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Jean sans terre devant le miroir

Publié le 05 septembre 2010 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 7 (nouvelle série)

Jean sans Terre serait-il le double du trop méconnu Yvan Goll  ? La couverture signée Max Chagall avait attiré mon attention : canne en main, la silhouette d’un pèlerin allant de gauche à droite, comme au retour de St-Jacques de Compostelle, parti d’Occident et cheminant vers l’Orient… Mais le pérégrin nommé Jean sans Terre n’est pas le pèlerin d’un pèlerinage ni un pèlerin particulier, ni un juif errant, même si des poèmes résonnent des échos de l’Histoire : il est tout un chacun, cheminant selon les voies qu’il se trace, sans autre but que de persévérer en son être et, chemin faisant, de constituer cet « être ». Habitants de cette terre, en serions-nous les sédentaires illusoires ? Ne sommes-nous pas plutôt viscéralement nomades voyageant autant que pensées vagabondes ? D’ailleurs, s’il est dit sans terre ce Jeannot-là, lui globe-trotter impénitent, c’est certainement pour échapper au leurre du lopin ou du domaine qui limite les élans et les rencontres…

Alors ce Jean qui n’est en rien propriétaire, comme chaque homme nait nu et dépourvu de tout pour retourner à la poussière itou, ce Jean emblématique de notre condition fondamentale nous entraîne dans une quête époustouflante. Il brave la tempête, traverse l’Atlantique, féconde la mer. Il s’agenouille devant la cathédrale de Strasbourg, longe Broadway ou découvre le pôle Ouest… Il fait sept fois le tour de la Terre, épouse la Lune mais s’immole au Soleil. Jean sans Terre a une ombre, un frère noir, des tiroirs et n’est pas sans mystères. Je vous résume sa biographie rien qu’en reprenant quelques titres de ce recueil qui n’est pas mince (200 pages). La vie d’un tel chemin de bonhomme ne saurait se résumer ni se cartographier, elle ne peut que s’éprouver. Et les épreuves ne lui manqueront pas : Jean est rongé par le vide, va aux enfers, rencontre la mort, subit l’épreuve du feu, de l’eau…

Homme dont la patrie est le cosmos plutôt que la Terre, Jean ne saurait se soustraire à cette station qu’est l’épreuve du miroir dont le poème ci-après est comme l’épreuve photographique. Connais–toi toi-même, et tu connaîtras l’univers et les Dieux… Jean n’est peut-être pas passé par Delphes mais il sacrifie à l’introspection salutaire, être de chair se débattant entre le monde et le moi, s’activant entre immanence et transcendance… C’est évidemement l’un des premiers poèmes du recueil, pour ne pas rester dans le leurre du seuil et que le périple ne soit pas vaine errance.

Jean sans Terre devant le miroir

Jean sans Terre à l’âge

Du Christ mis en croix

N’a aucun message

N’a aucune foi

N’est-il qu’un pauvre être

Qui mange et qui boit

Sans jamais connaître

Le monde et le moi ?

Tous les jours il baigne

Dans l’eau du miroir

Mais quand lui enseigne-

T-elle à mieux se voir ?

O Jean de la Terre

Regarde ton corps

Statue de poussière

Aux mille ressorts

Arbre dont la sève

Monte et redescend

Et monte sans trêve

Trente-trois printemps

Des racines roses

Au feuillage blond

Ta métamorphose

Embrase le tronc

Au bout des artères

Fleurissent les nerfs

Et les capillaires

Baisent l’univers

Ecoute l’aorte

Sonner l’avenir

Et les quatre portes

De ton cœur s’ouvrit

Ferme les paupières

Et tu trouveras

Entre les frontières

Le clair au-delà

Le vent d’Est dilate

Tes heureux poumons

Ailes écarlates

Qui t’emporteront

Statue de poussière

Fontaine de sang

Homme de la terre

Toujours vieillissant

Sache aussi l’obscure

Loi du végétal

Qui de créature

Te fera cristal

Sous les fontanelles

Bout à petit feu

Ta tendre cervelle

Qui fabrique Dieu

Mais dans les orbites

Detes yeux déserts

Une peur habite

Montée des enfers

Le mince sourire

De ta lèvre feint

Le calme quand l’ire

T’étouffe et t’étreint

Toute ta carcasse

Se comble de nuit

Quand ta bouche lasse

Remâche l’ennui

Bien que ta pupille

Boive le zénith

Ton foie brun distille

Le fiel du dépit

Tandis que ta tête

Frustre l’animal

Ton tremblant squelette

Sombre dans le mal

Ton plus doux délice

Ton plus rude effort

Ton plus secret vice

Ressemble à la mort

Hurle d’espérance

Vulnérable ver

Lorsque ta semence

Libère ta chair

Ta mesure intime

Toujours se défait

En aveugle urine

En mousse de lait

Et soudain le cycle

Toujours souverain

Ton sperme qui gicle

Seul te rend divin

Ainsi Jean de Terre

Hais et connais-toi

Ombre de matière

Captive du moi

Yvan Goll , Jean sans Terre, Seghers 1957 (premières publications échelonnées entre 1936 et 1939).

Né Isaac Lang à St-Dié-des-Vosges en 1891, Yvan Goll a vite délaissé des études juridiques pour fréquenter artistes et poètes dadaïstes, expressionnistes et surréalistes, entre France et Allemagne. On le trouve en Suisse pendant la Première guerre mondiale parmi les pacifistes réunis autour de Romain Rolland. Traducteur, Yvan Goll poursuit une œuvre poétique et littéraire importante que son épouse Claire Goll, elle-même femme de lettres, s’attachera à faire connaître après la mort d’Yvan en 1947. Durant leur exil aux Etats-Unis,entre 1939 et 1947, le couple animera la revue et maison d’édition Hémisphères qui publia notamment St-John Perse. Un numéro spécial de la revue Europe (mars 2004) est consacré à Yvan Goll qui fut également l’ami de Paul Celan.

PS : Cohérence aventureuse : Tristan Tzara dans la Poésie du Samedi n°7 de la première série…


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