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Là où vont nos pères

Publié le 17 mars 2007 par Menear
J'écrivais l'autre jour que je n'étais pas un grand fan de cinéma. Et bien en matière de BD, j'ai bien peur que ce ne soit encore pire ! Quelques rares exceptions qui remontent à ma prime jeunesse mises à part (Tintin, Astérix, Lucky Luke, les Schtroumpfs & co), je n'ai jamais réussi à réellement m'intéresser à la BD, la BD « occidentale » puisqu'il faut ici faire la distinction. J'ai eu ma longue période mangas, mais de ce que l'on appelle la « BD », non, je ne m'y suis jamais vraiment passionné. Dans la « BD intelligente », je n'ai guère expérimenté que des auteurs de type Frédéric Boilet et Jiro Taniguchi, mais sans jamais chercher plus loin.
C'est pourquoi, lundi dernier, lorsque j'ai accompagné Elise à « Des bulles et des hommes », librairie BD située à côté de la fac, je n'avais pas l'intention d'acheter quoi que ce soit, je cherchais simplement une occupation histoire de fuir le cours de latin. Évidemment, j'en suis ressorti avec une BD sous le bras. Cette BD, c'est Là où vont nos pères (The Arrival pour le titre en VO mais je préfère de loin la traduction française) de Shaun Tan. Je n'avais jamais entendu parler de ce type avant (il travaille chez Pixar, entre autres !) et un simple coup d'oeil à quelques planches de son oeuvre m'a convaincu de débourser 15€ pour me l'approprier. Je vais de suite vous expliquer pourquoi...
Là où vont nos pères

Ce qu'il faut savoir à propos de Là où vont nos pères c'est avant tout qu'il s'agit d'une BD muette. Il n'y a aucun texte, « simplement » des images qui se succèdent. Ce n'est qu'à travers les images que se développe la narration et l'on ne trouve jamais ni dialogue ni phrase quelconque pour expliquer la situation. La deuxième chose qu'il faut savoir à propos de Là où vont nos pères c'est que jamais, auparavant, le terme de « roman graphique » n'aura aussi bien été employé. Là où vont nos pères est donc un roman graphique, un excellent roman graphique, et si j'étais un peu plus calé en BD que je ne le suis, je dirais volontiers qu'il s'agit du « meilleur roman graphique que j'ai jamais lu ».
Là où vont nos pères

L'intrigue est relativement simple et se focalise sur le thème de l'émigration (thématique chère à son auteur, d'après ce que l'on peut lire à droite à gauche). Il s'agit donc d'un homme, un mari, un père de famille, qui quitte la ville, sa ville, pour gagner une contrée lointaine et inconnue, pour travailler, pour abandonner sa famille afin de mieux l'aider (il part chercher du travail, il leur envoie une partie de son salaire, etc.).
L'intrigue est relativement simple, donc, mais là où Shaun Tan devient génial (et encore, je me retiens), c'est qu'il entremêle toute une iconographie fantastique et merveilleuse (au sens strict du terme) avec son sujet à la fois grave et socio-historique (une Histoire relativement proche, remontant à la génération du père de l'auteur). Concrètement, cela donne quelques ombres tentaculaires qui serpentent le long des murs de la cité-mère, des oiseaux de papier qui s'envolent en masse durant la traversée en bateau et surtout, surtout, c'est cette spectaculaire ville étrangère, où les immigrés sont parachutés en petites montgolfières, où les habitants vivent en harmonie avec de drôles d'animaux, où l'architecture tend parfois à fixer des figures mythologiques qui n'existent pas. En pénétrant l'univers de Shaun Tan, on se retrouve donc projeté dans des fresques incroyables, des esquisses au teint jauni des photos d'autrefois, comme si ce voyage n'était qu'une compilation de photographies anciennes que l'on se transmettrait de génération en génération...
Là où vont nos pères

Malgré son exil, le personnage principal ne reste pas isolé très longtemps. A son arrivée, il enchaîne quelques petits boulots (boulots caractéristiques d'une société occidentale parfois aliénantes : l'usine, par exemple, et le travail à la chaîne, représenté par Tan dans tout son gigantisme et sa démesure, signe que Tan n'est pas dupe vis à vis des défauts de l'occident) de même qu'il croise la route d'autres exilés qui, tour à tour, lui « racontent » leurs histoires personnelles. Ces petits récits enchâssés ne sont ni trop longs, ni trop courts, ni inutiles comme on serait tenté de le croire à première vue. Même s'il s'agit de courtes fables noires, assez transparentes vis à vis de la réalité historique de notre société contemporaine (on s'exile pour des causes assez universelle : l'exploitation, l'oppression ou la guerre), ces récits contribuent à bâtir une mythologie de l'émigration qui trouve ici parfaitement sa place.
Là où vont nos pères

Mais ce que je retiendrais surtout de cette oeuvre étonnante et inattendue, c'est cette facilité à suggérer le détail et ce goût pour les contrastes. Shaun Tan effectue de nombreux « zooms », montrant en plans très resserrés la miniature des scènes et des objets qui l'intéressent, puis, petit à petit, déserrant l'étau de son cadre, il effectue progressivement un « zoom arrière » ahurissant. Certaines cases s'enchaînent en unifiant les détails les plus minimes sur une page, pour finir sur une vue générale démesurée sur une (double) page suivante. De la même façon, Tan semble manier à la perfection certaines habiletés narratives qui semblent pourtant minuscules à première lecture (comme l'évolution d'une fleur sur tout une double page pour évoquer l'écoulement du temps et des saisons). Parmi ces « habiletés narratives », je retiendrais surtout, dans l'un des « récits des exilés », cette accélération du temps où, à chaque fois focalisé sur les jambes des soldats, une succession de cases vient souligner l'évolution d'une guerre : depuis la mobilisation jusqu'à la déroute. Magistrale, tout simplement.
Une telle maîtrise technique laisse rêveur, et l'on comprend en appréciant un tel soucis du détail pourquoi l'auteur a mis quatre ans avant de finaliser son livre. C'est ce genre de détails qui font les grandes oeuvres : Là où vont nos pères est une grande oeuvre, connaisseur ou pas, je m'en fous, je le dis, et c'est pour cela qu'il faut l'acheter.
Là où vont nos pères

Après la lecture de Là où vont nos pères, je ne suis toujours pas un grand fan de BD. Mais croyez-bien que si je retrouve, par hasard, comme la première fois, le chemin d'un des travaux de Shaun Tan, je ne me priverai pas, je ne le feuilletterai pas : je l'achèterai directement, et sans réfléchir qui plus est.
Note : Je m'excuse pour la qualité très passable de certaines planches ici présentées, mais il se trouve qu'il est difficile de trouver des extraits de l'oeuvre sur le net, que le site de son auteur est down en ce moment et que je ne voulais pas scanner le livre pour ne pas l'abîmer. J'ai donc pris manuellement quelques photos, et la qualité s'en ressent, malheureusement...

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