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ARISTOTE AUJOURD'HUI II. Éloge de l'amitié

Publié le 25 août 2010 par Jlaberge
Et je crois qu'en matière de philosophie naturelle, on ne peut rien dire de plus absurde que ce qu'on appelle maintenant la Métaphysique d'Aristote, ni de plus opposé au gouvernement que ce qu'il dit dans ses Politiques, rien de plus ignorant qu'une grande partie de son Éthique.Thomas Hobbes, Léviathan, IV 46
On ne saurait donc être heureux en dehors d’un État. Voilà la thèse aujourd'hui controversée d’Aristote que nous avons établi dans le précédent billet.
Dans les démocraties libérales comme la nôtre, le bonheur, comment y parvenir, etc., est une préoccupation strictement personnelle. L’État, comme aimait dire Pierre-Elliot Trudeau, ce bon libéral, «n’a pas à s’ingérer dans notre chambre à coucher». Inutile donc de chercher dans les Chartes, canadienne ou québécoise, d’articles ou de clauses touchant le bonheur individuel.
Un gouffre immense nous sépare sur ce point d’Aristote puisque, pour le Philosophe, au contraire, la finalité de l’État consiste précisément à assurer le bonheur de ses citoyens. C’est d’ailleurs ce qui explique que l’éthique et le politique soient indissociables pour le maître du Lycée. Aussi, au tout début de son traité de morale, l’Éthique à Nicomaque, Aristote dira que son enquête constitue en réalité une enquête de nature politique, car le bien de chacun constitue en fait le bien de tous; or, ce bien commun à tous, c’est la vertu dont l’exercice constitue le bonheur (eudaimonia), c’est-à-dire le plein épanouissement de chacun. Chez Aristote, la vertu (en grec aretè, excellence) est donc au centre autant de l’éthique que du politique.
Lorsqu’on y réfléchit, il ne saurait en effet en être autrement. Nous ne cessons de récriminer contre nos représentants politiques dont certains paraissent corrompus, menteurs, profiteurs, cupides, malhonnêtes, crapuleux, odieux, etc. En un mot, certains de nos politiciens, voire la vaste majorité d’entre eux, passent pour des «vicieux» de la pire espèce. Un habile politicien est loin d’être une personne vertueuse; on peut être compétent en politique sans pour autant être un parangon de vertu. En fait, puisque, dans une démocratie libérale, la moralité est strictement affaire personnelle, la moralité des politiciens n’est plus un critère, du moins en principe; seules leurs compétences entrant en ligne de compte. Néanmoins, on a beau mettre en parenthèses la vertu et le vice, ils ne cessent de nous hanter. La thèse d’Aristote est que ceux et celles qui nous gouvernent doivent être des maîtres de l’excellence.
Le mot «excellence» traduit le grec aretè, que les traducteurs rendent habituellement par «vertu». Ce dernier mot a pris depuis un sens bien étroit à connotation sexuelle car lorsqu’on dit de quelqu’un que c’est un «vicieux», on entend généralement vouloir dire que c’est une personne dépravée au plan sexuel. Les pédophiles sont vicieux. Par opposition, une personne «vertueuse» c’est, règle générale, quelqu’un d’irréprochable au plan sexuel. On entend encore dire que des célibataires conversent «leur vertu», voulant dire par-là qu’ils sont chastes; on parle aussi de personnes de «petite vertu», c’est-à-dire de mœurs légères.
Lorsqu’un Grec comme Aristote parle d’aretè, il ne désigne même pas la chasteté. Le sens d’aretè est beaucoup large que ce que nous l’entendons aujourd’hui. Comme l’écrit un spécialiste français d’Aristote, Pierre Pellegrin, «La traduction de aretè par ‘vertu’ n’est peut-être pas la meilleure, mais elle est trop habituelle pour pouvoir être ignorée.»(1) Pour nous, modernes, la vertu désigne une qualité morale, contrairement à Aristote qui, lui, n’hésite pas à parler de la «vertu» (de l’excellence) d’un couteau ou d’une flûte en ce que la «vertu» d’un couteau permet de bien couper, et celle de la flûte capable de produire, étant donné un habile instrumentiste, de l’excellente musique.
Il importe de bien saisir le lien unissant chez Aristote le bonheur, défini comme l’épanouissement humain (eudaimonia) à l’excellence (l’aretè), à telle enseigne qu’être vertueux, c’est être heureux, et inversement. C’est ici qu’intervient la conception «téléologique» ou finaliste du maître du Lycée. En effet, au tout début de l’Éthique à Nicomaque, Aristote déclare : «le bien, c’est la visée de tout.» Que doit-on entendre par ce petit bout de phrase énigmatique?
On vient d’en parler. Pour Aristote, un couteau ou une flûte sont bons ou excellents dans la mesure où les deux objets produisent ce pourquoi ils furent fabriqués, c’est-à-dire leur excellence. Lorsque le couteau coupe bien, il réaliste sa fin, ce pourquoi il est destiné; une flûte dont un flûtiste n’est pas en mesure d’en produire des sons, non seulement n’est pas une bonne flûte; elle n’est même pas une flûte. C’est donc dire que, pour Aristote, tout ce qui existe, existe en vue d’une fin (d’un telos), et cette fin est bonne ou excellente. Voilà la pensée la plus générale - «métaphysique» - qui ouvre le traité de morale aristotélicienne.
L’être humain n’échappe pas à la téléologie puisqu’il possède sa propre fin – son telos – laquelle consiste à être heureux. Ce en vue de quoi, donc, l’homme est destiné, sa perfection, c’est le bonheur (entendu comme épanouissement (eudaimonia)). Tout ce qu’il entreprend, l’humain le fait en vue de s’épanouir, de développer son potentiel. Or, d’après Aristote, tout comme l’excellence du couteau consiste à réaliser sa perfection, ce pour quoi il existe, c’est-à-dire en coupant excellemment bien, l’excellence de l’être humain consiste dans son épanouissement, dans sa perfection propre, c’est-à-dire en ce qu’il vit bien, ce qui ne saurait consister dans autre chose que l’exercice d’excellences. Aristote écrit :
Nous devons alors remarquer que toute excellence, pour la chose dont elle est l’excellence, a pour effet à la fois de mettre cette chose en bon état, de la rendre parfaite, de lui permettre de bien accomplir sa perfection. Par exemple, l’excellence de l’œil rend l’œil et sa fonction également parfaits, car c’est par l’excellence de l’œil que la vision s’effectue en nous comme il convient. De même, l’excellence du cheval rend un cheval à la fois parfait en lui-même et bon pour la course, pour porter son cavalier et faire face à l’ennemi. Si donc il en est ainsi dans tous les cas, l’excellence (aretè) de l’homme ne saurait être qu’une disposition (hexis) par laquelle un homme devient bon (agathon) et par laquelle aussi sa fonction (ergon) sera rendue bonne. (Éthique à Nicomaque, Livre II, 1106a 15-20)Pour Aristote, l’excellence, celle par exemple du politicien, réside en ce qu’il connaît la fin de la chose publique et que ces décisions sont toujours mesurées. Son excellence consiste dans la phronèsis, la prudence, l’habileté au jugement critique et équilibré, dirions-nous aujourd’hui. L’homme réfléchi, sagace, pèse le trop et le trop peu en visant le milieu entre les deux. L’homme prudent sait prendre les bonnes décisions et les risques qu’elles encourent. Le phronimos, l’homme prudent, est celui sait ce qui convient non seulement pour lui-même mais pour tous les autres. C’est pourquoi Aristote l’excellent législateur est celui qui possède l’excellence de la phronèsis.
Nous estimons Périclès et ceux qui lui ressemblent comme des hommes prudents, car ils ont la capacité de saisir ce qui est bon pour eux-mêmes et ce qui est bon pour les autres. Tels sont les gens qui gouvernent dans une maison ou dans la cité. (1140b 9)
L’excellence de la prudence est impliquée dans chaque excellence. L’homme courageux, par exemple, sait quand il faut faire preuve de détermination, et il sait quand il convient de lâcher prise. «Dès que l’homme a la prudence, il a toutes les autres excellences», écrit Aristote.
Il y a une autre excellence politique sur laquelle Aristote insiste particulièrement, c’est celle de l’amitié (philia). Nous allons voir pourquoi cette vertu est qualifiée de «politique».
«Sans amis, écrit Aristote, nul de choisirait de vivre.» (Éthique à Nicomaque, 1155a 5) La vie ne vaut donc pas la peine d’être vécue lorsqu’on est seul et isolé; mais la vie gagne en plénitude en compagnie d’amis. L’amitié pousse à la vie commune où l’on partage les mêmes joies et les mêmes peines. L’association politique n’a pas d’autre source. En effet, «l’ami est un autre soi-même» (1166a 31), d’où le lien de bienveillance et de fraternité unissant les amis entre eux. Le bien-être d’autrui est mon bien-être puisque c’est celui de mes amis. Dans la vie fraternelle, nous partageons les biens et le même sens de la vie. C’est ce que recherche par-dessus tout le législateur, l’ami de tous par excellence. L’homme prudent, l’homme de bien, qu’est le politicien, doit d’abord être l’ami de tous et, pour cela, il doit être un maître en matière de vertu.
L’importance de l’amitié en ce qui concerne l’atteinte du bonheur, entendu comme le plein épanouissement humain, montre que les êtres humains sont bien des «animaux politiques», au sens où le bien ultime, suprême, ne saurait être atteint seul. Voilà pourquoi l’amitié, comme la prudence et la sagacité, constitue une vertu politique hautement désirable.
Comme on ne naît pas vertueux de pied-en-cap, le législateur doit veiller à éduquer ses futurs citoyens - ces futurs amis - à la vertu. D’où l’importance cruciale que revêt l’éducation à la vertu : «Ce n’est donc pas une œuvre négligeable, écrit Aristote, de contracter dès la plus tendre enfance telle ou telle habitude, c’est au contraire, d’une importance majeure, disons mieux, capitale.» Et le véritable politicien doit y consacrer toutes ses énergies «puisqu’il souhaite rendre ses concitoyens vertueux et en faire des sujets dociles aux lois.» (1102a 29-30)
L’amitié est une vertu politique par ce qu’elle détermine un régime d’égalité et de justice. En effet, «l’amitié est une égalité» (1157b 35). En effet, dans l’amitié, l’homme bon aime la vertu, l’excellence de l’autre. «En aimant leur ami, ils aiment ce qui est bon pour eux-mêmes, puisque l’homme bon, en devenant un ami devient un bien pour celui qui est son ami.» Il ne faut pas confondre le désir de plaire ou d’être honoré avec l’amitié car l’amitié «consiste plutôt à aimer qu’à être aimé» (1159a 27). Dans l’amitié, on ne cherche pas notre propre intérêt mais celui de l’ami.
L’amitié est également une vertu politique en ce qu’elle parachève la justice. «Entre amis, pas besoin de justice… et la plus haute expression de la justice est de la nature de l’amitié», écrit Aristote (1155a 27). Certes, on ne saurait réduire la justice à l’amitié. La justice exige l’impartialité, l’amitié aussi, puisque être ami signifie ne tenir compte que de l’intérêt de l’autre, plus précisément, de ce qui est bon, c’est-à-dire de ce qui est juste.
«J’aime Platon, mais j’aime encore plus la vérité.», fait-on souvent dire à Aristote, à partir sans doute d’un passage tiré de l’Éthique à Nicomaque : «La vérité et l’amitié nous sont chères l’une et l’autre, mais donner la préférence à la vérité est pour nous sacré.» (1096a 13-17) En fait, la véritable amitié, au sens propre du terme, vise le bien et le vrai. L’ami qui nous ment ne fait preuve d’amitié. L’ami trompé, puisqu’il était l’ami de l’ami menteur, doit rétablir l’amitié en rétablissant la vérité avec l’ami menteur. C’est pourquoi l’amitié, dit Aristote, est plus haute que la justice, car ce ne serait que justice que de condamner l’ami menteur en ne le reconnaissant plus comme ami.
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(1) Pierre Pellegrin, Le vocabulaire d’Aristote, Ellipses, 2009, p. 106. «Vice», latin vitium, traduit le grec kakia.

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