La première page des notes sur l'amputation (« Coup de tête ») retranscrivait quelques échanges entretenus avec P. il y a de cela plusieurs mois. P. a donc été mon premier « contact » sur la question. Par la suite, j'ai aussi eu le loisir de dialoguer, par mail et de vive voix, avec C., médecin de son état et amputé lui-même. Il était important – indispensable – que je m'entretienne avec ceux qui vivent l'amputation au quotidien mais la perspective de poser ma série de questions à un médecin – quelqu'un capable de m'en expliquer la mécanique et la tuyauterie – n'était pas non plus négligeable. Rencontrer quelqu'un qui possède la double casquette, comme il me le disait lui-même, tombe donc très bien. J'échange plusieurs mails avec lui jusqu'à ce qu'il me donne son numéro de téléphone et me propose un créneau où je pourrais le joindre. Ce que je fais. Ce jour là, notre conversation (enregistrée, retranscrite, cartographiée) dure plus d'une heure et demi.
Il me confirme d'abord ce que m'expliquait déjà P. quelques semaines plus tôt : la procédure s'effectue en relative urgence. L'amputation est bien évidemment la dernière option : on ne s'y résout qu'une fois que la chirurgie de réparation a échoué. Concernant l'opération en elle-même, ce n'est pas très long : elle dure moins d'une heure mais tous les chirurgiens ne connaissent pas toujours la technique. Il y a des règles à respecter pour permettre un bon appareillage. Il arrive même parfois qu'il faille réopérer (comme ce fut le cas pour P.), lorsque notamment les opérations en urgence ne sont pas bien faites ou si des complications interviennent au niveau cutané.
Par la suite, la rééducation se compte en semaines : elle est conditionnée par l'appareillage. Il faut attendre la cicatrisation, que ça dégonfle le plus vite possible (on utilise des pansements et des bandages compressifs pour résorber d'œdème au niveau du moignon). Il m'explique également qu'il est important de lutter contre les « positions vicieuses », comme garder les membres en flexion par exemple. Il vaut mieux ne pas laisser le moignon tourné vers le bas mais le maintenir en hauteur, sinon il gonfle plus facilement. Le moignon cicatrise partiellement en deux à trois semaines. Il faut compter deux mois pour une cicatrisation complète. C. me précise au passage que concernant les amputations de membres supérieurs (c'est le cas de C.D. Dans « Coup de tête »), la moitié environ des amputés refuse d'être appareillé.
Passé le chapitre de la prise en charge médicale de l'amputation, j'enchaîne sur un point qui me paraît central dans mes recherches (d'autant plus que ce point là ne relève pas de l'information pure mais du ressenti personnel propre à chacun) : la douleur. Petite gène de mon côté quand il faut soulever la question. Jamais une évidence d'interroger quelqu'un qu'on ne connaît pas sur des sensations personnels. Mais C. a probablement l'habitude, par le biais de l'ADEPA, de répondre à ce genre de questions. Il me met à l'aise. J'essaye de ne plus y prêter attention.
En réalité, m'explique-t-il, les douleurs qui dues à la procédure de l'amputation en elle-même ne sont pas très fortes. Celles qui le sont vraiment sont les douleurs propres à l'amputation, c'est ce qu'on appelle les « douleurs du membre fantôme » ou « douleurs de désafférentation ». Ces douleurs, de part leur spécificité, doivent être prises en charge dès l'amputation voire même, parfois, avant. Elles ne surviennent pas directement après l'amputation d'ailleurs : quelques fois elles apparaissent quelques jours voire quelques semaines après.
C. en profite alors pour m'en expliquer le fonctionnement plus en profondeur : ce qui explique les douleurs fantômes, c'est que le membre absent n'envoie plus d'informations au cerveau. Il y a donc une discordance entre le cerveau qui était habitué à recevoir des informations et ces informations qui n'arrivent plus. Il insiste également sur la différence entre les « douleurs fantômes » et les « sensations fantômes ». Les sensations fantômes surviennent lorsqu'on a l'impression de percevoir son membre amputé à nouveau. Après l'amputation, on perçoit encore notre membre. On a l'impression qu'il est toujours là. On a même l'impression de pouvoir le bouger, parfois. Au début, c'est une perception continue, et puis ça s'estompe avec le temps. Au début je sentais mon pied, et puis au bout de plusieurs années je le sentais au bout de mon moignon, j'avais l'impression qu'il s'était déplacé avec le temps. Ce n'est pas douloureux, en revanche, ni même désagréable.
Les douleurs fantômes peuvent durer des semaines, voire des mois, après l'amputation, et, le plus souvent, elles ont tendance à disparaître avec le temps. Vis à vis du traitement : continuer à le suivre après l'amputation n'est pas forcément une obligation. On peut le suivre pendant quelques semaines ou quelques mois et l'arrêter par la suite. Il se peut, en revanche, que les douleurs deviennent plus fréquentes voire insupportables (ce que m'expliquera M., par la suite, plusieurs semaines plus tard). De la même façon, la fréquence et l'intensité de la douleur varie d'un individu à l'autre : par exemple, quelqu'un qui n'aura mentalement pas assumé son amputation pourra être sujet à des douleurs plus fortes que quelqu'un qui l'aurait accepté. Il y a donc une certaine « composante psychologique » dans ces douleurs, admet C., même si les douleurs en elles-mêmes ne sont pas des douleurs psychologiques. On peut dire que c'est un facteur aggravant.
Vis à vis de mon personnage, je m'intéresse au moins autant aux manifestations physiques de l'après amputation (les douleurs, donc) qu'aux effets psychologiques qui peuvent en découler. Ces questions là sont à la fois importantes, mais également difficiles à poser à des témoins qui, au contraire de CD, sont parvenus à accepter leur handicap. C. me confirme tout de même que c'est très pesant au niveau du moral, au début tout du moins. On vit à travers des contraintes énormes qui peuvent facilement nous miner. Mais ça aussi, ça s'estompe avec le temps, on finit par s'y habituer. Au début, il y a deux choses à gérer : les contraintes matérielles, et puis l'acceptation de la modification du corps. Et il faut également gérer ça à la fois par rapport à soi et par rapport aux autres.
La question du sport va également dans ce sens. Le sport m'intéresse à la fois parce qu'il cristallise le rapport au corps, mais également parce que c'est une discipline qui ne peut bien souvent plus être abordée de la même façon après l'amputation, ce que me confirme C. La question qu'on se pose, c'est : est-ce que c'est encore possible ? Ça dépend des situations, mais en général c'est plus compliqué. Parfois, on peut même ne plus du tout pratiquer certains sports. Concernant ma propre expérience, il fallait que j'arrive à accepter mon handicap, mais ce n'était pas non plus une raison pour ne rien faire, bien au contraire. Il ne faut pas se lamenter sur ce qu'on ne peut plus faire : on refait du sport, mais d'une façon différente, le plus souvent. Et du sport découle presque naturellement la problématique du regard des autres : le problème de beaucoup d'amputés vis à vis du sport, c'est d'assumer le regard des autres. Faire du sport en étant amputé, ça signifie se montrer, avec ou sans prothèse, et là il y en a beaucoup qui abandonnent. C'est le problème d'assumer son image.
Assumer son image, on touche du doigt un problème important. C'est un peu la peur d'être regardé, continue C. Il y aussi ceux qui veulent passer inaperçus, et comme ils ne passent pas inaperçus, ça les met mal à l'aise. Lorsque nous discutons du rapport à entretenir avec les valides, il temporise : en réalité ça ne va jamais plus loin que quelques regards surpris. Ça se passe beaucoup dans la tête. A partir du moment où l'on n'est pas à l'aise avec ça, ça fait cogiter. Je suis peut-être un peu pessimiste, mais je pense que cette question d'image de soi posent problème à 80 ou 90% des amputés. Et il en profite pour me confronter directement à son estimation statistique : t'en vois beaucoup, toi, des amputés, quand tu marches dans la rue ?