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Michal Ajvaz, L'autre île

Publié le 20 mai 2007 par Menear
L'autre île est un de ces bouquins que j'ai choisi plus ou moins au hasard dans une librairie, comme ça, parce que j'avais envie d'acheter (ou, en l'occurrence, de me faire offrir) un livre inconnu, que seuls la première phrase, le résumé et la couverture motiveraient. Ce n'était pas la première fois que je choisissais un livre de la sorte, et le procédé m'a souvent souri (Tom Spanbauer) autant qu'il m'a donné envie de gerber (Edmund White, berk !). C'est assez naturellement que j'ai choisi ce livre-là pour ouvrir mes grandes plages de lectures libres, au moment même où s'achèvent mes études de lettres. Alors ? Cette technique m'a-t-elle fait découvrir une nouvelle pépite ?
Michal Ajvaz, L'autre île

Et bien aussi curieux que cela puisse paraître, je suis totalement incapable de répondre à cette question. Je viens de terminer le roman, certes, mais impossible d'émettre un avis définitif tant mon coeur balance... Bon, qu'à cela ne tienne, je donnerai donc deux avis différents.
L'autre île, premier roman traduit en français du tchèque Michal Ajvaz, est d'abord incroyablement déconcertant (ce qui n'est pas un mal). Aux premières pages du roman, on ne sait pas trop où se situer. L'intrigue se caractérise justement par le fait qu'il n'y a pas d'intrigue ou, en tout cas, pas d'intrigue principale. Le narrateur, qui fait plus figure d'anthropologue que de réel personnage, propose un projet, celui de se remémorer ses temps passés sur une île perdue dans un archipel lointain, île fictive à la culture décalée, aux habitudes totalement étrangères aux visiteurs occidentaux qui la visite, et ainsi de suite. C'est ce qui caractérise la première partie du livre, globalement réussie, où le narrateur présente la culture insulaire, la façon de vivre de leurs habitants. Cela peut aller de la géographie générale de l'île à la conception particulière du pouvoir exercé, en passant par l'intérêt apporté aux aléas sonores, tactiles ou graphiques que l'on enregistre comme des formes de langage ou même à la cuisine insulaire, dont le principe repose sur des périodes difformes de moisissures et de pourritures. Bref, le narrateur, qui profite du regard pratique de l'étranger qui découvre de nouveaux modes de vie, expose ainsi une société improbable et mythique, jamais vraiment décrite, mais plutôt évoquée, sans ordre, par petites touches, et autant de chapitres courts (rarement plus de dix pages) qui se transforment aussitôt en esquisses de cette île imaginaire. Cette première partie ressemble donc à une sorte de labyrinthe improbable dans lequel on se laisse volontiers prendre, où ou accepte de se perdre, et de se laisser bercer par les phrases et les mots colorés d'Ajvaz qui s'assemblent pour former une figure plus élaborée que l'on ne comprend pas encore.
La seconde partie du livre est en apparence plus complexe, puisqu'elle s'attache à reconstituer d'abord plusieurs histoires parallèles, qui n'ont parfois que peu de rapport avec l'île, qui s'enchevêtrent les unes dans les autres ; on en arrive bientôt à ne plus savoir où on en est (ce qui n'est toujours pas un mal), à l'instar de cette voleuse qui décrit un tableau à l'intérieur du quel s'élaborent des dizaines de petites histoires, des dizaines de personnages, qui se croisent, se suivent et se répondent. C'est à partir de ce moment-là que l'on comprend où l'auteur veut en venir. Et c'est aussi à partir de ce moment-là que L'autre île commence à perdre de son charme inaugural. Les histoires entrelacées, les mises en abyme qui s'empilent et se succèdent, les récits inexpliqués et inexplicables trouvent bientôt leur écho dans de (trop) nombreuses références littéraires explicitement citées, comme si l'auteur cherchait à rendre plus évident encore de multiples liens intertextuels pourtant relativement transparents. On se retrouve alors entre le Tristram Shandy de Sterne et Si par une nuit d'hiver un voyageur de Calvino, avec des chapitres sur la digression, des mises en abyme emboîtées, des constructions qui progressivement se réduisent sur un monde fictionnel toujours plus petit. Et vas-y que je te cite Pérec, Lautréamont, Homère, Roussel et le Nouveau Roman sans que ça n'en devienne jamais indispensable, comme dans un premier roman refusé à de multiples reprises où l'auteur s'en va enquiller ses références et ses mythes personnels pour le simple plaisir de les évoquer. D'où le côté maladroit du roman qui en ressort souvent, et je ne parle même pas des « Oh lecteur, comme je te plains, tu as du t'ennuyer dans ce chapitre, je t'autorise à sauter le suivant pour la peine », souvent répété au cours de l'intrigue, ce qui, pour le coup, me renvoie à mes propres lectures de Max Havelaar, et là ce n'est plus simplement maladroit, c'est aussi fichtrement agaçant.
La maladresse, on la retrouve dans cette volonté un peu gauche de vouloir reproduire exactement les schémas qui posent les bases de l'esthétique d'Ajvaz. Le principe de la mise en abyme est repris de nombreuses fois et décliné sous toutes ses formes : une peinture remplies de multiples histoires, un film rempli d'une réécriture baroque de l'Iliade, des sculptures qui racontent des histoires qui elles mêmes racontent des histoires qui elles mêmes... Si ce schéma fonctionne au début, il devient rapidement usé, presque auto-parodié, jusqu'à perdre son sens intrinsèque, sans compter qu'il devient vite lassant. Ce qui est globalement dommageable, car l'intérêt du roman perd en puissance et en percussion : tout le déroulement final, pourtant très savamment orchestré, manque, du coup, d'impact du fait de ces répétitions.
Mais globalement, la déception et la maladresse ne prédominent pas dans l'impression générale laissée par L'autre île une fois la lecture achevée. Peut-être (sans doute) ne suis-je pas ce qu'on pourrait appeler un lecteur difficile, mais à vrai dire, pour le coup, ça n'est pas important. Avec ce roman, Michal Ajvaz a au moins le mérite de dégager quelques belles situations, quelques intrigues captivantes alors même qu'elles ne racontent presque rien. L'esthétique décalée du roman est tellement prenante que c'est avec plaisir qu'on se perd dans les détours infiniment entrelacés de ce labyrinthe. L'apogée finale, qui tente de retranscrire le « Livre » unique des insulaires, composés uniquement de récits entrelacés et de digressions, livre en perpétuelle évolution et sans cesse réécrit, modifié, altéré, est superbe, et tant pis si l'on s'égare parmi les noms inconnus et les intrigues invraisemblables. On passe également sur un aspect allégorique certain, sans doute un peu simpliste, qui voudrait que « l'autre île », en fait, ce soit avant tout la littérature elle-même, personnifiée, synthétisée, dans ce livre unique dont je parlais précédemment.
De l'Autre île, je retiendrai surtout ces instants d'évasion complète où l'on se surprend à rêver à ces sons qui suggèrent des histoires sans même qu'on le sache (ainsi que l'illustre l'extrait présenté ci-dessous), qui elles-mêmes en suggèrent d'autres, jusqu'à créer un livre unique, un livre commun, à partir duquel coulent toutes les fictions du monde, dans une conception de la littérature qui recoupe parfois, ainsi que je l'ai déjà mentionné, certaines visions exprimées dans Si par une nuit d'hiver un voyageur...

Note pour recontextualiser l'extrait : le personnage qui s'exprime colle son oreille régulièrement sur la cloison de son appartement pour y écouter son voisin qui raconte une histoire qui la fascine...
« C'est ainsi qu'il y a un mois, j'entendis un épisode où il était question de serpents blancs qui naissaient du mouvement ondoyant des rideaux. L'intrigue était toujours aussi fantastique et honteuse, mais j'eus néanmoins du mal à décoller mon oreille du me mur pour me rendre à une séance de travail. Quand je quittai l'appartement, je croisai deux ouvriers dans le couloir. Ils installaient le câble dans l'appartement du voisin, qui s'était sans doute abonné à de nouvelles chaînes de télé. Sa porte d'entrée était ouverte et j'entendis cette fois très nettement la voix à l'intonation familière accompagnée du cliquetis du clavier d'ordinateur. Je crus rêver quand je découvris que le voisin ne parlait pas tchèque, mais une langue scandinave que je ne comprenais pas. Les mots que j'avais cru comprendre étaient en fait des fragments de mots suédois ou norvégiens. J'avais inventé moi-même cette histoire qui m'avait tant révoltée et fascinée. Quelques jours plus tard, près des boîtes aux lettres, j'échangeai quelques mots avec la dactylo, qui m'expliqua que mon voisin, dont elle était l'employée, représentait une société suédoise de logiciels à Prague. Il ne parlait pas du tout notre langue et passait le plus clair de son temps à lui dicter des messages destinés à leur maison mère d'Uppsala. »

Michal Ajvaz, L'autre île, Panama, p. 214

Il m'est toujours difficile d'émettre un avis définitif concernant l'Autre île. Même en pesant le pour et le contre, je reste fasciné par cette esthétique différente, originale et rafraîchissante ; je reste révolté contre ces maladresses, ces approximations et ces portes grandes ouvertes défoncées à renfort d'éléphants gigantesques. L'autre île fait sans aucun doute partie de ces ovnis littéraires qui ne laissent jamais indifférents, mais il demeure dommage que le plus intéressant, au fond, de ce livre, réside surtout dans sa phase de présentation et non dans son accomplissement. Concernant l'Autre île, je salue finalement l'ambition, mais je regrette l'imperfection. Tant pis, cela ne m'empêchera ni de le relire, un de ces jours, ni d'attendre avec plaisir le prochain livre de Michal Ajvaz.

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