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Les Soprano : un Parrain sur le divan

Publié le 08 octobre 2010 par Godsavemyscreen

Cet article a été publié en août dernier sur le site Implications Philosophiques . N’ayant pas eu le temps de vous écrire un billet tout neuf pour cette fin de semaine, je rapatrie aujourd’hui mon papier à domicile et vous le propose dans son intégralité (un extrait avait déjà été publié sur God Save My Screen).

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Un Parrain sur le divan : c’est ainsi que l’on pourrait résumer le point de départ des Soprano, formidable fresque de l’Amérique des années 2000, créée par David Chase et diffusée sur HBO entre 1999 et 2007 ; si saisons durant, le pays entier est resté suspendu aux déboires du Boss du New Jersey, pris en étau entre la gestion de la Mafia locale et les exigences d’une vie de famille. A tel point que le départ d’une colonie de canards de sa piscine, et la crise d’angoisse qui suit, le convainc un beau jour de pousser la porte du cabinet d’une psychanalyste. Déprimé, fatigué, désorienté, Tony Soprano nous ouvre les portes d’un univers curieusement familier.

Une grande fresque de l’ordinaire

Si la série de David Chase n’a désormais plus à rougir de la comparaison avec les grands films de mafia de Scorsese et Coppola, c’est probablement parce qu’elle a très vite su s’en démarquer, consciente de son héritage tout autant que de sa différence. Envisagée au départ comme une étude des relations chaotiques entre une mère et son fils, ce n’est que dans un second temps que la toile de fond mafieuse s’imposa comme une évidence ; s’il est communément admis que le créateur imprègne son œuvre de ses propres fêlures, c’est particulièrement vrai pour Les Soprano, David Chase ayant grandi dans une famille italo-américaine du New Jersey, marqué par une mère qui lui inspira le personnage de Livia et le conduisit en analyse pendant plusieurs années.

C’est ce parti pris du crime organisé comme contexte plus que comme propos qui confère à la série de David Chase toute son originalité : là où Le Parrain et Les Affranchis traitaient de la grandeur et de la décadence de l’Organisation, Les Soprano font un pas de côté vers l’ordinaire et la routine, donnant à voir des acteurs vieillissants et ventripotents, aux prises avec le business autant qu’avec les soucis quotidiens de tout un chacun. «Les personnages sont provinciaux et plutôt limités », explique Chase1, « ils n’essaient pas d’accomplir grand-chose à part rester en vie et gagner beaucoup d’argent ; ils ne voyagent guère, ne lisent pas plus, restent tout le temps dans leurs mêmes quartiers ; il n’y a pas de crime ou de grosse opération mafieuse à chaque épisode». Si Tony Soprano et son clan passent beaucoup de temps à regarder et à citer les grands films de mafia, ce n’est que pour mieux opposer à leur caractère fictionnel leur propre réalité : eux sont dans la « vraie vie », dans la laideur du New Jersey contre la grandeur de New York, dans les petites combines contre les grandes affaires, dans l’ennui et la morosité contre l’emphase et le tragique.

La narration est parfois flottante, et Chase n’aime rien tant qu’à insérer de grands morceaux de vide pour mieux distendre l’action et faire parler les silences ; le temps est long, pesant comme les corps des acteurs qui au fil des saisons s’épaississent et se courbent. Tony Soprano n’est pas Vito Corleone, et le rituel du réveil de Tony n’a d’impressionnant que la lassitude de son pas traînant en direction du frigo, l’œil éteint et le cheveu en bataille ; de tous les personnages de la série, c’est le seul dont on entend en permanence la respiration, sifflante, oppressée, lourde et suffocante, soulignant son caractère rustre et animal, mais aussi sa présence tangible et physique derrière l’écran de télévision.

C’est cet ancrage dans un univers étrangement familier qui permet l’identification du spectateur avec les personnages, cette somme de petits détails qui rend possible l’appropriation de l’œuvre et des questions qu’elle renferme. James Gandolfini, qui incarna Tony Soprano pendant près de dix ans, l’explique ainsi2 :

Un mafieux est aussi un être humain. On n’est pas dans un film de deux heures où chaque chose doit avoir un sens, où la moindre séquence doit avoir son importance dans le développement de l’intrigue. Dans le cadre d’une série, nous avons suffisamment de temps pour tourner des scènes qui paraissent idiotes, sans enjeu direct apparent. C’est le luxe dont nous disposons alors que, dans un film, beaucoup d’entre elles ne pourraient être conservées. On peut voir Tony Soprano trébucher et tomber, ce qui le rend plus vrai. Don Corleone a dû lui aussi perdre l’équilibre de temps à autre, mais ils ne l’ont pas montré dans le film. En regardant Les Soprano, les gens s’identifient parce que les personnages se trompent, font des erreurs, des choses stupides. Comme vous, comme moi, comme nous tous.

Psychanalyse d’une crise

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Si Tony Soprano est le chef de la Mafia du New Jersey, régnant en maître sur les lieux et respecté de (presque) tous, c’est aussi et avant tout un homme déprimé en pleine crise de la quarantaine. Pris au piège d’une vie dont il a hérité plus qu’il ne l’a choisie, il ne cesse de se demander ce qu’il serait aujourd’hui s’il n’avait pas marché dans les traces de son père, ne jurant que par le code d’honneur et les valeurs de l’Organisation tout en rêvant d’ailleurs.

Ailleurs, mais surtout avant : Tony est un nostalgique, nostalgique d’une époque qu’il n’a pas connue mais qu’il imagine meilleure, lui, l’enfant des sixties qui ne jure que par les années cinquante. Une époque qui n’était pas ce qu’il imagine, mais dont il idolâtre les symboles, les idoles et les clichés. « Qu’est-il arrivé à Gary Cooper ? », ne cesse-t-il de demander à sa psy, fasciné par une idole « du genre fort et silencieux », une idole épargnée par les crises d’angoisse et les plaies ouvertes, qui ne s’évanouit pas, ne pleure pas et ne doute jamais. Réactionnaire, mysogine, machiste, raciste et homophobe, Tony Soprano mène son foyer d’une main de fer, convaincu que la rigueur et l’autorité sont les clés d’une éducation réussie, désorienté lorsque les choses lui échappent malgré tout.

Si Tony déplore la crise des valeurs que traverse la Mafia, la société et le pays tout entier, ce sont en réalité ses propres repères moraux qui se fissurent et volent en éclats, entre les murs du cabinet de sa psy. Et lorsque les certitudes d’une vie au service du crime organisé vacillent, c’est la dépression qui gagne du terrain, avec son cortège d’angoisses et de souffrances trop longtemps refoulées. Hanté par la question de l’héritage – comment conserver celui de ses ancêtres, comment transmettre le sien à ses enfants – et de la mort, qu’il donne sans trop d’états d’âme mais dont il ne supporte pas en retour le caractère imprévisible et totalement aléatoire, Tony est un patient bien particulier pour le Dr Melfi. Enraciné dans le mensonge (à sa femme, aux autres membres de son clan, à ses maîtresses, à ses enfants et à lui-même), campé sur ses positions, réticent à tout changement, colérique et buté, il progresse dans l’analyse millimètre par millimètre, comme on goûte la température de l’eau du bout du pied.

La conclusion, à laquelle le Dr Melfi aboutira à la lecture d’une étude intitulée The Criminal Personnality, est amère : psychothérapie et psychanalyse sont vaines pour les criminels de sa trempe, et si progrès il y eut, ils lui servirent principalement à affiner ses stratégies de chef de la Mafia locale. Pas de rédemption donc, mais un fascinant objet d’étude… et de fiction. Car si Lorraine Bracco obtint un prix de l’American Psychoanalytic Association récompensant « la psychanalyste la plus crédible jamais apparue au cinéma ou à la télévision », et fut également conviée à un congrès spécial d’une association de psychanalystes américains pour évoquer l’identification ressentie par les thérapeutes-spectateurs durant la diffusion de la série, il ne s’agit toutefois pas de perdre de vue que l’analyse de Tony est avant tout au service de la narration. Elle y occupe une place toute particulière, introduisant une véritable réflexion et conférant une grande densité à son personnage. Très admiratif du travail de David Lynch – et notamment de Twin Peaks -, David Chase est parvenu à faire du rêve et de la digression onirique un motif récurrent des Soprano, offrant ainsi une véritable plongée dans l’inconscient de son personnage principal.

C’est en grande partie la richesse de ce travail psychanalytique qui permet au spectateur un tel attachement à Tony Soprano, offrant une résonnance toute particulière à ses propres questionnements.

Parrain et père

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Car Tony est aussi un père, un mari, un frère, un fils, et l’on serait bien en peine de déterminer qui, de la Famille mafieuse ou de la famille « traditionnelle », lui donne le plus de fil à retordre. Il n’est en revanche pas difficile de saisir que le centre véritable de la série se situe entre les murs de son immense maison. Le générique d’introduction ne laisse aucun doute à ce sujet, au fil d’un trajet laissant New York dans le rétroviseur de la voiture de Tony pour s’achever devant la porte du domicile familial, au son du morose Woke up this morning d’Alabama 3. « Got yourself a gun », scande le morceau : le combat quotidien peut commencer.

Les figures fortes de la famille du boss sont incontestablement les femmes : sa mère, d’abord, « perverse narcissique » incapable d’amour, perpétuellement insatisfaite et depuis toujours traversée par des pulsions infanticides. Interprétée par l’extraordinaire Nancy Marchand, qui décèdera brutalement après seulement deux saisons, Livia Soprano est un monument de cruauté excellant dans l’art de la manipulation, art qu’elle portera à son apogée en mettant sur pied avec Junior, l’oncle de Tony, la tentative d’assassinat de son propre fils. Sa femme ensuite, Carmela, archétype de la « desperate housewife » superficielle et matérialiste, est sans cesse aux prises avec ses propres contradictions : comment concilier, lorsqu’on a épousé un mafieux, train de vie et bonne conscience ?

C’est le drame de Carmela, qui gagnera en profondeur au fil des épisodes mais ne parviendra jamais véritablement, malgré toutes ses tentatives, à s’extraire d’un milieu dont elle est devenue prisonnière. Meadow, sa fille, élève brillante et d’une ouverture d’esprit désarmante pour Tony, qui se plaît au début de la série à lui rappeler que « dehors, c’est peut-être les années 90, mais [que] dans cette maison on est en 1954 », développe très tôt une conscience aigüe des dysfonctionnements de sa famille et du milieu dans lequel elle grandit ; milieu qu’elle ne parviendra toutefois jamais, à l’image de sa mère, à quitter complètement. Quant à la sœur de Tony, Janice – l’une de ses deux sœurs en réalité -, marquée par la personnalité dévastatrice de Livia, elle reprend rapidement le flambeau maternel et n’aura de cesse de hanter les jours et les nuits de son frère aîné, ne reculant devant aucune bassesse pour assouvir sa soif d’argent, de séduction et de pouvoir.

Constamment traversé par la question de l’héritage et de la filiation, Tony entretient des rapports complexes avec son jeune fils Anthony Junior : terrorisé à l’idée de lui transmettre sa part d’ombre, refusant de le voir s’engager dans la même voie que lui mais consterné par ce qu’il considère comme une « faiblesse de caractère », Tony préfère de loin confier sa succession à son neveu Christopher. Comble de malchance pour le boss du New Jersey : Christopher et A.J sont faits du même bois, incapables de se prendre en charge totalement et partageant finalement avec Tony une tendance à la dépression. Ici comme ailleurs, dans cette famille comme dans mille autres, se dressent entre parents et enfants certaines barrières générationnelles, des valeurs et des aspirations parfois diamétralement opposées, des conflits d’intérêt, des mensonges et des déceptions. Parce que dans cette famille comme dans mille autres, il est parfois difficile de concilier l’individu et le groupe.

La série de David Chase a ceci d’universel qu’elle donne finalement à voir, à comprendre et à connaître des personnages traversés par les mêmes doutes et les mêmes espoirs que nous. Le tour de force réside ici, dans cette capacité à donner une résonance ordinaire à l’extra-ordinaire, à aborder la crise de la quarantaine à travers le prisme de la Mafia, et la crise de l’Amérique des années Bush à travers la dépression de Tony Soprano.

1Vanity Fair, avril 2007

2Cahiers du Cinéma n° 549, septembre 2000


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