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« Et puis, il lit même les Inrocks. »

Publié le 29 juillet 2010 par Routedenuit

« Et puis, il lit même les Inrocks. »

Ils vivent au dernier étage de ce vieil immeuble des années 80. C’est pas vraiment pratique quand il faut remplacer l’ascenseur, parce qu’il faut toujours payer plus cher que les habitants du dessous.

Ils n’hésitent jamais quand il faut leur donner un coup de main, parce qu’ils sont généralement moins âgés qu’eux. Il sont là quand il faut aller faire un petit peu de courses, chercher le courrier ou appeler tous les jours pendant l’été et qu’il fait un peu trop chaud. Juste pour être sûr que Madame R., 94 ans, deuxième étage, est pas tombée de son lit en se levant ce matin ou qu’elle ne git pas dans la cuisine, par 38°C sans eau. Ils sont comme ça.

Ils ont un fils. Et trois petits enfants. Qu’ils aiment plus que tout, et ça se voit. Elle se plie en quinze pour cuisiner quand ils leur rendent visite une fois par mois le dimanche. Enfin ça, c’était avant que les deux premiers partent faire leurs études. Beaucoup trop loin. Il a toujours une anecdote à raconter, tirée de son tour du monde qu’il a fait il y a trente ou quarante ans – personne ne sait vraiment. Parfois les personnages sont récurrents. Et même si les enfants ne les ont jamais vus, ils les connaissent par coeur à force d’en avoir entendu parler pendant des heures entières. Existent-ils vraiment ? Les enfants se demandent d’ailleurs souvent si sa mémoire est vraiment capable de retenir chacune de ces péripéties, ou si il ne les invente pas au fil des sujets de discussion ou de la conjoncture politico-économique du moment.

Il parle beaucoup. Prend beaucoup de place. A un avis sur tout. Et notamment sur cette jeunesse qui fout le camp, qui ne veut rien faire de ses journées, alors que lui s’est levé pendant plus de quarante ans à 6 heures du matin pour garder les vaches, prendre des avions ou vendre du poil de lapin. C’est ce qu’il dit. C’est un argument marronnier, qu’il utilise à chaque fois qu’il sent que la discussion lui échappe. Point. Barre. Les jeunes sont jeunes, ils ne savent pas grand chose. Re-point. Re-barre. Il est étouffant, omniprésent comme cherchant à combler un vide dont personne ne sait vraiment de quoi il est fait. Maintenant, les petits enfants sont grands, font des projets de vie, tentent tant bien que mal de ne pas trop se planter. Tout va trop vite pour lui, comme si le train était parti sans qu’il ait encore quitté la maison. Alors il s’accroche comme il peut, en lisant les journaux. Tous. De Femme Actuelle au Point en passant par la Croix. Il lit des livres, aussi. Pour « rattraper le retard », parce qu’il n’a jamais passé son bac. Il a la critique acerbe, le compliment timide et parfois maladroit à leur égard. Il les aime, c’est sûr. Il sait juste pas trop bien s’y prendre. Il blesse, il fait mal, sans le vouloir. Il a peur, d’un monde qui lui échappe, qui vit sans lui et auquel il ne comprend plus rien. Mais il s’intéresse. Il lit même les Inrocks pour essayer comprendre dans quoi veut se lancer l’aîné.

Elle est d’une discrétion à faire pâlir un régiment de Marines. C’est un petit soldat, qui vit à un rythme effréné depuis plus de 60 ans. Son arme préférée, c’est le combo éponge/eau de javel. Elle maîtrise parfaitement. Selon lui, elle débite un nombre de conneries impensable à la minute, alors c’est mieux quand elle dit pas grand chose. Mais bon. Elle radote un peu. Les enfants passent outre parce qu’elle est adorable et qu’elle cuisine très bien. C’est à la fois un punching-ball et une couverture de survie. Elle subit tout en maintenant le navire à la surface. C’est un roc en mousse, qui jongle perpétuellement entre résilience et tendresse. Les choses glissent en apparence, et pourtant, elles creusent de petits sillons plus tellement invisibles. Elle vit constamment dans la peur du manque, alors elle cuisine pour 10 quand ils sont 5, fait en sorte que les 10 qui sont 5 puissent se resservir. Elle fait des doggy-bags de fromage, de desserts et de charcuterie qu’elle donne aux enfants des fois que ce serait la guerre atomique et qu’il faudrait manger en poudre. Parce que la guerre, ça l’a pas mal traumatisée.

Ils ne sortent plus vraiment de chez eux. Il a des problèmes cardiaques qui l’obligent à marcher une heure le matin et à faire une longue sieste après le déjeuner. Elle se fatigue plus vite qu’avant, et s’endort parfois pendant la météo sur France Info. Ils avalent tellement de médicaments qu’une ordonnance complète tiendrait pas forcément dans un Darosz entier. Ça leur plait, c’est un petit rituel de confort. Et parfois, ils prennent la voiture pour aller au Mont Saint Michel, ou dans la campagne, rejoindre le village familial, histoire de retrouver tout le monde pour les grandes occasions.

Ils doivent attendre que le temps passe. Ne se réjouissant de plus grand chose, si ce n’est des bulletins de note de la dernière et des résultats de partiels des deux autres. Leurs petits-enfants les aiment infiniment, même si les maladresses, même si les petites erreurs. Ils ont bien conscience d’être le centre de leur bonheur et peut-être ce qui les fait vivre, un peu plus longtemps. Alors, ils essaient de faire attention, même si les phrases sont difficiles à encaisser. Ils essaient de partager, de maintenir le lien, histoire de.

Ils, sont mes grand-parents.

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