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« Même si le monde ne me voit plus. »

Publié le 21 juillet 2010 par Routedenuit

« Même si le monde ne me voit plus. »

Il est là quand tu sors de chez toi le lundi matin, sur le petit banc du parc, juste avant que tu aies à traverser pour rejoindre l’escalier de la station de métro. Il est là le lundi soir quand tu rentres, aussi. Sous sa casquette brune, il te sourit. Tu ne réponds pas. Il a mille ans, l’âge de ces gens dont le visage est un stigmate du temps que tu ne ne vois plus passer.

Il est là le mardi matin, avec un livre ou le chien. Ça dépend. Comme lundi, il ne rentrera chez lui qu’entre midi et deux, le temps de déjeuner, de déposer le chien ou de changer de livre. Le livre, c’est un bon alibi pour observer les gens.

Il est là le mercredi, avec son petit-fils. Quand il ne joue pas au ballon, il lui raconte l’Amérique, le Chili et les îles dans un grand Atlas, écorné et jauni. Il lui raconte l’Histoire aussi, de quand il était en bateau, et que la guerre, c’est mal mais ça-vous-fait-un-homme-parce-que-tu-comprends-il-a-bien-fallu-que-je-me-débrouille. Tu n’as jamais vu personne d’autre s’asseoir à cet endroit.

Il est là le jeudi, sa casquette dans la main, droit comme un piquet. Il fait le tour du banc, prend deux ou trois minutes, le temps de plier les genoux. Et il attend. Il attend que le passant passe, qu’il décide de s’asseoir, pour discuter un peu.

Il est là, le reste des jours de la semaine, observant les riverains dont il finit par connaître les habitudes sur le bout des doigts.

Un jour, il viendra un lundi. Tu sortiras de chez toi, tu claqueras la porte. Tu seras pressé. Tu seras en retard, pour la première fois de la semaine. Tu pesteras contre ton réveil, contre ce café que tu n’as pas eu le temps de prendre. Tu regarderas rapidement à gauche, puis à droite. Puis à gauche.

Et tu ne verras pas de casquette.

Et c’est à ce moment-là que tu comprendras.

En hommage à Bernard Giraudeau, qui aurait pu vivre en bas de chez moi tant il aurait pu être ce vieux monsieur du banc public. Bizarrement, je ne le connaissais pas vraiment en tant qu’acteur, mais je l’ai souvent lu. Cet homme n’avait besoin que d’une phrase pour porter un roman entier, il inspirait la bienveillance, la joie de vivre et la lucidité des grandes personnes qui ont certainement, à un moment où à un autre, détenu un petit brin de vérité. Merci pour ces films, ces moments de théâtre et surtout, pour ces superbes romans dont les phrases nous suivront encore un peu plus…

« La mer enseigne aux marins des rêves que les ports assassinent ».

(in Les Hommes à Terre)

« Même si le monde ne me voit plus. »

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« Chère C.,

Voilà bien longtemps que je ne vous ai pas donné de nouvelles… A la fois la vie qui m’emporte, le sentiment que tout est vain, la paresse qui me saisit souvent, et qui est sans doute mon pire ennemi… Je travaille pourtant beaucoup, mais parfois, irrésistiblement, me saisit une envie de m’asseoir et de regarder passer la vie. Bien sûr tout cela est fugitif, car il faut y aller, continuer, s’agiter, courir et faire croire ainsi, aux autres, à soi-même, que l’on est vivant… Mais cet instant où l’on peut observer l’agitation des autres est un moment de pur bonheur, de joies profondes. Ajoutez à cela quelques jupes légères, un sourire inattendu, des regards qui s’accrochent, et vous comprendrez que le printemps à Paris, est la période la plus propice à cette pause qui m’est indispensable, à ce havre qui s’il n’est pas de paix, n’est plus du moins la guerre.

Je vous vois sourire et froncer des sourcils, avec cette légère réprobation dont j’ignore si elle est de la complicité, ou de la déception. Mais vous savez que je ne changerai pas. On ne change pas, chère C., vous le savez au fond de votre coeur. Mais cette idée angoisse. Dérange. On voudrait penser que nos défauts (le mot est mal choisi, je n’en trouve pas d’autres – tant pis -) ne sont pas éternels que nos désirs (en voila un différent qui n’est pas plus précis) sont mortels. Il n’en est rien, ou plutôt je ne le crois pas. On gagne un peu en contrôle, on tempère, on se raisonne… et tout revient d’un coup, comme si le temps n’existait pas, comme si on n’apprenait rien, comme si rien ne bougeait profondément en nous. Le corps vieillit, les rides apparaissent, le ventre se relâche, mais le regard lui ne change pas (j’ai une bonne vue, et même si à quinze ans, je rêvais de porter des lunettes parce que je trouvais que cela donnait un air profond, je ne suis jamais arrivé à tromper les opticiens, qui m’ont toujours renvoyé d’une tape sur l’épaule en me disant que tout allait bien… La vie est injuste!). C’est le danger d’ailleurs. Voilà beaucoup de mots pour vous dire que je passe beaucoup de temps en ce moment lorsque je ne travaille pas, à regarder le monde, même si le monde ne me voit plus. D’où ce long silence que je ne romps que brièvement aujourd’hui, pour vous dire que je reprendrai notre correspondance dans très peu de temps, et que si je ne vous écris pas, je pense beaucoup à vous, avec la tendresse, l’amitié et la douceur d’un vieil ami. Je ne m’ennuie pas, vous l’avez compris, et c’est déjà beaucoup dans un univers d’où semble s’être échappé le goût vrai de la fête, du plaisir. Ce que l’on peut nommer dans un vocabulaire bientôt archaïque, le bonheur. Ce goût-là en tout cas ne me quitte pas. Et vous?

Amitiés,
N. »

« And he could change the world with his hands behind his back… »

« Même si le monde ne me voit plus. »

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