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Une éblouissante Missa In myne zyn d'Alexander Agricola par la Capilla Flamenca

Publié le 22 septembre 2010 par Jeanchristophepucek
jheronimus bosch saint jean evangeliste patmos

Jheronimus van Aken, dit Bosch
('s-Hertogenbosch, c.1450-1516),
Saint Jean l’Évangéliste à Patmos
, après 1489.

Huile sur panneau de chêne, 63 x 43,3 cm,
Berlin, Staatliche Museen.

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En 1998, un enregistrement fondateur du Huelgas Ensemble (récemment réédité au sein d’un indispensable coffret) avait attiré l’attention des amateurs de musique tardo-médiévale sur un compositeur qui vécut à la même époque que les plus célèbres Johannes Ockeghem (c.1420-1497) et Josquin des Prez (c.1450-1521), Alexander Agricola. Depuis, peu de disques se sont inscrits dans ce sillage qui ne laissait, il est vrai, rien ignorer des problèmes que pose l’interprétation d’œuvres particulièrement exigeantes. Il est d’autant plus réjouissant de voir paraître aujourd’hui, chez Ricercar, l’intégralité de la Missa In myne zyn servie par l’excellente Capilla Flamenca, un des meilleurs ensembles spécialisés dans ce répertoire.

Jusqu’à une date récente, la vie d’Alexander Agricola demeurait, à l’instar de celle de nombre de musiciens de la fin du Moyen-Âge, assez obscure. On doit aux musicologues Fabrice Fitch et Rob C. Wegman d’avoir exhumé des documents d’archives qui nous en apprennent un peu plus. On sait maintenant que notre compositeur est né à Gand, sans doute vers 1456, et non en 1446 comme on le pensait auparavant, sur la foi du texte de la lamentation Musica, quid defles ?, attribuée par certains à Juan de Anchieta (c.1462-1532) et publiée en 1538, indiquant qu’il était mort à l’âge de 60 ans. Agricola est l’enfant naturel de Lijsbette Naps (morte en 1499), une femme d’affaires avisée, et d’Heinric Ackermann, un individu ayant trempé dans des tractations financières louches, dont le musicien choisit néanmoins, en le latinisant, de porter le nom (Ackermann et Agricola signifient tous deux « paysan »). Ses parents ne se marièrent pas et il semble que c’est la mère qui pourvut seule aux frais de l’éducation de ses deux fils, Alexander et Jan, ce dernier étant sans doute le chantre dont on trouve la trace à 's-Hertogenbosch au cours des décennies 1480-1490.

petrus christus orfevre dans son atelier
De la formation musicale d’Alexander Agricola, on ignore tout. Peut-être en reçut-il les rudiments à l’église Saint-Nicolas de Gand à laquelle sa mère fit une importante dotation en 1467. La première mention certaine de son nom date de 1476, où il est à Cambrai, puis on perd sa trace durant 15 ans. On peut conjecturer qu’il a dû être chantre à la cour de France, dont la figure centrale était alors Ockeghem, car on possède une lettre du roi Charles VIII, datée de 1492, dans laquelle ce dernier prie instamment Piero de’ Medici de lui renvoyer sans délai Agricola, qui exerçait ses talents à Santa Maria del Fiore à Florence depuis 1491. Il semble que le compositeur ait pris son temps pour obéir à la royale injonction, puisqu’il se rendit d’abord à la cour de Ferdinand Ier à Naples avant de rentrer en France. En dehors d’un nouveau bref séjour napolitain en 1494 auprès d’Alphonse II, on ne sait rien de précis des activités d’Agricola jusqu’à la date du 6 août 1500, à laquelle il rejoint la chapelle de Philippe le Beau, duc de Bourgogne. De nombreux voyages s’ensuivent, dont deux en Espagne, et c’est au cours du second qu’Agricola meurt à Valladolid, emporté par une fièvre à la mi-août 1506.

La Missa In myne Zyn (« Dans mon esprit »), fondée sur une chanson populaire dont la mélodie ne s’entend d’ailleurs clairement que de façon très sporadique au cours de la Messe, doit probablement être située dans la période bourguignonne, l’ultime phase d’activité d’Agricola. Même incomplète (son Kyrie est perdu), elle apporte une parfaite illustration du degré de raffinement et de complexité atteint par sa musique, dans laquelle on ne décèle, en dépit des séjours qu’il y effectua, aucune influence italienne. L’invention du compositeur, à l’image de celle d’un Jheronimus Bosch dans le domaine de la peinture, est foisonnante, car il utilise sa parfaite maîtrise du contrepoint pour développer un style extrêmement libre, où les surprises abondent. Son traitement très individualisé des lignes vocales, son extraordinaire capacité à varier les rythmes et les mélodies en usant de répétitions ou d’imitations, détonnent dans le paysage musical de son époque, se situant dans une dimension autre, par exemple, que la fluidité et la retenue cultivées son compatriote et exact contemporain Obrecht (1457/58-1505) ou la clarté toute « classique » de Josquin. Les mêmes qualités de fantaisie se retrouvent dans les autres œuvres proposées sur ce disque qu’il s’agisse des chansons, des motets ou des pièces dont on peut estimer qu’elles ont été conçues pour une exécution instrumentale.

capilla flamenca
Pour servir au mieux ce répertoire dont les lignes ci-dessus ne vous livrent qu’un pâle reflet des exigences, il faut des interprètes qui parviennent à conjuguer maîtrise vocale et liberté de ton, afin de ne pas transformer en monuments glacés des œuvres qui puisent une large part de leur fantastique vitalité dans leurs irrégularités mêmes. Il est peu de dire que les quatre chanteurs (masculins) de la Capilla Flamenca (photo ci-dessus) sont ici à leur affaire. Ayant fréquenté, dans d’autres disques, des œuvres profanes d’Agricola, ils abordent cette Missa In myne Zyn avec toute la virtuosité qu’autorisent une grande connivence avec l’univers du compositeur ainsi qu’une technique vocale superlative – comment ne pas être ébahi par la façon dont ils domptent le vertigineux kaléidoscope du Sanctus ? – mais également avec une réelle humilité, qui leur permet, en se laissant totalement porter par les inventions d’Agricola, en faisant confiance à sa musique, de nous en offrir le plus juste rendu. Parfait antidote à l’esthétique lisse parfois défendue dans ce type d’œuvres, majoritairement par les ensembles britanniques, la Capilla Flamenca ne gomme aucune des aspérités du discours, en faisant miroiter toutes les richesses par un équilibre idéal entre rugosité et sensualité. À la fois lumineuse et recueillie, leur interprétation s’impose comme une grande réussite, animée par une vision qui possède une véritable cohérence et un indéniable souffle. Les pièces instrumentales sont de la même eau, et si l’on peut trouver historiquement discutable le fait de les intercaler entre les différentes parties de la Messe, elles ménagent des respirations bienvenues qui permettent à l’auditeur de ne pas connaître de saturation. Je mentionnerai particulièrement Pater meus agricola est, une magnifique anticipation des fantaisies qui fleuriront un peu plus tardivement dans le XVIe siècle dont les trois gambistes réunis sur le disque nous offrent une splendide version.

Aux amateurs de musique de la fin du Moyen-Âge comme à ceux qui souhaiteraient découvrir Agricola dans des conditions proches de l’idéal, je conseille chaleureusement cet enregistrement de la Missa In myne Zyn. Il confirme l’excellence d’un compositeur dont on espère découvrir un jour les sept autres messes aussi magnifiquement interprétées qu’ici, et celle de la Capilla Flamenca qui démontre, disque après disque, que la musique ancienne peut-être une réalité aussi vivante qu’émouvante.

alexander agricola missa in myne zyn capilla flamenca
Alexander Agricola (c.1456-1506), Missa In myne Zyn, chansons et motets.

Capilla Flamenca
Dirk Snellings, basse & direction

1 CD [durée totale : 59’49”] Ricercar RIC 306. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. In minen sin, chanson

2. Missa In myne Zyn : Sanctus

3. Pater meus agricola est

Illustrations complémentaires :

Petrus Christus (Baerle, c.1410/20-Bruges, 1472/73), Un orfèvre (Saint Éloi ?) dans son atelier (détail), 1449. Huile sur bois, 98 x 85,2 cm, New-York, The Metropolitan Museum of Art.

La photographie de la Capilla Flamenca est de Miel Pieters. Je remercie Lena Dierckx de m’avoir autorisé à l’utiliser.

Le site de la Capilla Flamenca peut être visité en suivant ce lien.


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