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Amf

Publié le 05 novembre 2007 par Menear
Je disais la dernière fois qu'il me faudrait un jour consacrer quelques lignes à AMF. Je suis resté bloqué devant mon écran blanc tout le week-end sans parvenir à percer cette carapace qui se présente à moi. Comme une sorte d'incapacité à pouvoir plaquer sa personne, son histoire, elle quoi, sur des mots. Comme une sorte de blocage qui m'empêcherait, peut-être par pudeur, peut-être pas, de parler d'elle. Et pourtant je me force à le faire, peut-être parce qu'au fond de moi, je suis persuadé que c'est ce qui me permettrait de mieux comprendre qui elle est. Non pas en tant qu'individu, mais bien dans son rapport à l'autre, dans son rapport à moi.
Pour revenir le jour où pour la première fois j'ai aperçu sa silhouette, il faut aussi légèrement revenir en arrière, d'un an environ (c'était en novembre, en décembre peut-être, je ne sais plus exactement), je travaillai alors à l'hôtel Kyriad depuis quelques semaines, c'était aux environs de Paris, pas si loin de chez moi d'ailleurs, je n'avais pas encore commencé à collectionner les objets trouvés non-réclamés et Nicolas Sarkozy n'était pas encore président. Et lorsque je l'ai vue passer, AMF, le dos bien droit, à tirer une petite valise à roulette derrière elle, je savais que je la connaissais déjà, que je l'avais déjà aperçue (cet épisode est donc tronqué : ce n'était pas pour ainsi dire la première fois que je la voyais, mais on m'aura compris), quelque part, pas très loin de chez moi d'ailleurs. Mais cette fois-ci, quelque chose s'y est accroché et je me suis dit, tout simplement, que cette ombre là était belle. Ses cheveux longs et lisses dans son dos. Son buste était rouge ; sa robe, superbe.
Deux ou trois jours plus tard, on partageait ensemble une banquette de RER, puis de métro, parce qu'elle rentrait dans le treizième elle aussi, peut-être même qu'elle y vit, et puis on s'est laissé là, Place d'Italie, moi dans en transit pour autre ligne et elle, je ne sais pas vraiment où. C'est lors de ce trajet là, ce voyage gris d'après boulot, qu'elle a dit cette phrase qui depuis n'a plus bougé de l'intérieur de ma tête : « hier soir, j'étais un homme, tout change dans ce métier, tout arrive, à la vitesse de n'importe quoi ». Je n'ai jamais vraiment su ce que ça voulait réellement dire, pas su non plus de quel métier elle parlait, pas su réellement si elle pensait sincèrement que cette phrase voulait dire quelque chose. Et pourtant elle est restée. Mot pour mot. Elle n'a pas bougé. En revanche, je suis désormais bien incapable de pouvoir me souvenir de ce que moi, par la suite, j'ai répondu.
Lorsqu'elle est passée devant moi pour la fausse première fois, elle m'a regardé et pourtant ne m'a pas vu. J'étais derrière le comptoir, elle a regardé à travers moi et ne m'a donc pas vu sourire mon plus beau sourire Hôtels Kyriad bonjour, que puis-je pour vous. Elle avait perdu un bracelet, une gourmette frappée du prénom Daniel, Daniel au masculin, et elle entendait bien qu'on le retrouve. Puis elle s'est écartée, me laissant parler dans le vide, et elle a fait demi tour, suivie de près par sa petite valise à roulette. On a finalement retrouvé la gourmette en question, que je lui ai remis en main propre deux ou trois jours plus tard avant de rentrer ensemble sur Paris.
Je n'ai joué qu'une seule fois au poker avec AMF, c'était un soir, c'était au Couleur Café je crois, et ça n'a duré qu'un quart d'heure peut-être. Je n'ai jamais réussi à faire illusion : j'y ai laissé ma chemise, et ce dans tout les sens du terme. C'est AMF elle-même qui a mis fin à la partie jugeant qu'à deux, ce n'était pas assez marrant. J'ai tendance à penser que ce qui n'était pas marrant, c'est que nous étions tous les deux d'un niveau trop différent, mais je sais qu'elle l'aurait dit simplement si cela avait été le cas. On a plusieurs fois eu l'occasion de rejoindre ensemble des parties, comme ça, pour s'amuser, avec quelques copains, mais elle a toujours refusé. J'ignore pourquoi exactement même si, comme tout le monde, j'ai ma petite idée.
AMF a une curieuse façon de réagir lorsqu'on la rencontre pour la première fois, j'ai eu l'occasion de le remarquer à mesure que je la présentais à certains de mes amis, connaissances ou voisins. Ce petit quelque chose qu'elle avait déjà dans la voix lorsqu'elle m'avait dit « hier soir, j'étais un homme, tout change dans ce métier, tout arrive, à la vitesse de n'importe quoi », sur le coin d'une banquette de RER.
Lors d'une situation typique de rencontres impromptues, je dirais par exemple : AMF, Jérôme, Jé, AMF. Et alors, on lui dirait : Aemef ? Et elle répondrait : Arjeen Mangel. Arjeen Mangel ? C'est quelle origine ça ? (Il faut bien commencer par quelque chose) Et elle répondrait : Comment ça quelle origine ? Et elle se retournerait, feindrait de l'ignorer et ne lui adresserait pas la parole jusqu'à ce qu'il daigne enfin l'appeler AMF, comme tout le monde. Et pourtant, à chaque fois, toujours la même chose : AMF qui se penche en avant, serrant la main du type (ou de la fille, ou lui faisant la bise, mais plus généralement lui serrant la main), les yeux à moitié écrasés, mais pas tristes ou fatigués pour autant, avec sa voix glacée qui dit, encore et encore, comme un slogan : Arjeen Mangel. Mais qui l'appelle comme ça, en réalité ? Moi-même, je ne suis toujours pas sûr, un an plus tard, d'écrire son nom correctement.
Il y a quelques semaines, AMF m'a confirmé que c'était bien elle qui avait embrassé au rouge à lèvres cette toile blanche à Avignon et non cette Rindy Sam opportuniste qui en a retiré toute la gloire. Elle me l'a dit sur le ton de l'anecdote, sans réellement me regarder, relevant parfois les yeux puis les plaquant ensuite encore sur ses mains : elle battait des cartes.
Et AMF l'insaisissable, avec laquelle je n'ai jamais passé plus de deux ou trois heures de suite, parce qu'elle est toujours ailleurs, toujours « attendue quelque part », toujours en mouvement. Et impossible de la plaquer sur l'écran, sous les mots, comme je le craignais. Je ne sais même pas où elle habite, quelle âge elle a, ce qu'elle pense. Depuis un an je la connais, je la côtoie, je l'apprécie et pourtant je ne sais pas qui elle est.

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