Magazine Culture

Dans la fiction du presque inextricable

Publié le 18 juin 2008 par Menear
La palme pour le titre de billet le plus pompeux depuis longtemps. L'impression de bifurquer vers Calvino via ce Jardin aux sentiers qui bifurquent. C'est probablement plutôt l'inverse, cela dit. Impression tout sauf désagréable par ailleurs...
- Avant d'avoir exhumé cette lettre, je m'étais demandé comment un livre pouvait être infini. Je n'avais pas conjecturé d'autre procédé que celui d'un volume cyclique, circulaire. Un volume dont la dernière page fût identique à la première, avec la possibilité de continuer indéfiniment. Je me rappelai aussi cette nuit qui se trouve au milieu des 1001 Nuits, quand la reine Schéhérazade (par une distraction magique du copiste) se met à raconter textuellement l'histoire des 1001 Nuits, au risque d'arriver de nouveau à la nuit pendant laquelle elle la raconte, et ainsi à l'infini. J'avais aussi imaginé un ouvrage platonique, héréditaire, transmis de père en fils, dans lequel chaque individu nouveau eût ajouté un chapitre ou corrigé avec un soin pieux la page de ses aînés. Ces conjectures m'ont distrait ; mais aucune ne semblait correspondre, même de loin, aux chapitres contradictoires de Ts'ui Pên. Dans cette perplexité, je reçus d'Oxford le manuscrit que vous avez examiné. Naturellement, je m'arrêtai à la phrase : Je laisse aux nombreux avenirs (non à tous) mon jardin aux sentiers qui bifurquent. Je compris presque sur-le-champ ; le jardin aux sentiers qui bifurquent était le roman chaotique ; la phrase nombreux avenirs (non à tous) me suggéra l'image de la bifurcation dans le temps, non dans l'espace. Une nouvelle lecture générale de l'ouvrage confirma cette théorie. Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l'homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts'ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. De là, les contradictions du roman. Fang, disons, détient un secret ; un inconnu frappe à sa porte ; Fang décide de le tuer. Naturellement, il y a plusieurs dénouements possibles : Fang peut tuer l'intrus, l'intrus peut tuer Fang, tous deux peuvent être saufs, tous deux peuvent mourir, et caetera. Dans l'ouvrage de Ts'ui Pên, tous les dénouements se produisent ; chacun est le point de départ d'autres bifurcations. Parfois, les sentiers de ce labyrinthe convergent : par exemple, vous arrivez chez moi, mais, dans l'un des passés possibles, vous êtes mon ennemi ; dans un autre, mon ami. Si vous vous résignez à ma prononciation incurable, nous lirons quelques pages.
Jorge Luis Borges, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » in Fictions, Folio, trad : P. Verdevoye, P.99-101.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Menear 147 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine