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L’idéalisme du débat politique français

Publié le 10 septembre 2010 par Argoul

michel-onfray.1283426513.jpgMichel Onfray, lors de sa conférence à l’Université populaire de Caen retransmise le 20 août 2010 sur France Culture, déplore ouvertement le ghetto français du débat d’idées. Pour lui, la philosophie française est resté collée au XIXe siècle et à la tradition de l’idéalisme allemand, resucée du christianisme et du monde des Idées de Platon.

Le monde a changé : peut-on encore penser l’histoire comme Hegel ou Marx après la boucherie inutile de 1914, Auschwitz, Hiroshima, Cambodge et Rwanda, Tchernobyl et autres ? Un Badiou le croit, qui jargonne selon les rites, pas Michel Onfray.

Il oppose deux courants philosophiques majeurs, qui sont toujours les mêmes : l’idéalisme et le matérialisme.

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Le premier remonte à Platon. Les platoniciens croient que le « vrai » monde se situe dans l’abstrait des Idées, hors du monde sensible que nous connaissons. Ils séparent donc le corps vil de l’âme pure. Si le « vrai » monde est ailleurs, condamnons comme immoral tout ce qui est dans ce monde-ci. Le christianisme reprendra avec délices cette idée en l’appliquant à Dieu. Ici-bas n’est qu’un passage, l’éternité est au-delà, et il faut gagner son passeport pour le paradis en étant bien sage aux Commandements de Dieu (et à l’arbitraire de ses interprètes : les clercs d’église). Les marxistes (plutôt que Marx, qui usait  de la méthode critique) se sont engouffrés avec enthousiasme dans ce boulevard des Idées, posant que seule la Révolution (future) règlera tout les problèmes et qu’en attendant, il est nécessaire d’obéir au parti, qui représente l’avant-garde seule éclairée du Prolétariat en marche. Hegel, Kant et Freud sont dans cette lignée idéaliste dualiste.

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Le second courant remonte à Epicure et Démocrite. Pour Epicure, il n’y a que de la matière et que ce monde-ci. Tout est atomes et agencement d’atomes et nulle réalité n’existe en soi, hors de la matière. L’âme est donc matérielle comme le corps, faite d’empreintes hormonales et de liaisons synaptiques. Elle ne vient pas d’un au-delà du sensible mais naît en nous des relations que nous entretenons avec le monde qui nous entoure et avec les autres. D’où l’importance de l’éducation, de l’attention à l’enfant particulier – et non pas aux idées abstraites d’une école idéale faite pour un élève-modèle qui n’existera jamais. Ce matérialisme a conduit au nominalisme (le mot chien ne mord pas mais la bête, si), à l’utilitarisme et au pragmatisme.

Curieusement, l’utilitarisme est une invention française, Maupertuis dans son Essai de Philosophie morale (1749) ’explique fort bien. Il sera repris par Helvétius et passera dans la philosophie anglo-saxonne surtout avec Jeremy Bentham, penseur en avance sur son temps.

Le pragmatisme règne aujourd’hui en maître dans les pays anglo-saxons, tandis que l’idéalisme reste l’apanage de la vieille Europe franco-germanique. Ce pourquoi votre fille est muette : qu’a donc produit la philosophie française ou allemande depuis un demi-siècle, sinon une éternelle resucée du monde des Idées où le marxisme reste la philosophie indépassable du temps ? Les philosophes américains produisent du discours philosophique moins perdu dans les « grandes idées » mais beaucoup plus concret, applicable, intéressant. Michel Onfray a cité plusieurs noms.

Mais voilà : pour l’Université française, mandarinale et jalouse du jugement étroit de ses pairs, Marx a réglé son compte à Bentham sans nuances, donc la messe est dite. Bentham, cet utilitariste, serait un penseur du bien-être, donc un petit-bourgeois, donc un affreux capitaliste. Dès lors, vivent les grandes idées ! Généreuses d’autant qu’elles sont tonnées en chaire, bien à l’abri du système d’Etat où l’on ne connaît ni évaluation, ni chômage, ni problème de salaire ou de retraite… Surtout ne pas sortir de l’ornière. Exercer son esprit critique ? Vous n’y pensez pas ! Les sorbonagres restent entre eux, bien au chaud, et jargonnent pour l’élite autoproclamée de leurs opus hors du temps. Rabelais n’avait pas dit autrement, comme quoi il s’agit bien d’un trait national.

Pourtant, dit Michel Onfray, la pensée pragmatique serait bien utile au débat politique français. Celui-ci se réduit à des chapelles qui s’échangent des noms d’oiseaux et pour lesquelles il est absolument exclu de travailler ensemble sur un quelconque sujet.

Chacun (surtout à gauche, plus dogmatique par doctrine) se croit le seul détenteur de la Vérité suprême, donc de l’Intérêt général – pas question de laisser croire que l’adversaire peut avoir quelque idée bonne. Nous avons donc ce blocage si français, résumé par Michel Onfray : « On peut penser qu’une révolution règlera tous les problèmes, mais on fait quoi en attendant ? » Si le libéralisme ultra, croyant en la main invisible, est pour lui un déisme, les recettes du libéralisme parlementaire sont-elles à jeter aux milices populaires ? Au nom du Bien, doit-on éradiquer tout ce qui dépasse ? Les procès doivent-ils juger un Principe ou bien chaque cas particulier ?

Imaginez, dit Michel Onfray, un idéaliste kantien – pourquoi pas marxiste – et un utilitariste à la même table. Survient un bourgeois Juif sous l’Occupation, qui entre chez eux et se cache. La Gestapo arrive et demande : « quelqu’un est-il entré ici ? » L’idéaliste – qui hait les bourgeois parce qu’exploiteurs et obstacles à l’Histoire – sera forcé de dire la vérité s’il ne veut pas trahir ses idées. L’utilitariste s’interrogera avant tout sur les conséquences de sa réponse ; il ne dira pas forcément la vérité s’il croit sauver un homme. Alain, philosophe pragmatique, disait qu’on ne dit la vérité qu’à celui à qui on la doit – donc pas à tout le monde. Tout dépend des conditions historiques et personnelles : pas de grandes idées hors du monde !

Il y a une incapacité en France à penser la philosophie en-dehors des idées figées platoniciennes, des catégories kantiennes, du rituel marxiste droite et gauche. On peut être de gauche et à côté de la plaque en étant profondément idéaliste. Croyant par exemple qu’il existe des catégories hors de l’histoire humaine, des grands principes comme des lois de l’Histoire ou des commandements du Bien. Ce n’est pas là du matérialisme ! Il n’y a ni Bien ni Mal d’une Morale au-dessus du monde, seulement du bon et du mauvais, historiques, ici et maintenant, avec les choses telles qu’elles sont, qu’on ne peut changer qu’en les saisissant dans leur matérialité et pas in abstracto.

Tant que ne règnera pas l’esprit critique plutôt que la logique de parti, il n’y aura pas débat politique digne de ce nom en France. Seulement des injures échangées par des croyants.


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