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Obscurité (50)

Publié le 27 septembre 2010 par Feuilly

Un gendarme commença par inspecter le véhicule, puis il fit ouvrir le coffre. Il le trouva fort mal rangé et pour cause. Entre les vieilles tentes mal repliées (ou pas repliées du tout) qui traînaient toujours là, deux ou trois vêtements épars et quelques boîtes de conserve, il était difficile de s’y retrouver. Il farfouilla un peu pour la forme, sans trop de conviction et dut bien constater que notre trio n’avait pas le profil habituel des passeurs de drogue. Alors il en revint à la voiture elle-même et il fallut montrer que tout fonctionnait parfaitement, depuis les feux de croisement et les clignotants jusqu’aux phares antibrouillards et aux essuie-glaces. Ensuite, comme il fallait s’y attendre, il demanda le certificat d’immatriculation et une pièce d’identité puis se dirigea vers son fourgon pour contrôler le tout sur l’ordinateur. Voilà, c’était fini. Il allait voir qu’ils étaient recherchés et allait prévenir ses collègues. Ensuite ils reviendraient vers eux à trois ou à quatre et ils demanderaient la clef de la Peugeot. L’enfant était révolté au fond de lui-même de s’être fait prendre aussi bêtement. Pauline avait la gorge serrée et pour une fois ne disait pas un mot. Quant à la mère, elle était carrément livide et si elle n’avait pas été assise derrière son volant, elle aurait dû s’appuyer pour ne pas tomber, tant elle se sentait faible. Ses enfants ! On n’allait quand même pas la séparer de ses enfants ! Déjà elle sentait les larmes qui montaient en elle. Elles venaient de loin, ces larmes, de très loin même, mais elles montaient inexorablement et il lui fallait faire un effort pour les contenir.

C’est alors que du véhicule qui était garé devant eux, s’éleva une voix coléreuse. « Un PV ? Vous allez me coller un PV ! Et tout ça pour une petite ampoule de stop de rien du tout ? Mais vous vous moquez du monde ou quoi ? » L’homme, un gros costaud mal rasé et l’air un peu marginal s’énervait fort. « Monsieur », lui dit l’agent en face de lui, « c’est la troisième fois qu’on vous arrête en un mois et ce stop ne fonctionne toujours pas. Vous mettez délibérément la sécurité des autres usagers en danger. » « Oui, trois fois. Et vous trouvez cela normal, hein ? Tout cela parce que j’ roule dans une vieille camionnette et que j’ai une boucle d’oreille et quelques tatouages sans doute. Vous vous acharnez contre moi, ça c’est clair et les gros riches avec leur Mercedes, vous vous gardez bien de les arrêter. Vous savez comment cela s’appelle cela ? Cela s’appelle du harcèlement. Oui, parfaitement, du harcèlement. Cette camionnette, j’en ai besoin pour travailler, moi. Suis pas comme vous, moi, j’ bosse et je passe pas ma journée à arrêter les gens rien que pour le plaisir de les embêter. Et quand j’ pense que c’est avec mes impôts qu’on vous paie, fainéant, va. » « Monsieur ! Du calme, vous aggravez votre cas, là. Cela frôle l’insulte, vos propos. » « Rien à foutre de votre blabla, moi. Tout ce que j’veux, c’est bosser peinard et qu’on n’ vienne pas me déranger pour une loupiote un peu fatiguée. Devez pas l’être beaucoup, vous par contre, fatigué. » « Monsieur, désolé, mais on vous a prévenu deux fois déjà et vous n’avez rien réparé. Vous constituez un danger pour les autres usagers. » « Mais c’est toi, pauv’type, qui constitue un danger. Ton PV, si tu l’rédiges, j’te le fais avaler moi. » « Et en disant ces mots, l’homme, tout à fait menaçant, s’avança vers le gendarme. L’agent recula aussitôt d’un bon mètre, mais l’autre continuait d’avancer, tout en exigeant qu’on lui rende ses papiers. Du coup, l’autre gendarme, qui avait toujours en main le certificat d’immatriculation de la Peugeot ainsi que la pièce d’identité, rendit le tout à la mère et lui fit signe de partir en vitesse. Puis il se dirigea en courant vers son adjoint afin de lui porter secours.

Elle ne se le fit pas dire deux fois. Elle lança le moteur, qui démarra au quart de tour et elle reprit aussitôt la route. Les enfants, eux, se retournèrent, poussés par la curiosité. Là-bas, cela se gâtait vraiment. L’homme, de plus en plus agressif, continuait de hurler mais en plus il levait maintenant un poing menaçant en direction du premier agent, lequel, coincé contre son fourgon, avait la main posée sur l’étui de son arme. Ils n’en surent pas davantage car toute la scène disparut après le premier virage. Peu importe, tout cela ne les concernait pas. Ce qui comptait, c’était de filer d’ici et en vitesse encore bien.

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Ils furent tout heureux d’arriver au camping et de se détendre un peu. L’alerte avait été chaude. Ils étaient si bouleversés que personne n’avait envie de préparer le repas du soir, aussi allèrent-ils acheter des pizzas dans le quartier, mais en se gardant bien de prendre la voiture. Ils mangèrent finalement avec appétit, tout heureux de varier un peu le menu, car ils commençaient à se lasser des salades de tomates. L’enfant, cependant, contempla longuement sa pizza aux quatre fromages avant de l’entamer. Il regardait les dessins que formait la croûte dorée du Gorgonzola et se disait que cela ressemblait un peu à une carte Michelin, mais ici en trois dimensions. Il y avait des vallées profondes, des plaines et des plateaux, et même quelques monticules plus proéminents qui auraient pu être des montagnes. Il y avait aussi des lignes qui zigzaguaient dans tous le sens et qu’on pouvait sans difficulté assimiler aux routes.

Alors, il lui sembla voir dans son assiette l’image même de leur parcours. Là haut, ces taches sombres, c’étaient évidemment les grandes forêts du Nord-est, tandis que plus loin, là où le fromage était plus clair et bien étalé à plat, ce ne pouvait être que le plateau de Millevaches. Quant à ces lignes encaissées, vers le milieu, elles représentaient sans aucun doute la vallée de la Dordogne. De plus, il aurait fallu être aveugle pour ne pas se rendre compte que la croute proéminente du bord symbolisait le massif pyrénéen. Il tenta d’expliquer ses réflexions à sa sœur, mais celle-ci s’en moquait éperdument. Déjà, elle avait délaissé ses couverts et mordait à pleine dents dans sa pizza. « C’est ridicule ce que tu racontes » finit-elle par dire. « Il n’y a même pas la mer sur ta carte. » Et c’était vrai, il n’y avait pas la mer. La croute circulaire enfermait complètement ce territoire imaginaire, comme s’il s’agissait d’un pays mythique, complètement coupé de la réalité. Un pays d’où il était impossible de sortir, sauf par la violence, en coupant la pizza en deux avec un couteau. C’est ce que fit l’enfant, trouvant finalement que Pauline avait bien raison de ne pas trop réfléchir et de manger de bon appétit.

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La soirée fut un peu étrange. Les autres campeurs ne ressemblaient en rien aux touristes habituels qu’ils avaient l’habitude de rencontrer. Ici, on était à Lourdes, et tous ces gens n’étaient pas des vacanciers mais des pèlerins. Leur habillement était différent, leur manière de se comporter aussi. Il y avait beaucoup de personnes âgées, qui n’avaient pas l’habitude du camping ou même qui en faisaient pour la première fois. Point de rires d’enfants ici, point de verres de rosé qui s’entrechoquaient joyeusement, point de parties de pétanques. Tout le monde parlait à voix basse et sans doute prenaient-ils les branches des arbres qui surplombaient les tentes pour la voûte d’une cathédrale. Avant de manger, la plupart étendaient une nappe blanche sur leur petite table pliante, comme s’il se fut agi d’un autel. Ensuite ils mettaient le couvert en silence, avec des gestes remplis de déférence, au point qu’on les aurait pris pour des sacristains occupés à préparer ciboires et patènes. Vers vingt-et-une heure, la plupart s’en allèrent en direction de l’esplanade et de la grotte, sans doute pour assister à une célébration liturgique. C’est qu’ils venaient de loin et voulaient en avoir pour leur argent. Alors, ils multipliaient les messes et les processions à l’infini, trouvant dans ces gestes répétitifs une sorte de consolation à leur triste destinée humaine. Répéter cent fois les mêmes prières les amenait à ne plus penser au sens réel des paroles prononcées mais permettait au contraire d’atteindre une sorte d’état second, proche du délire mystique.

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Ceux qui n’étaient pas partis à la procession, les plus âgés, se mirent à allumer des cierges et à psalmodier des chants religieux. Notre trio, de son côté, décida de se coucher tôt et de partir de bonne heure. Mieux valait ne pas trop traîner dans les parages. Le moins que l’on pût dire, c’est qu’ils ne se confondaient pas dans la masse et qu’ils risquaient d’attirer l’attention.

Le lendemain, ils démontèrent les tentes et s’en allèrent sans même avoir déjeuné. La mère leur expliqua qu’elle comptait maintenant éviter les grands axes car les contrôles routiers devaient y être plus fréquents qu’ailleurs. Les grosses villes ne l’inspiraient pas trop non plus, aussi suggéra-t-elle d’aller se réfugier dans le Massif central. Pas question de couper au plus court et de passer par Toulouse, évidemment, aussi se mirent-ils à longer les Pyrénées en empruntant les petites départementales. Bien entendu, cela prenait plus de temps, mais du temps ils en avaient à revendre puisque personne ne les attendait à l’arrivée.

Ils mirent une journée pour se retrouver en-dessous de Foix. Puis ils se dirigèrent vers Perpignan, ville qu’ils contournèrent tout en restant à une bonne distance. De là, ils foncèrent sur Narbonne. Enfin, foncer n’est pas le terme qui convient puisqu’ils passèrent par les Corbières, ce qui allongea considérablement leur route. Parfois, du haut d’une colline, ils découvraient l’autoroute en contrebas, dans le  lointain. Perdue dans une brume de chaleur, la « Languedocienne » semblait saturée et on devinait vaguement des files de camions et de voitures à l’arrêt, dont les vitres réfléchissaient le soleil avec un éclat aveuglant. On écouta la radio et en effet on  annonçait des bouchons un peu partout pour le grand retour des vacances. Les gens, après être venus prendre le soleil dans le Sud dans l’espoir d’oublier leurs soucis quotidiens, s’en retournaient maintenant chez eux. Certes, ce n’était pas très gai de remonter vers les grandes agglomérations du Nord ou de l’Est, avec pour seule perspective un travail harassant à l’usine ou dans un bureau sordide. Il y avait des factures et un loyer à payer, des enfants difficiles à élever, et puis surtout la crainte perpétuelle de tomber au chômage, éternelle épée de Damoclès pendue au-dessus de leurs têtes. Mais au moins ils savaient où aller et ils avaient sans doute là-haut de la famille ou des amis qui les attendaient. Et puis ils possédaient un toit…

Notre trio contemplait tout cela en silence, du haut des Corbières. Personne ne parlait mais chacun sentait que la grande transhumance avait commencé et que le Sud se vidait. Il n’y avait qu’eux qui restaient et du coup ils se retrouvaient définitivement en marge de la société. Jamais ils ne s’étaient sentis aussi seuls. La liberté qu’ils aimaient tant avait désormais perdu tout son sens et ils ressemblaient bien moins à des voyageurs conquérants qu’à des nomades désemparés.

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