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Bernard Quiriny, Les assoiffées, Seuil

Publié le 07 septembre 2010 par Irigoyen
Bernard Quiriny, Les assoiffées, Seuil

 Bernard Quiriny, Les assoiffées, Seuil

Alors que Flamands et Wallons s'écharpent de plus belle autour de la question de l'unité belge, ce livre écrit par Bernard Quiriny, citoyen d'outre-Quiévrain, vient nous rappeler que le surréalisme est un art particulièrement bien maîtrisé par nos voisins.

Ce roman raconte un voyage de presse organisé en Belgique dans les années 70. Le pays n'existe plus en tant que tel puisqu'il est intégré dans une structure appelée Benelux. Laquelle est dirigée d'une main de fer par des femmes. Plusieurs personnages font partie de l'expédition : Langlois, Capucine Lotte, - jeune femme encartée au PFF, parti féministe français -, Léonore Alvert – sympathisante du mouvement mais n'ayant jamais pris la carte du PFF -, Lucien Bordeaux et Jean-Michel Golanski. Quant au grand organisateur, il répond au nom de Gould, individu que l'auteur raille avec jouissance – lui a-t-il rappelé quelqu'un en particulier ? - :

Il se passait rarement quinze jours sans qu'on parle de lui.

Deux livres lui avaient été consacrés, que Langlois avait lus pour se faire une meilleure idée du personnage. Le premier était une biographie un peu plate, écrite par une journaliste soucieuse de sa carrière, et qui taisait volontairement ce qu'elle appelait les « zones d'ombres du personnage ». L'autre, œuvre de deux polémistes chevronnés, visait précisément ces zones d'ombre : la fortune de Gould, qui était grande et suspecte, ses relations chez les mafieux et les avantages qu'il en retirerait, ses revirements d'opinion, ses innombrables mensonges – Gould s'inventait si volontiers des diplômes, des amis chez les grands de ce monde et des actes de bravoure qu'on se demandait si c'était de la malice ou une pathologie.

Lucien Bordeaux, marié à une féministe, n'échappe pas lui non plus à la mise en boîte de l'auteur :

A Paris, leurs coups d'éclat étaient fameux. Qui n'avait pas vu Lucien Bordeaux promené en laisse par Marie-Claude sur le boulevard Saint-Germain, mascarade par quoi ils voulaient montrer leur désir de renverser les rapports entre sexes ? Ou Bordeaux marchant à quatre pattes au bar du Maharadjah, le café indien qui était leur repère, jappant et gobant au vol des cacahuètes qu'elle lui lançait ? Ces extravagances ne nuisaient pas à sa réputation, et leur couple passait pour une référence du féminisme de pointe – c'était toujours eux qu'on appelait pour en parler, et leur opinion donnait le ton -.

Le récit de voyage est entrecoupé de passages extraits du journal de bord tenu par une certaine Astrid, habitante du Benelux, qui décrit la vie quotidienne d'une femme sous la dictature. Une femme qui risque de payer au prix fort le fait d'avoir enfanté un garçon, Gregor, qu'elle voit en cachette.

C'est pourtant cette femme qui va être choisie pour participer aux cérémonies officielles de l'anniversaire de la Révolution. Sa mission consiste à offrir un cadeau en mains propres à Judith, qui dirige le régime des Bergères. Cette dernière devra détruire devant la foule une statue représentant un homme.

J'ai lu avec beaucoup de plaisir ce livre qui sait aussi se moquer de l'engagement à géométrie variable de certains adeptes de telles destinations. Il en va ainsi de Gould qui ne s'offusque même pas lorsqu'il reçoit un caillou en pleine tête lors d'une visite d'école...

S'il avait vu cela en France, hors contexte, pour ainsi dire, il se serait récrié, aurait affirmé qu'il soutenait la Révolution mais pas ses excès, que la fin ne justifie pas les moyens, etc. Mais ici, parmi ce public juvénile et captivé, il n'avait plus rien à objecter, comme si sa faculté d'indignation était paralysée. D'être là, sur les lieux de la Révolution et parmi les révolutionnaires, transformait ses réactions, de même qu'au milieu d'une foule on est transporté hors de soi-même. C'était troublant. Il comprit qu'il tenait là un sujet de méditation.

ou encore de Capucine Lotte dont l'aveuglement total relève de la haute voltige.

Pour l'heure, Capucine Lotte était, de toute l'équipe Gould, la plus enchantée du voyage. Elle s'extasiait à tout moment, ravie de ce qu'elle voyait – ou plutôt de ce qu'on lui faisait voir, mais elle ne soupçonnait pas cette nuance.

Ce roman fourmille de détails particulièrement croustillants. Comme si ce régime tout droit sorti de l'imaginaire de Bernard Quiriny était la synthèse de ce qui a déjà été réalisé sur la planète. Mais ce qui est le plus grinçant est surtout la façon dont chacun se positionne par rapport à un pouvoir martial. En ces temps de restriction de libertés, c'est particulièrement jouissif.

Il y a par exemple les deux filles d'Astrid, Virginie et Judith qui croient dur comme fer au régime. Il y a un employé de maison qui est contraint de se renier – devenir une femme -. Il y a l'utilisation, par le régime, de sosies de la grande Bergère, sans oublier la décision d'un membre du voyage de presse de rester dans ce beau paradis.

Mais ne retenir que cela du livre serait à mon avis une erreur. Et la farce – pour autant que c'en soit une – est aussi un appel à réflexion. Une réflexion sur la façon qu'a un pouvoir d'institutionnaliser le mensonge. Ainsi, dans le passage ci-dessous aux accents très orwelliens, Judith, également président d'un jury de thèse – c'est bien connu, les dictateurs savent tout -, humilie une des candidates lors de sa soutenance :

C'en est trop pour Bérénice, qui se met à sangloter. Alors, tout à coup, je comprends la jouissance que prend Judith à ce jeu sadique : nous mettons la pauvre femme à nos pied. Elle est notre esclave, notre pouvoir est total. Voudrions-nous lui faire avouer que 2 et 2 font 5, que ce serait mal. Et le plus étrange, c'est qu'en dépit des sottises que Judith et moi débitons, elle trouve sincèrement que nous avons raison, parce que Judith par définition n'a jamais tort – et moi non plus, puisque je suis sa femme de confiance.

Je ne vous dévoilerai pas la suite. Disons que les heures de gloire des uns et des autres seront de courte durée. Que les journalistes ne tarderont pas à se déchirer. S'il n'y a sans doute pas de morale à proprement parler dans ce livre, l'auteur nous invite néanmoins à réfléchir sur la démarche de ces bien curieux confrères.

Là-dessus, ils rentrent en France sans deviner qu'on les a roulés, et nous racontent leur histoire comme s'ils avaient marché sur la Lune. On ne saurait être plus niais. Comment ne se sont-ils pas souvenus de la phrase de Stendhal que Mérimée a fait graver sur le chaton de sa bague : « N'oublie pas de te méfier ».

« Les assoiffées » m'ont fait penser à un voyage que j'ai eu la chance de faire en Corée du Nord. Brinquebalés à droite et à gauche par des serviteurs zélés du régime, nous n'avons pu voir que ce que la RPDC - République Populaire Démocratique sic! – a bien voulu nous montrer. Lors d'une émission spéciale, nous avons enregistré des plateaux dans différents lieux de la très rieuse capitale Pyongyang, en permanence sous la surveillance d'agents répondant quasiment tous au prénom de Kim.

Aucun de ceux qui faisaient partie du voyage n'a eu la tentation de rester un seul instant dans ce Disneyland du stalinisme. Aucun d'entre nous n'a trouvé la moindre circonstance atténuante à ce régime belliciste et complètement paranoïaque.

Je me suis toujours demandé, depuis, si un – toujours – communiste convaincu, effectuant le déplacement en Corée du Nord – car on peut y aller en tant que touriste – pouvait encore être aveuglé par le spectacle. Sans doute. En tout cas, « Les assoiffées » rappelle avec force l'urgence de la vigilance citoyenne. Tout cela en recourant au registre de la farce.

Ça fait doublement mouche.


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