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Transvaser la mer avec un seau persé

Publié le 10 juin 2008 par Menear
Un extrait du fameux Désordre, un journal qui occupe mes journées (et soirées) depuis bientôt deux semaines. Nous sommes en 2002, le 7 septembre exactement et je ne connais strictement rien à l'art de la photographie et d'ailleurs ça n'a pas d'importance. A lire conjointement avec la version en ligne de ce même texte, depuis les archives du Désordre.
Samedi 7 septembre, Chicago
En composant les pages du site de Barbara Crane, une multitude de souvenirs de ces trois années passées à Chicago se pressent et demanderaient peu d'efforts pour être rédigés précédés du coutumier et lancinant "je me souviens". Je repense à la première rencontre avec Barbara. Halley, l'inénarrable étudiant américain de la section Photographie des Arts Décos, m'avait conseillé de m'arranger absolument pour assister à un de ses cours. Je l'ai donc abordée pour lui demander de bien vouloir m'accepter dans un des ses cours, n'importe lequel, et elle a refusé arguant que ses classes étaient pleines et qu'elles ne pouvaient plus inscrire quiconque. J'ai insisté, son impatience a cru, d'autant que mon laborieux anglais d'alors n'adoucissait rien. Son regard s’assombrissait, j'avais beau lui dire que je venais de France dans l'espoir d'avoir cours avec elle, rien ne paraissait assez puissant pour lever un pareil verrou. Le lendemain, je poussais l'opiniâtreté jusqu'à lui demander de regarder mon dossier. Elle me regarde avec une pupille mauvaise. J’ai posé mon portfolio, elle s'est assise de cette façon éloquente qui montre ostensiblement que l'on s'assoit pour se relever bientôt. Elle a regardé la première image, puis la seconde, je ne savais pas si je devais aller plus vite, lui laisser le temps de regarder ou au contraire presser le pas, elle ne disait rien, puis devant la troisième image, elle a pointé de l'index un éclair incontrôlé du flash et a dit que oui, c'est bien cela, ce petit détail qui fait que l'image fonctionne, je ne crois pas que je comprenais ce qu'elle voulait dire mais j'avais surtout souci de ne pas la contredire, puis d'autres remarques déferlent maintenant en abondance, relevant des éléments des images qui m'avaient surtout apparu jusque là secondaires, pour elle ce sont ces détails qui comptent, le reste de l'image pourrait aussi bien ne pas être. Mais le plus surprenant demeure cette façon qui est visiblement la sienne de passer d'une idée à l'autre sans grand ménagement, et je n'ai pas envie de lui rappeler que mon anglais est exécrable et qu'elle pourrait en tenir compte, je veille surtout à ne pas l'impatienter d'aucune sorte. Je croyais qu'elle n'avait pas le temps, elle est désormais assise dans cette posture tendue et concentrée dont je reconnaîtrai plus tard que c'est la sienne en propre, aux aguets de tout ce qui pourrait la surprendre, refusant en la matière, toute classification par ordre d'importance, un caillou, un aimant décoratif pour la porte du réfrigérateur, un arbre, un immeuble, tout peut l'interrompre et dans cet arrêt, le temps se diluer, elle en a d'amples provisions et il devient impossible de lui expliquer qu'une échéance aussi pressante qu'un train ou même un avion à prendre devrait infléchir son appétit visuel qui l'accapare à ce moment, toujours dans cette absence de hiérarchie des objets. Une heure passe, elle parle et commente, je m'efforce de comprendre ce qu'elle dit, l'impression de transvaser la mer avec un seau percé, je saisis quelques bribes, nous n'en sommes qu'à la vingtième image, il en reste encore une bonne dizaine de ce portfolio-là, j’en avais bien un autre à lui montrer. Elle réalise soudain qu'elle doit partir, la foudre vient de tomber, je lui demande si vraiment il ne serait pas possible qu'elle m'accepte dans un de ses cours, elle me répond que non, elle me verra une heure tous-les-mercredis-à-14-heures-est-ce-que-ça-me-va?
Je n'ai jamais autant appris de choses que dans cette heure hebdomadaire, enfermés que nous étions dans un petit bureau, dans lequel il était mal commode de poser la moindre image qui aurait excédé 20X25cms, ces séances finissaient immanquablement à même le sol du bureau exigu, Barbara fourrageant invariablement dans mes planches contact pour trouver LA photo qui manquait à une série de quatre qu'elle avait imaginée.
Je voudrais revenir à cette époque où Barbara m'a dit un jour, tandis que je sortais de l'hôpital après une hépatite virale virulente, que d'être malade m'avait fait beaucoup de bien, parce que cela m'avait donné davantage de liberté dans ma façon de cadrer mes prises de vue!
Philippe de Jonckheere, Désordre, un journal, Publie.net, P.24-26.

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