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Troublante ondine

Publié le 07 juillet 2007 par Menear
Cela faisait longtemps que je n'avais pas mis en ligne sur ces pages quelques instantanés de mes lectures en cours (peut-être pour la simple raison que je n'ai pas beaucoup lu ces dernières semaines, American Psycho mis à part). J'ai choisi de "renouer avec la littérature" (sic) en commençant un livre acheté il y a peu, Locus Solus de Raymond Roussel (auteur qui a beaucoup inspiré Michal Ajvaz pour son Autre île). Dans ce roman étrange et extraordinairement dense, pas d'intrigue et énormément d'intrigues à la fois : le narrateur visite le domaine d'un personnage un peu fantasque et découvre tous les objets insolites exposés dans la propriété du "maître". Il en résulte d'incroyables scènes, d'incroyables récits entrelacés les uns dans les autres, emboités les uns dans les autres... Le passage que je vous propose à présent correspond au début du chapitre trois, lorsque le narrateur s'approche d'un énorme diamant dans lequel ondulent d'étranges objets...

Haut de deux mètres et large de trois, le monstrueux joyau, arrondi en forme d'ellipse, jetait sous les rayons du plein soleil des feux presque insoutenables qui le paraient d'éclairs dirigés en tous sens. Fixement soutenu par un rocher artificiel très peu élevé dans lequel s'encastrait sa base relativement minime, il était taillé à facettes comme une véritable pierre précieuse et semblait renfermer différents objets en mouvement. Peu à peu, en s'approchant de lui, on percevait une vague musique, merveilleuse comme effet, consistant en une série étrange de traits, d'arpèges ou de gammes montants et descendants.
En réalité, ainsi qu'on s'en rendait compte de tout près, le diamant n'était autre qu'un immense récipient rempli d'eau. Quelque élément exceptionnel entrait sans nul doute dans la composition de l'onde captive, car c'était d'elle et non des parois de verre que venait toute l'irradiation, qu'on sentait présente en chaque point de son épaisseur.
Les yeux appliqués contre l'une quelconque des facettes, on embrassait d'un seul regard circulaire tout l'intérieur du récipient.
Au milieu, une jeune femme gracieuse et fine, revêtue d'un maillot couleur chair, se tenait debout sur le fond et, complètement immergée, prenait maintes poses pleines de charme esthétique en balançant doucement la tête.
Un gai sourire aux lèvres, elle semblait respirer librement dans l'élément liquide l'enveloppant de toutes parts.
Entièrement éployée, sa chevelure, blonde et superbe, tendait à s'élever au-dessus d'elle, sans toutefois atteindre la surface. Au moindre mouvement, chaque cheveu, entouré d'une sorte de mince fourreau aqueux, vibrait sous le frottement des nappes fluides, et la corde ainsi formée engendrait, selon sa longueur, un son plus ou moins haut. Ce phénomène expliquait la séduisante musique entendue aux approches du diamant. L'habile jeune femme la produisait à dessein, réglant savamment ses crescendo ou diminuendo par le degré variable de force et de rapidité choisi pour les oscillations de son cou. Les gammes, traits ou arpèges, dans leurs ascensions et dégringolades mélodieuses, pouvaient s'égrener sur un champ d'au moins trois octaves. Souvent l'exécutante, se bornant à mollement accomplir de légers dandinements du crâne, restait confinée dans un registre fort restreint. Puis, se déhanchant pour imprimer à son buste un large et continuel mouvement de roulis, elle employait toutes les ressources de son curieux instrument, qui donnait alors son maximum d'étendue et de sonorité.
Cet accompagnement mystérieux convenait idéalement aux poses plastiques de la jeune femme, semblable à quelque troublante ondine. Le timbre avait une saveur singulière, due au milieu liquide où les sons se propageaient.
Passant parfois devant elle, un surprenant animal explorait l'énorme cuve en nageant allégrement — sujet terrestre à coup sûr, comme en témoignait sa structure de quadrupède griffu. Rose et exempte de tout pelage, sa peau impressionnante déroutait l'observateur ; mais un formel renseignement spécifique était fourni par ses yeux, qui sans conteste appartenaient à un chat.
A droite, un objet peu consistant, immergé à une profondeur de cinq décimètres, pendait au bout d'un fil. Ce ne pouvait être que le résidu interne d'une face humaine, sans nul vestige d'éléments osseux, charnels ou cutanés. Sous le cerveau, demeuré intact, les muscles et nerfs développaient de tous côtés leurs réseaux complexes. Grâce à une mince carcasse presque invisible soutenant délicatement ses moindres coins, l'ensemble conservait sa forme originelle, et rien qu'à la configuration de tel plexus on reconnaissait clairement la place des joues, de la bouche ou des yeux. Chaque fibre avait une enveloppe aqueuse rappelant, en plus épais, les fourreaux ténus mis aux cheveux de l'ondine. C'était par trois points périphériques de la carcasse, situés juste sous la cervelle, que le fil, se détriplant dans son extrême portion inférieure, supportait le tout.

Raymond Roussel, Locus Solus, L'imaginaire, pp. 57-59.

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