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Obscurité (49)

Publié le 21 septembre 2010 par Feuilly

Le lendemain, ils partirent de bonne heure. C’est qu’ils ne pouvaient pas prendre le risque de se retrouver nez à nez avec le fameux garde car ils auraient à coup sûr écopé d’un procès verbal. Et puis, ils avaient faim, tout simplement, et le repas de la veille n’avait pas été assez copieux pour leurs jeunes estomacs. On prit donc la direction du Sud et on se retrouva bien vite à Hendaye, où on déjeuna au café de la gare. A vrai dire, il fallut pas mal de croissants pour calmer leur appétit et il n’est pas impossible qu’ils aient dévalisé complètement le stock du tenancier. Ensuite, les enfants dégustèrent chacun deux jus d’orange pendant que leur mère sirotait un chocolat chaud. Ils traînèrent là deux bonnes heures, à papoter ou à rêvasser, puis ils se décidèrent à faire un petit tour dans la ville. La Bidassoa leur barra bientôt le chemin. En face, de l’autre côté du fleuve, c’était l’Espagne. L’Espagne ! Cela faisait rêver. Un autre pays, une autre langue, une autre culture… Pauline, comme à son habitude, imaginait déjà des châteaux féériques, perchés sur des éperons rocheux imprenables, avec de belles princesses aux vêtements quasi orientaux qui n’en finissaient plus de déambuler dans des pièces immenses aux persiennes toujours closes. Elles devaient être belles, étonnamment belles, mais farouches aussi, avec des armes blanches dissimulées sous leurs vêtements, afin d’éliminer, si besoin était, les rivales trop entreprenantes ou trop chanceuses. L’enfant lui, voyait plutôt des plages de sable fin, des déserts de pierres écrasés sous un soleil quasi-tropical et des troupeaux de taureaux au regard fier et ténébreux. Quant à la mère… Et bien elle se souvenait tout à coup d’un voyage qu’elle avait fait autrefois là-bas, dans une autre vie, un autresiècle. C’était donc le plateau de la vieille Castille qu’elle avait soudain sous les yeux, uniforme et monotone, là où, un jour, sur un chemin poussiéreux, elle avait cru voir Don Quichotte en personne, comme si le héro du roman de Cervantès était subitement sorti des pages de son livre, fatigué d’être à jamais un personnage de papier.

Elle montra aux enfants l’île des faisans, située au milieu du fleuve. C’est là, expliqua-t-elle, en terrain neutre, qu’avait été négociée la paix des Pyrénées, qui avait mis fin à un conflit entre l’Espagne et la France.Louis XIV y rencontra le roi d’Espagne (était-ce Philippe IV ? Elle n’en était plus trop certaine…), aucun des souverains ne voulant mettre un pied dans le pays voisin et donner ainsi l’impression de faire des concessions à son puissant rival. Elle parla encore d’un autre roi, encore plus ancien, François I, qui avait été prisonnier de Charles Quint et qu’on avait libéré ici même. Mais les enfants n’écoutaient plus, cela devenait un peu trop compliqué. Ils se demandaient simplement pourquoi on appelait cet îlot l’île aux faisans alors qu’on n’en voyait aucun.

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La mère resta encore ainsi un bon moment, à contempler la Bidassoa, puis elle soupira et, sans rien dire, elle prit le chemin qui menait à la voiture. Pauline et son frère suivirent, un peu décontenancés devant ce silence imprévu. Mal à l’aise, ils finirent par se disputer pour savoir comment il convenait de désigner cette fameuse Bidassoa. Était-ce un fleuve, puisqu’elle se jetait dans la mer, ou bien au contraire, vu sa taille, ne convenait-il pas plutôt de lui donner le nom de rivière ? Agacée, la mère trancha en disant que c’était un petit fleuve côtier, voilà tout, ce qui les laissa tous deux insatisfaits et frustrés.

On monta en voiture et on redémarra en direction des Pyrénées. Plus tard, bien plus tard, l’enfant se demanderait pourquoi ils n’avaient pas franchi la frontière. C’eût été sans doute la solution la plus raisonnable. Puisque leur situation devenait intenable dans leur propre pays et que la gendarmerie était sans doute à leur recherche, le mieux aurait été de s’enfuir à l’étranger et de tenter d’y trouver un refuge. Certes, avec la grande Europe, il n’y avait plus vraiment de frontières, mais enfin la police espagnole avait sûrementd’autres choses à faire que de s’inquiéter de la présence sur son territoire d’une mère de famille et de ses deux enfants. Oui, manifestement cela aurait été pour eux une issue possible. Pourquoi donc sa mère avait-elle préféré rester en France ? Était-ce la peur de l’inconnu ? La crainte de ne pas s’en sortir dans un pays dont elle ne maîtrisait pas la langue ? L’angoisse de devenir une éternelle exilée ? Peut-être. Ou bien tout simplement venait-elle de baisser les bras, sachant au fond d’elle-même que tout était perdu et qu’elle n’arriverait à rien. Voilà en tout cas des questions auxquelles l’enfant n’aurait jamais de réponse.

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Tout ce dont il se souvient avec exactitude, c’est qu’à partir de ce moment-là leur voyage devint complètement absurde. Ils se mirent à fuir en avant ou à tourner en rond, ce qui revenait au même. Ils n’avaient plus vraiment de but. Après avoir visité le pays de son enfance et après avoir montré l’océan à sa fille, on aurait dit que la mère ne savait plus où aller. Alors elle se contenta de rouler et de rouler, comme si elle attendait que le dénouement vînt de lui-même sans qu’elle n’eût elle-même à intervenir. Et c’est évidemment ainsi que les choses se passèrent.

Ce jour-là fut une journée pyrénéenne. Ils avaient d’abord longé le massif, puis étaient finalement rentrés à l’intérieur des montagnes, avaient escaladé quelques cols et étaient passés par le petit village de Roncevaux. C’était là, parait-il, qu’un certain Roland, neveu de Charlemagne, s’était fait massacrer, il y avait de cela bien longtemps. Où avaient-ils déjeuné ce jour-là ? L’enfant ne s’en souviendrait jamais. Par contre il était certain qu’ils étaient passés par Tarbes car ils y avaient fait une halte pour acheter deux nouvelles tentes dans une grande surface. Il est possible aussi qu’ils aient visité le centre ville, mais il n’en est plus certain. Il lui semble pourtant qu’il y avait une mairie qui ressemblait à un château et quelque part un grand parc, mais rien ne prouve que c’était bien à Tarbes. Il ne sait plus en fait, tout cela reste très confus danssa mémoire.

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Ce qui est certain, par contre, c’est que de Tarbes ils partirent à l’assaut de cols impressionnants. Il y avait des montagnes partout, des routes en lacets et des précipices vertigineux. La mère se taisait, elle conduisait sans plus, et se battait avec le changement de vitesse, les dents serrées. Elle allait vite, comme toujours, un peu trop vite, même, mais bon, les enfants avaient l’habitude et ils ne disaient rien. Ils passèrent par Bagnères, La Mongie, Barèges et arrivèrent finalement à Lourdes par Argelès-Gazost. Venant de Tarbes, ce n’était certainement pas la route la plus directe, c’est le moins que l’on pût dire, et la grande courbe qu’il venait d’accomplir prouvait à elle seule que la mère ne savait plus du tout où elle allait. Elle roulait au hasard, sans plus, et tournait à gauche ou à droite selon que le nom des villes inscrits sur les panneaux routiers lui plaisait ou pas. Comme la nuit tombait, ils cherchèrent un camping et eurent la chance d’en trouver un juste à l’entrée de la ville.

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Le lendemain, ils allèrent visiter Lourdes. L’enfant s’en souviendrait comme d’une journée harassante, pénible même. Après la solitude de la Creuse et du plateau de Millevaches, après les plages désertes de l’Aquitaine, ils se retrouvèrent sans s’y attendre dans une foule dense, impressionnante, inquiétante même. Sans même le vouloir, ils furent happés par cette foule, guidés par elle et, entraînés malgré eux, ils aboutirent finalement sur cette grande esplanade où tous les Catholiques du monde se donnent rendez-vous. Ils furent très impressionnés de voir le monde qu’il y avait là. Ce n’était pas des centaines ni même des milliers de personnes qui se pressaient devant la fameuse grotte, mais des dizaines et des dizaines de milliers. Il faisait chaud et cette promiscuité était difficile à supporter. Que venaient faire ici tous ces gens ? C’était difficile à concevoir. L’enfant, qui n’avait pas la foi, mais qui avait suivi des cours de religion dans son école, essayait de comprendre. Il voulait bien admettre qu’on pût croire en un Dieu pour expliquer la création de l’univers, il pouvait même accepter qu’on pût prier si on était croyant, mais venir s’agglutiner ici dans cette cohue, voilà ce qui pour lui dépassait tout entendement. Car enfin, ce Dieu qu’ils vénéraient tous était bien caché puisqu’on ne le voyait jamais et si on désirait lui parler, il semblait logique de le faire dans le plus grand secret, par exemple quand on est seul chez soi ou encore à la rigueur en entrant dans une église vide. Mais ici, en plein air, au sein d’une foule innombrable qui vous distrayait, vous bousculait, vous marchait sur les pieds, c’était incompréhensible. Non, ce n’était pas là l’idée qu’il se faisait du sacré.

Ce sacré, il s’en était approché davantage dans les bois de La Courtine, lorsqu’il parcourait la forêt en solitaire. A certains moments, oui, il avait vu des endroits impressionnants par leur beauté, des espèces de cathédrales végétales qui lui avaient coupé le souffle par leur splendeur. Là, il avait senti comme un profond mystère qui émanait de ces lieux et il les avait toujours traversés avec respect. S’il y avait un Dieu, c’est là qu’il aurait dû se trouver et pas ici, au milieu de cette foule suante qui chantait des airs idiots en ayant l’air de se lamenter.

En plus, on aurait dit que toute la misère humaine s’était rassemblée sur cette esplanade car d’innombrables malades n’en finissaient plus de défiler dans des chaises roulantes, chacun espérant sans doute un de ces fameux miracles qui avaient fait la réputation internationale de cet endroit. Mais pourquoi ces gens ne se révoltaient-ils pas, se demandait l’enfant. Ils auraient dû en vouloir à leur Dieu de les avoir ainsi frappés injustement. Mais non, au contraire ils venaient supplier cette divinité, qu’ils continuaient d’adorer, de se monter un peu plus clémente à leur égard. Il y avait dans ces supplications quelque chose d’obscène, comme si une victime pouvait à la foi supplier son bourreau et être amoureuse de lui. Cette démarche semblait à l’enfant complètement masochiste et même s’il n’avait jamaisemployé ce mot qu’il ne connaissait évidemment pas, du moins devinait-il le sens de ce concept.

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Pendant qu’il se faisait ces réflexions sur la foi, d’autres questions lui venaient à l’esprit. Pourquoi, par exemple, n’avait-il pas eu de père, lui, comme tous ses petits camarades de l’école ? Oh, pas un beau-père qui le frappait, mais un vrai père qui l’aurait aimé pour lui, pour ce qu’il était lui ? N’y avait-il pas là une injustice flagrante ? Et il ne pouvait pas se plaindre, il y avait des cas plus graves que le sien. Des enfants orphelins ou maltraités du matin au soir ou bien encore gravement malades. Comment comprendre qu’unDieu soi-disant bon puisse infliger de telles horreurs à ses créatures ? Pourquoi un enfant de dix ans doit-il subitement mourir parce qu’il est atteint d’un mal incurable ? Pourquoi une jeune fille de dix-sept ans doit-elle renoncer à tous ses espoirs parce qu’elle a contracté un cancer ? Qu’ont-ils fait de mal pour mériter cela ? Rien évidemment. C’est le hasard qui les a frappés, c’est tout. Mais ce qu’on peut encore accepter de la part de la nature, qui ne se soucie que de la masse des êtres vivants et pas d’un individu en particulier, comment l’admettre de la part d’un Dieu ? Car s’il a tous les pouvoirs, comme semblaient manifestement le croire les milliers de personnes au milieu desquelles il se trouvait en ce moment, pourquoi agit-il de la sorte ? Pourquoi punit-il un innocent ? Un innocent qui était peut-être croyant et qui avait mis en lui toute sa confiance… Non, décidément, un tel Dieu était barbare et continuer à le vénérer dépassait l’entendement de l’enfant. Il regarda encore cette foule, compacte, dévote, comme hallucinée au milieu de ses prières et qui n’en finissait plus de chanter et de défiler devant la grotte de la Vierge. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter. « On s’en va ? » demanda-t-il à sa mère. « On s’en va » répondit celle-ci, qui avait dû se faire à peu près les mêmes réflexions que lui et qui manifestement n’avait pas trouvé ici non plus une solution au problème auquel elle était confrontée.

Ils tentèrent de s’extraire de la foule, ce qui ne fut pas facile, tant elle était dense. Il fallait se faufiler, jouer des coudes et des épaules et surtout remorquer Pauline, qui ne parvenait pas à se frayer un chemin et qui risquait même d’étouffer, vu sa petite taille. Enfin, on parvint en-dehors du site de l’esplanade et on repartit en direction de la voiture. Dans les rues qu’ils traversaient, toutes les maisons étaient transformées en commerces, mais au lieu de vendre du pain ou des chaussures, on ne proposait ici que des articles de foi : chapelets, images saintes, Vierge dans une boule de verre, etc. La mère en prit une et la leur montra : c’était la même que celle qui ornait autrefois sa chambre de petite fille, là-bas à Beynac.

Quand ils atteignirent la rue où se trouvait la Peugeot, ils constatèrent qu’un policier municipal était en train de distribuer généreusement des PV à tous les véhicules en stationnement. On ne voyait pourtant aucun panneau d’interdiction. Il faut croire qu’il était bien dissimulé ! Ils accélérèrent le pas et purent démarrer avant que l’agent de la force publique ne s’intéressât à leur cas. En arrivant à un carrefour, pauline se retourna et vit qu’il y avait bien un panneau, mais les branches d’un grand marronnier le rendait quasi invisible. Bon, pour une fois les dieux étaient avec eux, c’était déjà cela. Finalement, la visite à la grotte de la petite Bernadette n’avait peut-être pas été inutile, pensa l’enfant en lui-même.

Mais il se trompait, car à peine avaient-ils quitté Lourdes et s’étaient-ils engagés sur la voie rapide qui, à la sortie de la ville, menait à leur camping, qu’ils tombèrent sur un contrôle routier. Des gendarmes postés en avant-poste faisaient signe de ralentir et tout le monde roulait maintenant au pas. Arrivés à hauteur des fourgons dont les gyrophares bleus clignotaient, ils croisèrent les doigts. Les cinq voitures devant eux continuèrent sans encombre, mais quand ce fut leur tour, on leur fit signe de se garer sur le bas-côté. Catastrophe !

 

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