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À peine décollé dans le temps

Publié le 13 avril 2008 par Menear
Je me suis laissé séduire par cet étonnant Abattoir 5 ; aussi déconcertant aux premières pages qu'intéressant par la suite. Notes prises dans le journal des coïncidences :
1. Hugo me conseille la lecture de ce livre un ou deux jours avant que je ne découvre le nom de Kurt Vonnegut cité dans les « remerciements spéciaux » de Rodrigo Fresán, à la suite de son Kensington Gardens.
2. Lors de mes neuf dernières lectures, c'est le troisième livre dans lequel je me plonge qui traite du voyage dans le temps.
Deux extraits à citer entre ces pages, très différents l'un de l'autre d'ailleurs. La guerre vue à l'envers dans le premier. Un moment mondain très amusant pour le second où le ton particulièrement cynique et grinçant de Vonnegut s'exprime particulièrement bien.

Billy a jeté un coup d'oeil à la pendule dont le cadran ornait le fourneau. Il avait une heure à tuer avant l'arrivée de la soucoupe. Il est passé dans la salle de séjour, balançant la bouteille à bout de bras, a branché la télévision. Il a à peine décollé dans le temps, regardé le film de fin de programme à l'envers, et une nouvelle fois à l'endroit. C'était un film sur les bombardiers américains de la Seconde Guerre mondiale et les héros qui les pilotaient. Entamée par la fin, l'histoire se déroulait ainsi sous les yeux de Billy :
Des avions américains transpercés de toutes parts, pleins de blessés et de cadavres décollent par l'arrière d'un aérodrome anglais. Au-dessus de la France, quelques chasseurs allemands rétrovolent dans leur direction, aspirant balles et éclats d'obus, les délogeant des appareils et des équipages. Même chose pour les zincs américains abattus qui s'élèvent à reculons et rejoignent l'escadrille.
La formation survole à contre-courant une ville allemande en flammes. Les bombardiers ouvrent leur trappe, déploient un magnétisme miraculeux qui réduit les incendies, les ramasse dans des cylindres d'acier et enfourne ceux-ci dans le ventre des coucous. Les gros cigares s'empilent régulièrement dans des râteliers. Au sol, les Allemands possèdent eux aussi des instruments prodigieux, de longs tubes d'acier. Ils s'en servent pour récupérer d'autres fragments arrachés aux hommes et aux avions. Les Américains comptent encore quelques blessés, et certains des bombardiers sont déglingués. Mais au-dessus de la France, les chasseurs allemands reparaissent et remettent tout et chacun à neuf.

Kurt Vonnegut, Abattoir 5, Points, trad : Lucienne Lotringer, P.70-71.
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Les flatteries dont Trout est l'objet, toutes superficielles qu'elles soient et proférées par des béotiens, lui montent au cerveau comme une drogue. Sa satisfaction éclate en une bruyante impudence.
« Je crains de ne pas lire autant qu'il le faudrait, murmure Maggie.
- Nous avons tous peur de quelque chose, coupe Trout. Moi, c'est le cancer, les rats et les Doberman.
- J'ai honte de ne pas le savoir, mais je vous pose tout de même la question : qu'avez-vous écrit de plus connu ?
- Un truc sur l'enterrement d'un célèbre chef français.
- C'est passionnant.
- Tous les meilleurs cuisiniers du monde se sont déplacés. C'est une cérémonie grandiose. » Trout improvise au fur et à mesure. « Avant de sceller le cercueil, la famille asperge le mort de persil et de paprika. » C'est la vie.
« C'est une histoire vraie ? » s'enquiert Maggie White. Maggie n'est pas un cerveau, mais elle constitue une invitation irrésistible à la procréation. Les hommes la regardent et se mettent à vouloir la remplir de bébés sur-le-champ. Elle n'a pas encore donné le jour à un seul enfant. Elle est adepte des méthodes anticonceptionnelles.
« Bien entendu, soutient Trout. Si je me servais d'évènements qui n'ont pas réellement eu lieu et que j'essayais de vendre mes bouquins, je risquerais la prison. Ce serait de l'abus de confiance. »
Maggie gobe le tout. « Je n'avais jamais pensé à cela.
- Il n'est jamais trop tard pour bien faire.
- C'est comme la publicité. On doit dire la vérité, sinon on s'attire des ennuis.
- Très juste. Le même code régit les deux.
- Vous avez l'intention de nous faire entrer dans un récit, un de ces jours ?
- Tout ce qui m'arrive se retrouve dans mes livres.
- Je ferais bien de mesurer mes paroles.
- Vous avez raison. Et je ne suis pas le seul à écouter. Dieu aussi vous entend. Au jour du Jugement dernier il vous énumérera tous vos faits et gestes. S'il s'avère que le mal l'emporte sur le bien, ce sera dommage pour vous parce que vous grillerez pour l'éternité. Et les brûlures ne cessent jamais de vous tourmenter. »
La pauvre Maggie vire au gris. Elle avale aussi cela, en reste pétrifiée de terreur.
Kilgore Trout rit de bon coeur. Un oeuf de saumon jaillit de sa bouche et atterrit au creux des seins de Maggie.

Ibid, P. 150-151.

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