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Le 24 décembre

Publié le 12 septembre 2010 par Silexmt @silexmt
Si je vous dis John Hinkley jr, est-ce que ça vous dis quelque chose? Le nom vous est familer, mais vous êtes pas certain? Maintenant, si je vous dis Lee Harvey Oswald... ah oui, pas mal plus connu, non? Vous avez tous naturellement reconnu l'assassin de JFK, mais j'imagine par contre que ceux d'entre vous qui ont replacé l'agresseur de Reagan font partie de la minorité. Ce qui me frappe, c'est que les deux ont accompli le même geste, et devraient donc bénéficier autant de notoriété; la seule différence réelle est que l'un a réussi alors que l'autre a raté. Et pourtant des deux seul Oswald peut être considéré comme un household name.
C'est vrai pour le public en général, et ça semble le cas pour les milieux conspirationnistes: s'il est à peu près impossible de tourner un coin de rue sans se prendre les pieds dans une théorie de la conspiration sur l'assassinat de Kennedy, il faut chercher pour en trouver une sur la tentative de Hinkley sur le président Reagan en 81. Google nous renvoie 2 millions de résultats, mais la pertinence des liens proposés tombe en flèche dès la page quatre. Pourtant, ce n'est pas faute d'éléments suspects et de coïncidences étranges, à commencer par le fait que Hinkley provenait d'une famille proche des Bush: considérant que George H.W. Bush était à l'époque vice-président, et qu'advenant la mort de Reagan il se serait vu catapulté président, sérieusement, le scénario ne s'écrit-il donc pas de lui-même? On serait en droit de s'attendre à au moins un film d'Oliver Stone là-dessus, et des librairies regorgeant de livres à succès nous offrant moults "révélations-choc" basées sur des "preuves jusqu'alors inconnues" nous dévoilant enfin la "vraie histoire" derrière cette "tragédie historique". Dans la réalité, si 70% des américains affirment encore dans les sondage croire à la thèse du complot dans l'assassinat du président John F. Kennedy, je suis sûr que si on leur posait la même question au sujet de Reagan, 70% d'entre eux répondrait "aucune idée". Et je soupçonne fortement les rares qui s'y intéresse de le faire uniquement parce que les Bush y sont impliqués; la conspiration contre Reagan ne semble en fait représenter qu'un appendice dans l'interminable saga du 911 truthing.
Encore plus fort: en 1994, quatre extrémistes algériens détourne un vol d'Air France dans le but de perpétrer un attentat suicide sur Paris, vraisemblablement en crashant l'avion sur la Tour Eiffel. Les terroristes ont échoué dans leur plan, surtout parce qu'ils ont fait l'erreur de faire escale au lieu d'aller directement vers leur cible. Ce n'est pas rien: on parle ici carrément d'un 11 septembre avant l'heure, le WTC remplacé par la Tour Eiffel, Ground Zero sur le Champ de Mars. Imaginez un instant qu'ils aient réussi: imaginez le choc, le traumatisme, pensez aux réactions (je vois d'ici Bill Clinton déclarant solennellement: "aujourd'hui nous sommes tous français"). Essayez de visualiser Balladur, "l'axe du bien et du mal", "vous êtes pour nous ou contre nous", l'attentat servant de prétexte à une invasion de l'Algérie – non, ça n'a aucun sens, les terroristes étaient algériens; disons le Maroc. Ou la Belgique à la rigueur (Aucune raison, c'est juste pour faire rire les français. Pour une raison quelconque les français partent toujours à rire quand on mentionne la Belgique).
Il ne fait aucun doute qu'on aurait été témoin de l'événement majeur de la décennie, voire même de la seconde moitié du 20e siècle, le genre qui définit une génération complète, dont tout le monde dirait que c'est un événement dont on se souvient où on était et qu'est-ce qu'on faisait lorsqu'il s'est produit. Dans cet univers parallèle, il suffit de dire "24 décembre" pour déclencher le robinet à émotions.
Et il ne fait aucun doute non plus qu'il aurait engendré toute une panoplie de thèses divergeant de la version officielle, toute une culture de la conspiration accusant tout le monde et sa grand-mère d'avoir participé à l'attentat. Dans l'état actuel des choses toutefois, si quelqu'un quelque part s'est amusé à concocter une théorie de complot qui accuserait le gouvernement français d'avoir orchestré une inside job, il doit pas l'avoir mis sur internet, parce que j'ai rien trouvé.
Peut-être est-on en train d'entrevoir un aspect fondamental de la psychologie particulière du conspirationniste. Il faudrait être naïf jusqu'à la bêtise pour croire qu'il n'y a pas de conspiration; il semble que la compulsion à comploter contre son prochain soit une part intégrale de la nature humaine. Des employés qui bavassent dans le dos de leur supérieur immédiat dans le but inavoué de lui voler son poste, à aller jusqu'aux groupes extrémistes fomentant des coups d'état, la vie autant que l'histoire regorge de complots et de conspirations réussies ou pas, et elles ont inspiré nombre d'auteurs et de dramaturges. L'habitude de la conspiration est inscrite en lettres indélébiles dans notre inconscient collectif.
Mais ces conspirations ordinaires ne sont pas suffisantes pour le conspirationniste; il doit passer au niveau supérieur pour impressionner ses proches, il a besoin de la Conspiration des conspirations, LE complot séculaire, universelle, pénultime, qui contrôle tout. Franc-maçonnerie, Illuminati, Bildeberg, trilatérale, ordre cosmoplanétaire des lézards du Temple de Zurich, cercle des fermières de St-Loin-les-creux, tout ça et plus fait partie d'un grand Plan Universel.
Il devient évident à la réflexion qu'il serait impossible pour de simples humains d'organiser un tel monstre: on parle ici d'une supra-organisation regroupant tout ce que la société humaine compte de puissants, et qui s'est arrangé au cours des siècles pour contrôler le monde sans se faire remarquer, tout en réussissant le tour de force d'éviter de tomber victime du principe de Peter, du Snafu principle, du théorème des cinq singes, de ce navrant exercice de mesquinerie et de médiocrité que l'on surnomme "petite politique de bureau", en bref de tous ces cancers organisationnels qui affligent toutes les organisations et hiérarchies et les transformant en ces monstres affligeants, bouffis et ridicules, et alourdis de ces pantins incompétents, carriéristes et fondamentalement inutiles qui pullulent dans toutes les entreprises et gouvernements, et qui finissent par dégénérer en ces bureaucraties pachydermiques qui sont la plaie de nos sociétés et que l'on connaît trop bien.
On a clairement affaire à des individus bien au-dessus de la moyenne, que ce soit au niveau de l'intelligence, de la détermination et surtout du dévouement inconditionnel à une cause commune. Le genre de personne – voire de créature – qui aurait par exemple évité d'avoir affaire à quatre écervelés susceptibles de commettre une erreur tactique aussi grossière que d'atterrir avec un avion détourné, se mettant ainsi à la merci des forces de l'ordre. Le genre aussi qui voulant former le plan d'assassiner un président, se serait probablement débrouillé pour trouver mieux qu'un hurluberlu armé d'un .32 acheté dans un pawn shop qui a tiré six balles à bout portant et s'est quand même débrouillé pour manquer sa cible à chaque fois, ne devant d'avoir atteint le président qu'à un ricochet chanceux sur le pare-choc de la limousine.
Il n'y a pas grand mérite à démasquer des complots ourdis par des débiles et fatalement voués à l'échec; cherchez "pape conspiration" dans Google et vous aller trouver plus de pages sur la mort de Jean-Paul I que sur la tentative d'assassinat sur Jean Paul II; je suis certain que le résultat serait différent si Ali Ağca n'avait pas raté sa cible. Pour le conspirationiste toujours à la recherche d'estime personnelle, il est beaucoup plus gratifiant d'élucider les complots d'organisations séculaires composés de supra-génies, et encore plus fort de publier ses trouvailles sur internet en toute impunité, sans crainte de représailles de la part de ces hyper-puissants: "ce sont les plus grands cerveaux de tous les temps, mais je suis plus malin qu'eux".
Ne reste plus qu'aux conspirationnistes qu'à prendre le pouvoir, s'ils sont si malins; n'est-ce-pas leur fantasme secret de toutes façons?

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