Magazine Humeur

Obscurité (53)

Publié le 11 octobre 2010 par Feuilly

Elle attendit un peu, afin de permettre à la batterie de reprendre quelque vigueur, puis elle tourna de nouveau la clef de contact. Rien à faire. Il ne manquait plus que cela ! Pourtant, on était à la fin de l’été, ce n’était pas l’époque habituelle des pannes de batterie, d’autant plus qu’ils avaient pas mal roulé et que celle-ci devait être bien rechargée. Elle essaya de nouveau, encore et encore. Hélas, toujours rien ! Il n’y avait pas trente-six solutions : on dut se résoudre à pousser la voiture, ce qui ne fut pas facile car on était sur un terrain plat. Rien de plus plat qu’un causse, à vrai dire…Il fallut donc se mettre à trois pour faire parcourir à la petite Peugeot les huit cents mètres environ qui la séparaient d’une légère descente. Une fois qu’ils furent arrivés là, la mère aida ses enfants à donner l’élan initial puis elle se remit bien vite au volant, sautant d’un bon dans la voiture qui roulait déjà. Ouf, quelle acrobatie ! Heureusement, le moteur se décida à démarrer sans trop rechigner. Ils étaient sauvés ! Du moins pour le moment, car la prudence imposait d’aller consulter un garagiste le plus vite possible. Voilà assurément des frais en perspective dont ils se seraient bien passés.

Ils roulèrent ainsi une petite heure, puis arrivèrent à l’extrémité méridionale du causse de Sauveterre. En face d’eux, ils découvrirent un spectacle époustouflant. Le causse tombait à pic, en falaises vertigineuses, jusqu’à la rivière qui coulait tout en bas. Ils venaient d’arriver aux gorges du Tarn. On s’arrêta (tout en laissant tourner le moteur) et on admira le paysage, qui en valait assurément la peine. C’était magnifique, grandiose, impressionnant. Pauline et son frère en restaient littéralement bouche bée. Ils n’avaient jamais rien vu de pareil. Il faut dire que le contraste était saisissant après les heures passées dans le Causse, si horizontal, si plat, si aride, si désert. Ici, il y avait de l’eau, de la végétation et puis surtout tout était vertical. Mais prodigieusement vertical, à vous en donner le vertige. Ce qui était effrayant, c’était de se dire que ce causse de Sauveterre, qui avait, malgré son côté aride, quelque chose de rassurant de par le fait qu’il était plat, n’allait pas plus loin. Si on se sentait en sécurité en le parcourant, mais ce n’était finalement qu’une illusion puisqu’on arrivait ici à une cassure inexplicable, à un gouffre dans lequel on aurait pu tomber si on n’avait pas fait attention. Ce sentiment était encore renforcé par le fait qu’en face on devinait la cause suivant, le causse Méjean. La faille à leurs pieds était donc une anomalie. La logique aurait voulu qu’on continuât sans obstacle. Or ici, non seulement l’obstacle existait, mais il était constitué par un à pic, autrement dit par un trou, par du vide. C’était existentiellement et psychologiquement angoissant. En regardant un tel paysage, on se disait que la petite vie tranquille de tout un chacun pouvait elle aussi s’interrompre subitement comme cela, d’un coup, sans crier gare, quand le sol venait à manquer sous les pieds.

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Ils restèrent bien une demi-heure ainsi, à regarder ce décor qui ne ressemblait à aucun de ceux qu’ils connaissaient. Puis il fallut bien se remettre en route car le moteur continuait à tourner et il n’aurait plus manqué que de tomber en panne d’essence, cette fois ! On commença donc la lente descente vers le Tarn et le village de Sainte-Énimie qui étaittout en dessous. En fait, on y arrivait par une route en lacets qui serpentait entre deux grandes collines. Une fois en bas, ils tournèrent à gauche, autrement dit plein est. En effet, il n’était pas question de visiter les gorges du Tarn aujourd’hui, mais de chercher à résoudre tous les problèmes qui se présentaient, à savoir : trouver un camping, faire examiner la voiture et, si possible, trouver une maison. Les vacances étaient bien derrière eux. 

Ils roulèrent ainsi jusqu’à Florac, quittant les grands causses pour pénétrer dans le parc national des Cévennes. Ils étaient arrivés à destination. Impossible, évidemment, de loger dans cette ville, aussi prirent-ils une départementale qui s’enfonçait plus profondément encore dans le massif, en longeant une petite rivière, la Mimente. Ils ne durent pas rouler longtemps avant d’arriver au petit village de Saint Julien d’Arpaon, où il y avait justement un camping municipal. L’endroit était magnifique : la rivière, les montagnes, une atmosphère calme et reposante, c’était tout ce qu’il leur fallait. En plus, le camping était dominé par les ruines d’un château du Moyen-Age, ce qui ne gâtait rien. Les enfants montèrent les tentes, mais cette fois la mère vint leur donner un coup de main. On aurait dit qu’elle sortait de sa torpeur et qu’ellereprenait pied dans la vie. Ce n’était pas plus mal. Après le déjeuner, ils s’octroyèrent un peu de repos et firent une balade à pied dans les environs. A la sortie du village, près du pont qui traversait la Mimente, se dressait un temple protestant. Comme on s’en doute, Pauline posa des questions.

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Ils s’assirent à terre, appuyés contre le parapet du pont et écoutèrent la mère qui leur parla pendant une heure des origines du protestantisme, des guerres de religion, d’Henri IV, de l’édit de Nantes et de sa révocation sous Louis XIV. Elle raconta les dragonnades, ici même dans les Cévennes. Un vieux monsieur qui passait s’était arrêté et écoutait aussi. Quand elle eut fini, il prit la parole et continua l’histoire. Ici même, les soldats du roi étaient venus et avaient massacré tout le monde, femmes et enfants compris. On disait que la Mimente était ce jour-là rouge de sang. C’est ce qu’on appelait manifestement la charité chrétienne. Mais de toute cela, de toutes ces souffrances, les gens du coin avaient conservé un caractère farouche et une sorte de méfiance envers les gens du Nord, ceux de langue d’oïl. Ils avaient continué à travailler dans leurs montagnes, cultivant le seigle (le sol était bien trop pauvre pour le blé) ou sarclant la vigne. Ils avaient dépierré les champs et avaient réalisé ces cultures en escaliers, à flanc de montagne, qu’on pouvait voir un peu partout dans la région. Et en disant cela le vieil homme montrait d’un geste lent les collines derrière lui, où on devinait, en effet, d’anciens murets qui couraient le long de la colline.

Aujourd’hui, tout cela avait disparu. Ce qui n’avait pas changé, c’était le climat. Très chaud en été et très froid en hiver. Il expliqua que les Cévennes constituaient le premier contrefort en face de la Méditerranée. Alors, quand le vent arrivait de la mer chargé de nuages, les premières montagnes qu’il rencontrait, c’étaient les Cévennes, justement. Comme on était en altitude, il faisait froid et, forcément, la pluie se transformait rapidement en neige. Quand celle-ci commençait à tomber, on ne savait jamais quand elle allait s’arrêter. Cela pouvait durer jusqu’à vingt-quatre heures sans interruption et quand c’était enfin fini et qu’on mettait le nez dehors, on se retrouvait devant une couche de neige d’un mètre à un mètre cinquante. Comme ce n’était partout que des fermes isolées, le chasse-neige ne passait pas, évidemment. Mais les paysans du coin avaient l’habitude. Ils vivaient comme cela en autarcie, coupés du monde, pendant plusieurs jours, parfois même pendant une semaine ou deux. Ils avaient tout préparé avant l’hiver et ils avaient chez eux de la nourriture en suffisance. Mais cette manière de vivre, rude et sauvage, avait trempé leur caractère, aussi ne redoutaient-ils rien. En tout cas, ils ne s’en laissaient pas compter par les Parisiens qui venaient en vacances en été. Et là-dessus le vieillard éclata d’un grand rire franc, qui se communiqua à tout le groupe.

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Les enfants n’en finissaient pas de l’écouter avec admiration. Lui, de son côté, semblait flatté d’avoir un public aussi attentif à ses propos, aussi se montrait-il intarissable.Intriguée, la mère lui parla d’un écrivain dont les enfants ne connaissaient même pas le nom. Un certain Jean Carrière, qui avait beaucoup écrit sur les Cévennes et qui avait même obtenu le Goncourt pour un de ses livres. Carrière ? Bien sûr qu’il le connaissait. Un brave gars, d’ailleurs. Mais les gens du coin n’avaient pas trop apprécié la manière dont il les décrivait : sauvages, rustres, entêtés. Mais bon, finalement il avait fait connaître les Cévennes, c’était bien aussi et même s’il était originaire de Nîmes, on avait fini par le considérer comme un du coin. D’ailleurs l’action de son roman « L’Epervier de Maheux » se déroulait ici, sur les hauteurs près de Florac.

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Ils étaient tout ouïe. Savoir que le sol qu’ils foulaient avait été décrit dans un livre célèbre donnait à ce sol une valeur supplémentaire et ils n’étaient pas peu fiers de s’y trouver. L’ancêtre aurait bien continué à parler pendant des heures, mais il avait ses lapins à nourrir, aussi prit-il congé, non sans avoir proposé son aide à la petit famille. S’ils avaient besoin de quelque chose, ils pouvaient compter sur lui. Ils n’avaientqu’à venir frapper à sa porte. Voilà au moins qui était rassurant. Démunis comme ils étaient, il se pourrait fort bien qu’ils eussent à faire appel à lui un de ces jours. Mais bon, on avait tellement fait causette qu’il était déjà dix-sept heures et comme il était trop tard pour s’occuper de la voiture, on fit une grande balade à pied dans les montagnes. Ils marchèrent longtemps et quand ils arrivèrent au sommet, ils découvrirent un paysage merveilleux. Par contre, en se retournant, ils aperçurent de la fumée et même des flammes à une distance relativement proche. Ils en étaient à se demander s’ils devaient aller donner l’alerte, en prenant le risque de se faire repérer par les autorités, quand un bourdonnement de moteur attira leur attention. C’était un Canadair qui arrivait déjà sur les lieux, ce qui résolvait leur problème. Ils restèrent là deux bonnes heures, à contempler le jeu de va-et-vient de l’avion, qui disparaissait à l’horizon pour aller se ravitailler en Méditerranée puis qui revenait pour tenter d’éteindre l’incendie. On distinguait également des équipes au sol qui travaillaient activement. A la fin, les dernières flammes s’éteignirent et presqu’aussitôt la nuit tomba. Le contraste était saisissant entre la clarté qu’ils avaient connue tout au long du jour et l’obscurité qui maintenant régnait sur toutes les Cévennes.

Ils se décidèrent à redescendre, ce qui leur prit pas mal de temps, car il ne s’agissait pas de heurter un caillou et de se blesser en tombant. Finalement, il était quasi minuit quand ils arrivèrent au camping. La tenancière, qui semblait les guetter, les aborda aussitôt. Quelqu’un du village était venu pour eux et avait apporté quelque chose. Elle leur remit une grande boîte en carton tout en prenant un air mystérieux de conspiratrice. Visiblement, elle semblait satisfaite de l’effet de surprise qu’elle avait produit et c’est en souriant de contentement qu’elle leur souhaita un bon appétit. Tiens, comment savait-elle qu’ils n’avaient pas encore mangé ? Sans plus se poser de questions, ils s’acheminèrent vers leurs tentes et une fois à l’abri des regards, ils ouvrirent la fameuse boîte. Elle contenait, emballés dans du papier aluminium, des morceaux de lapin déjà cuits et, à part dans un petit ravier, une sauce qui sentait drôlement bon. Ben ça alors ! C’était bien la première fois qu’ils recevaient un cadeau ! Et c’était bien la première fois également que quelqu’un semblait s’intéresser à eux. On alluma le Campingaz pour réchauffer le tout et on fit un festin de roi, tout en remerciant intérieurement le vieux monsieur. Ce lapin était vraiment délicieux. Ce n’était pas une de ces bestioles élevées en batterie et qu’on vous vend dans les grandes surfaces. Non, ce lapin-ci avait dû courir dans une prairie et peut-être même se défendre contre les renards. Il avait du muscle. De plus, il avait bien profité de l’air de la montagne car sa chair était délicieuse, avec un petit arrière-goût poivré qui évoquait le thym des garigues. L’enfant, qui avait lu « La gloire de mon père » à l’école se disait que les Cévennes n’étaient pas très éloignées du pays de Pagnol. Du coup, cela renforçait son idée que la région où il se trouvait était mythique puisqu’elle était digne de figurer dans les livres. Il voulut expliquer ses impressions à Pauline et lui raconter le livre de Pagnol, mais celle-ci était déjà tombée endormie, vaincue par la longue marche de tout à l’heure. Alors, tandis que sa mère mettait un peu d’ordre, il la prit précautionneusement dans ses bras et la porta dans la tente, où il ne tarda pas à s’endormir à son tour.

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