucliers qu’une mesure aussi simple peut soulever. En témoigne le débat très bref qui, en septembre 2003, a envahi le milieu politique et les médias à propos d’une éventuelle augmentation des taxes sur le vin (6). Les députés UMP des zones vinicoles sont très vite montés au créneau et Matignon a arbitré : la hausse des vins hexagonaux n’aura pas lieu.

Les crédits de l’assurance maladie pour le volet alcool n’étaient que de 10 millions d’euros en 2002 au regard d’un montant de recettes fiscales de 3 milliards d’euros. Or, les moyens nécessaires chiffrés par l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie s’élèvent à 126 millions d’euros. Sans eux, il sera difficile de relever le défi de la nécessaire révolution culturelle dans ce domaine.

Dans ce paysage peu enchanteur, on note toutefois que Jacques Chirac a priorisé trois chantiers médicosociaux pour son quinquennat, tous trois en lien avec l’alcool : la sécurité routière, le cancer, le handicap (7). Le volet alcool de la prévention routière a commencé à produire des changements positifs.

Face à ces premiers succès, d’autres efforts sont à entreprendre auprès des jeunes, des femmes enceintes, et dans le monde de l’entreprise. La tâche est vaste. Le sursaut politique nécessitera de la pédagogie et du courage, qui impliqueront nécessairement un repositionnement vis-à-vis des lobbies.

II. LE DOSSIER TABAC

Toute l’histoire du tabac, en Europe et aux États-Unis, est marquée du sceau de l’économie et des pressions des groupes qui le commercialisent.

Il n’a pas fallu un siècle, après son introduction auprès des cours européennes par l’ambassadeur Jean Nicot de Villemain, qui en faisait la promotion pour ses «vertus médicinales», pour qu’on constate déjà ses terribles méfaits malgré les dénégations des amateurs et des producteurs. Jacques Ier, roi d’Angleterre,stigmatisait ainsi, dès le début du XVIIe siècle, cette «déplorable habitude, dangereuse pour le cerveau et désastreuse pour le poumon ».

Mais le tabac est déjà pour les gouvernements une source de rentrées fiscales importantes. Louis XIV fait de son commerce un privilège royal. Dès lors, le gouvernement lui-même s’emploie à multiplier les adeptes du tabac.

L’idée du «tabac de troupe» gratuit pour les soldats fabrique des générations de fumeurs. En 1811, Napoléon Bonaparte en fera un monopole d’État. Des observateurs noteront au même siècle que les prisons sont peuplées de 86,9% de fumeurs qui travaillent essentiellement pour s’acheter leur tabac.

Les effets de la nicotine sont étudiés dès 1857 par Claude Bernard. La cancérogénicité du tabac est scientifiquement démontrée dès le début des années 19608. Mais le silence des autorités tiendra lieu de politique sanitaire.

Quant aux producteurs de tabac, ils nient la dépendance nicotinique et le lien tabac-cancer jusqu’à la fin des années 1990, multipliant les campagnes rassurantes pendant que s’accumulent les études confirmant les méfaits du produit.

Avec les cigarettes dites «légères», le nombre des fumeurs s’accroît considérablement chez les jeunes et les femmes. Mais les cigarettiers en veulent toujours plus. À l’instar des alcooliers, ils développeront à outrance la publicité indirecte pour le tabac afin de contourner la loi Évin, et les actions d’accroche en direction des jeunes pour renouveler leur clientèle plus vite qu’elle ne disparaît: gadgets publicitaires, jeux-concours, CD, agendas scolaires, lunettes, tee-shirts, etc. Le parrainage d’événements sportifs ou culturels s’amplifie aussi nettement après 1993, date de l’entrée en vigueur de la loi. En 1996, le budget consacré à la promotion des cigarettes représentera 1,2 milliard de francs, soit une progression de 68% depuis 1991. En 1997, une enquête du Comité français d’éducation pour la santé révèlera que plus d’un jeune sur deux fume à 19 ans.

De leur côté, les autorités politiques ne semblent pas très soucieuses d’inverser la courbe de mortalité des victimes du tabac. Le montant des taxes perçues par l’Etat en 1996 donne le vertige: elles s’élèvent à 54 milliards de francs. Ces ressources laissent rêveur quand on songe aux 1,9 million de francs consacrés par les pouvoirs publics la même année à la lutte contre le tabagisme.

DES OPÉRATIONS DE LOBBYING MISES À NU

L’extraordinaire vague de procès aux États-Unis, lancés au milieu des années 1990, va permettre d’ouvrir les archives d’un certain nombre de cigarettiers et de révéler leurs stratégies élaborées en secret, notamment celles de Philipp Morris. Celui-ci juge inefficace l’action des deux unités de lobbying traditionnelles de l’industrie, l’Association des fournisseurs communautaires de cigarettes et le Centre de documentation et d’information sur le tabac. Il leur préfère des actions plus masquées qui visent les milieux culturel, politique et scientifique. Des écrivains seront sollicités pour écrire des articles sur le thème de la liberté individuelle et des scientifiques pour apporter leur caution aux thèses minimisant les dangers du tabac. Un exemple éloquent est la désinformation sur les conséquences du tabagisme passif qui a été analysée en profondeur par des universitaires américains (9). Ceux ci ont mis en lumière trois types de manoeuvres destinées à contrer les résultats d’une recherche officielle menée sur le lien entre tabagisme passif et cancer par le Centre international de recherche contre le cancer -Circ- (10), proche de l’OMS:

  • une opération auprès des scientifiques consistait à tenter d’infiltrer l’équipe du Circ. Mais, face à l’échec de cette première stratégie, les lobbyistes ont décidé de promouvoir eux-mêmes une étude menée par leur propre groupe de recherche;
  • une opération auprès des médias visait à jeter un doute sur les résultats de la première recherche;
  • une opération auprès des politiques incitait les autorités des pays concernés à réduire le budget attribué au Circ.

Philipp Morris a dépensé 4 millions de dollars simplement pour financer les études visant à discréditer le Centre international de recherche sur le cancer en charge de l’enquête. Seul l’État est en mesure de faire face à de tels pouvoirs économiques. Mais son attitude reste bien souvent ambiguë.

L’ÉTAT EN PLEIN CONFLIT D’INTÉRÊT

L’État est resté actionnaire d’Altadis (ex-Seita), le seul fabricant français de tabac. Certes pour seulement 3%, mais il détient le monopole de la vente au détail. Comme le dit très justement la Revue Prescrire (11), «d’un côté, il déclare souhaiter voir diminuer les pathologies lourdes liées au tabac. De l’autre, il bénéficie de recettes fiscales considérables liées aux ventes de tabac: 57,5 milliards de francs en 1998. Or, en 1999, le budget consacré par l’État et l’assurance maladie à la lutte contre le tabagisme ne s’est élevé qu’à 130 millions de francs.» Avec ce budget, la France est encore très loin de la recommandation de l’OMS souhaitant que 1% des recettes fiscales du tabac soit attribué à des campagnes de prévention du tabagisme…

Certes, l’État a fait un premier pas en 1997 en intégrant l’alcool et le tabac dans le champ d’action de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie. C’était une petite révolution dans un pays «schizophrène» où les deux substances qui font plus de 100 000 morts chaque année étaient traditionnellement exclues du registre des drogues responsables de toxicomanie. Ce regroupement des substances psychoactives dans un même registre est régulièrement contesté par les industriels concernés, mais il a déjà trouvé une légitimité dans l’esprit de tous les acteurs de santé.

Pour analyser les actions les plus récentes de l’État, il est utile de rappeler ce que les acteurs de santé publique décrivent classiquement comme les cinq doigts de la main chargée de la prévention.

  • Le premier doigt</ins> désigne l’interdiction de la publicité. Nous avons vu que la loi Évin, malgré des résultats précieux, a fait l’objet d’assauts incessants et a connu d’innombrables contournements, notamment sous forme de publicités indirectes (12), désormais largement répandues.
  • Le deuxième doigt</ins> concerne la protection des non-fumeurs. L’instance d’évaluation de la loi Évin a noté que la population française ressentait un non-respect massif de l’interdiction de fumer dans les lieux collectifs. Avec plus de nuance, on peut affirmer que les pratiques évoluent, malgré la nécessité de poursuivre les efforts.
  • Le troisième doigt</ins>, qui représente l’augmentation du prix du tabac, occupe une place importante dans les mesures de santé publique du ministre de la santé en 2003. On ignore encore quel pourcentage des recettes sera affecté à la lutte préventive. Si Jean-François Mattei fixe bien des objectifs chiffrés de réduction de prévalence du tabagisme dans la loi de santé publique passée en première lecture au Parlement en octobre 2003, encore faudra-t-il que les moyens suivent.
  • Quant aux deux derniers doigts</ins> – éducation/information et aide au sevrage, –ils restent les parents pauvres. La santé scolaire, branche de la médecine préventive notoirement mal lotie, a du mal à répondre à la multitude des tâches qui lui incombent. L’aide au sevrage souffre d’un non-remboursement par la sécurité sociale des patchs et gommes nicotiniques. Pendant ce temps, les recettes fiscales alimentent d’autres postes…

DES PARTIS POLITIQUES SOUS INFLUENCE

Le tabagisme est devenu un problème global qui doit se régler au niveau international. À commencer par l’Europe. La tâche est rude car l’industrie a financé copieusement de grands partis politiques, notamment en Grande-Bretagne et en Allemagne. Dans le premier cas, la presse a révélé le scandale des versements occultes qui transitaient via la Formule 1. Les travaillistes, mis en accusation, se sont engagés à restituer l’argent à leurs «bienfaiteurs» après avoir présenté leurs excuses. Pour ce qui est de l’Allemagne, où plusieurs grands partis sont financés par l’industrie du tabac, les répercussions pour la santé des populations européennes ont failli être amères. En effet, le Parlement européen avait voté en 2000, à une vaste majorité, une directive visant à supprimer la publicité directe et indirecte pour le tabac. Cette directive a été annulée par la Cour de justice des Communautés européennes en octobre 2000 à la suite d’une plainte coordonnée par l’Allemagne.

Il a fallu attendre décembre 2002 pour que la Cour de justice valide définitivement la directive. En plus du volet sur la publicité, celle-ci comporte l’interdiction de certains termes du type «light», qui ont eu un effet trompeur pendant des années, alors qu’il était prouvé que le fumeur s’adapte à sa cigarette pour en tirer une dose égale en nicotine et qu’il en inspire plus profondément la fumée quand elle comporte moins de goudrons.

Reste que devant la réglementation de plus en plus contraignante des pays riches, les grandes firmes se tournent vers des cieux plus accueillants. En Afrique, en Asie et dans les pays de l’Est, les ventes de cigarettes battent tous les records. La plupart du temps, les populations visées n’ont jamais vu de leur vie un simple avertissement contre les méfaits du tabac. L’ex-Seita ellemême refuse encore de faire mentionner la moindre information à ce sujet sur ses paquets. Même des acteurs français célèbres continuent aujourd’hui à faire de la publicité pour le tabac auprès de ces populations.

On compte actuellement un milliard de fumeurs dans le monde et ce chiffre doit doubler au cours des quarante prochaines années. Au cours du XXIe siècle, la cigarette tuera un milliard de personnes si nous laissons les firmes agir comme elles le souhaitent.

CONCLUSION

Les tergiversations des décideurs politiques français montrent qu’ils sont relativement plus embarrassés par le dossier de l’alcool que celui du tabac. À cela une raison essentielle: le poids économique national des alcooliers est autrement plus puissant que celui des cigarettiers, qui sont principalement basés à l’étranger. Mais, dans l’ensemble, le lobbying des industries du tabac et de l’alcool est particulièrement démonstratif de la relégation de la santé publique dans un système où les grands groupes économiques dégagent des moyens considérables pour mener des opérations de pression sur le personnel politique, médiatique et scientifique.

En consacrant un ouvrage entier à ces pratiques d’influence freinant la mise en place d’une politique de santé publique cohérente, nous avons pu observer qu’elles s’exercent avec des logiques et des moyens comparables dans tous les grands secteurs de la vie économique ayant un impact sanitaire important et évitable, qu’il s’agisse de celui de la chimie, de l’agro-alimentaire, de l’automobile, du médicament ou de n’importe quelle autre industrie (13).

Nos résultats d’enquête convergent tous vers la nécessité d’équilibrer ces pressions par l’organisation des contre-pouvoirs agissant en faveur de l’intérêt général. Ces derniers, s’ils veulent jouer leur rôle plus efficacement, doivent prendre conscience des modes d’action développés par les groupes économiques qui s’opposent avec un indéniable succès aux mesures défendues par les acteurs de la santé publique, et agir avec des stratégies adaptées.

Il n’est pas interdit de penser qu’en donnant systématiquement une plus grande visibilité aux actions de lobbying menées auprès du personnel politique par les groupes d’intérêt économique, on permettra aux vertus de la démocratie de s’exprimer avec une pertinence accrue et aux citoyens de jouer leur rôle avec une plus grande lucidité. On peut parier in fine que le positionnement des élus y gagnera en responsabilité.

par Roger Lenglet et Bernard Topuz

''Roger Lenglet est philosophe et journaliste d’investigation en santé publique, mais aussi directeur de collection chez divers éditeurs et auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels "L’Affaire de l’amiante" (La Découverte, 1996) ou "Les Enjeux du médicament" (Mutualité française, 1997).

Bernard Topuz, médecin en santé publique, est responsable du service de protection infantile de Seine-Saint-Denis. Il a publié "Solidarité médicaments" (avec Jeanne Maritoux, Frison-Roche, 1990) et "Des lobbies contre la santé" (avec Roger Lenglet, Syros, 1998)''


  1. L’alcool est responsable de nombreuses morts violentes: suicides, homicides, accidents du travail et accidents domestiques. Le rapport Expertise Alcool 2003 de l’Inserm estime en particulier que l’alcool tue environ 2 700 personnes par an sur la route, ce qui représente un tiers de la mortalité liée à la circulation.
  2. «Tabac, éviter la catastrophe sanitaire», appel de Maurice Tubiana, Albert Hirsch, Gérard Dubois et al. Le Figaro, 1er octobre 2003.
  3. Expertise collective Alcool Inserm, Effets sur la santé (2001), Dommages sociaux, abus et dépendances (2003).
  4. Entretien avec Nicole Maestracci, Alcool ou Santé, juin 2000.
  5. Lenglet R. L’affaire de l’amiante, Éd. La Découverte, 1996.
  6. «La surtaxe du vin reste en carafe», Libération, 9 octobre 2003.
  7. Par les foetopathies alcooliques
  8. Doll R., Hill A.B. Mortality in relation to smoking. British Medical Journal, 30 mai et 6 juin 1964.
  9. Ong E.K., Glantz S.A. Tobacco industry efforts subverting International Agency for Research on Cancer’s second hand smoke study. Lancet, 355, 1253-1259, 2000.
  10. Boffetta P. et al. Multicenter case-control study of exposure to environmental tobacco smoke and lung cancer in Europe. J. Natl. Cancer Institute, 90 (19), 1440-1450, 1998.
  11. Tabac, l’État en conflit d’intérêt, n° 214, p. 143, 2001.
  12. Berger G. et al. La loi relative à la lutte contre le tabagisme etl’alcoolisme. Rapport d’évaluation, octobre 1999.
  13. Lenglet R., Topuz B. Des lobbies contre la santé. Éd. Syros/La Mutualité Française, 1998.

Texte sous copyright: autorisation de l'auteur

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