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Peindre librement

Publié le 20 février 2007 par Menear
La lecture de Daewoo (François Bon) me laisse perplexe. Difficile de me positionner vis à vis de ce drôle de roman (qui ressemble plus à un bout des carnets d'études de Zola qu'à Germinal, un entre-deux, entre enquête journalistique et pure fiction, donc), et notamment vis à vis du parti pris de son auteur concernant les « personnages » qui garnissent l'oeuvre. Je mets des guillemets car les dits personnages sont en fait plus des figures de personnes traduit par quelques témoignages plus ou moins retouchés.
Et c'est là que je reste perplexe : « fallait-il » retoucher ces témoignages ? Ne « fallait-il » pas les laisser tels quel ? Plus j'y pense et plus je n'en sais rien. Parce qu'il est évident que cette oeuvre semble tendre vers une « cristallisation » du réel (social, notamment) et que donc, par conséquent, il aurait été plus « logique » d'en rester aux propos exacts de ces « témoins » de Daewoo. Mais en faisant oeuvre romanesque, François Bon « se doit » de restituer des personnages et non des personnes, d'où la transformation des propos. Problème (pour moi): modifier les propos de ces témoins modifient d'autant plus leur nature de personnage, puisqu'ils ne s'incarnent que dans leurs témoignages. Difficile de trancher, donc... Il est par ailleurs intéressant de noter que le seul « vrai » personnage du livre est aussi le seul qui ne parle pas, qui n'est qu'esquissé dans les témoignages des autres... Pour vous faire une idée, voici ce que dit l'auteur/narrateur à ce propos au début du livre (c'est la dernière partie de la citation qui m'intéresse réellement, le début est surtout là pour la contextualiser) :

« Vous me lisez, là, ce que vous avez gribouillé ? »
Je suis remonté dans le carnet aux commentaires qui précédaient ce que je venais de recopier. Ce n'est pas ce qu'elle m'avait demandé, mais c'était manière d'abattre aussi mon jeu, ce que je cherchais et où j'allais, et que je restais libre, dans l'écoute, d'user de ce qu'elle m'avait donné. J'avais réagi à l'instinct, elle l'a compris ainsi, je l'ai bien vu, à la fin, à sa façon d'oublier sa cigarette, et ne plus me demander de compte.
« J'ai dit ça, je l'ai dit comme ça ? »
J'ai répondu que ma raison de noter avec précision, c'était aussi pour la nécessité de librement peindre : qu'à ce prix seulement on est juste. Une construction de mots pour mettre en avant, oui, sa façon de dire les mots.

(Daewoo, François Bon, Livre de Poche, p.88)

Difficile, pour le coup, de ne pas repenser à ce que me disais Virgil hier par commentaires interposés (l'effacement de l'auteur, non effectif dans Daewoo) et de ce que moi je lui répondais, notamment à propos de De sang froid de Truman Capote. Drôle de bouquin que ce Daewoo, quoi qu'il en soit, pas du tout dénué d'intérêt...
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Ajout du 6 avril 2008
Je termine aujourd'hui la retranscription papier des entretiens que j'ai pu avoir ces derniers mois avec des amputés pour
Coup de tête et je repense instantanément à cette citation de Daewoo parce qu'à ce moment seulement je comprends ce qu'elle porte en elle. C'est à dire que j'en vois véritablement la portée. Les mots sont les plus claires possibles, pourtant, mais peut-être que l'on ne peut comprendre qu'après avoir eu l'occasion d'expérimenter soi-même. Quoiqu'il en soit je vois, je saisis. Retranscrire, ce n'est pas recopier. C'est peindre, justement. C'est, parfois, choisir de délibérément recomposer la parole capturée pour mieux pouvoir la faire émerger. Et tordre ce qui n'aurait pas lieu d'être sinon. Et faire ressortir, non, composer, la réalité de la parole enregistrée. Recopier le fichier audio sorti tout chaud du ventre du dictaphone n'aurait aucun sens. Aucun.

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